Reportage "L'alternative est tellement pire" : dans le Colorado, les jeunes progressistes hésitent à voter pour Joe Biden à la présidentielle américaine

Article rédigé par Elise Lambert - envoyée spéciale à Denver (Etats-Unis)
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Temps de lecture : 8 min
Des membres de l'organisation New Era à Denver, dans le Colorado, le 29 février 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)
En 2020, les jeunes américains ont plébiscité le candidat démocrate face à Donald Trump. Quatre ans plus tard, ils se disent déçus par le bilan du président sortant et se détournent de sa candidature aux primaires.

L'élection présidentielle américaine est dans neuf mois, mais les locaux de New Era sont déjà en ébullition. Basée à quelques rues du Capitole de Denver, dans le Colorado, l'organisation vise à encourager le vote et l'engagement civique des jeunes. Ce matin, les volontaires enchaînent les appels auprès des électeurs pour les convaincre de l'intérêt du scrutin. L'ambiance est décontractée. Des éclats de rire jaillissent dans l'open space, où les bureaux sont couverts de post-it et de stickers militants.

"On se rend partout où les jeunes peuvent être : sur les campus, dans les bars, dans les soirées, près des food-trucks, explique Camila Navarrette, l'énergique responsable de la communication. On leur explique pourquoi voter est important et ce que ça peut changer dans leur quotidien." L'organisation est non partisane, mais ses priorités laissent peu de doute sur sa sensibilité politique. Droit à l'avortement, droits des minorités, soutien au planning familial... Autant de thèmes chers au Parti démocrate, mais combattus par le Parti républicain lors de la campagne présidentielle.

Un électorat plus indécis qu'en 2020

Depuis sa création en 2006, New Era assure avoir réussi à inscrire près de 200 000 jeunes électeurs dans les registres électoraux. "Certains ne comprennent pas forcément comment fonctionnent les élections, où mettre leur bulletin", explique Ariana Morales, directrice organisatrice de la structure. Beaucoup ne savent pas qu'il est possible de s'inscrire jusqu'au jour du scrutin. "Il y a des grosses inégalités concernant l'accès à l'information, que nous essayons d'effacer", dit-elle. Or le poids politique de cet électorat est loin d'être négligeable.

Naomi et Ariana dans les bureaux de l'organisation New Era à Denver, le 29 février 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

En 2020, les Coloradiens âgés de 18 à 29 ans ont voté à 64%, selon une étude de la Tufts University dans le Massachusetts. Le Colorado était le troisième Etat où le taux de participation de la jeunesse a été le plus élevé, derrière le New Jersey et le Minnesota. Parmi ces électeurs de moins de 30 ans, 64% avaient voté pour Joe Biden. Les jeunes "ont tendance à voter davantage démocrate que les générations plus âgées", explique Robert R. Preuhs, professeur de sciences politiques à la Metropolitan State University de Denver. "Même s'il existe des disparités entre les origines ethniques et géographiques." Les jeunes hispaniques, noirs et asiatiques votent encore plus démocrate que les jeunes blancs, détaille l'universitaire.

"A Denver, il y a une forte culture progressiste et anti-establishment. Il y a eu un important soutien pour Bernie Sanders en 2016, le candidat socialiste du Parti démocrate."

Robert R. Preuhs, professeur de sciences politiques

à franceinfo

Mais cette année, la participation de la jeunesse pourrait bien reculer par rapport à 2020. Selon une étude (PDF) de l'université de Harvard, parmi les jeunes ayant voté en 2020, seuls 49% se disent certains d'aller aux urnes cette année et 35% seulement se disent satisfaits du bilan de Joe Biden. A tel point que l'équipe du président démocrate affiche la reconquête des jeunes, comme l'un de ses objectifs de campagne.

Des électeurs déçus par le président

"J'ai toujours voté démocrate, mais cette fois-ci je n'irai pas voter", soupire Ethan Trempler, 26 ans. Assis sur la banquette d'un fast-food de l'enseigne Wendy's du centre-ville de Denver, ce travailleur dans l'électronique porte un tee-shirt rouge avec les signes communistes du marteau et de la faucille. Il fait partie des électeurs déçus de Joe Biden. "En 2020, j'avais voté pour lui, pour être sûr que Donald Trump ne passe pas. Les médias, mon entourage, m'assuraient qu'avec lui, les choses resteraient 'normales'", explique-t-il. "Et finalement, beaucoup de choses ont changé, et pas en bien", se désole-t-il.

"C'est sous Joe Biden que le droit à l'avortement a été renversé, que la frontière avec le Mexique s'est renforcée. Il a continué à faire ce que Donald Trump faisait en matière d'immigration."

Ethan Trempler, travailleur de 26 ans

à franceinfo

"A chaque fois qu'une personnalité démocrate arrive au pouvoir, elle est incapable de mener des politiques libérales, et elle poursuit des politiques conservatrices, critique Ethan Trempler. Joe Biden et Donald Trump ne sont que la face d'une même pièce, d'un même système, et mon vote ne changera rien."

Ethan Trampler dans un restaurant Wendy's à Denver dans le Colorado, le 29 février 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Dans les couloirs de l'université de Denver, Jeremie* est du même avis. Etudiant.e en troisième année d'opéra, iel a voté pour Joe Biden en 2020, mais assure qu'iel ne le refera pas. "Je ne suis pas du tout satisfait.e de ses politiques, il n'a notamment rien fait pour les droits des personnes LGBT", déplore-t-iel. D'une voix douce, iel explique trouver que les débats politiques sont trop violents et qu'il faudrait quelqu'un au pouvoir qui ramène un peu de "gentillesse" dans le pays. Iel entend voter pour Jason Palmer, un candidat démocrate indépendant. "Il promeut les droits des travailleurs, les droits des migrants... De tous les êtres humains", souligne Jeremie. C'est aussi l'un des rares candidats à demander un cessez-le-feu dans la bande de Gaza.

Le soutien indéfectible à Israël critiqué

Plus de cinq mois après le début du conflit au Proche-Orient, le soutien indéfectible de Joe Biden à Israël fait figure de repoussoir jusque dans son propre camp. La guerre a embrasé les campus américains à l'automne dernier, notamment dans les prestigieuses universités de Yale, Harvard et Standford. Les uns dénonçant un silence sur le sort des Gazaouis, les autres arguant un droit d'Israël à se défendre. Le 27 février, lors des primaires démocrates dans le Michigan, un Etat où vit une grande population arabe et musulmane, un peu plus de 10 000 électeurs ont voté blanc après une campagne visant à sanctionner Joe Biden.

Miguel Garcia, étudiant en sciences politique à la Metropolitan University de Denver dans le Colorado, le 28 février 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Assis dans un fauteuil en forme d'œuf, dans un espace de repos du campus, Miguel Garcia se souvient : "Il n'y a pas eu d'aussi grosses manifestations ici qu'à Harvard, mais il y en a eu quelques-unes qui ont créé des tensions." Cet étudiant en sciences politiques âgé de 21 ans affirme se sentir proche du parti démocrate pour ses valeurs d'inclusion et de justice social mais "ne comprends pas pourquoi Joe Biden n'infléchit pas sa position" sur le conflit entre Israël et le Hamas.

"Je pense que la guerre à Gaza peut être décisive dans le vote des jeunes cette année."

Miguel Garcia, étudiant de 21 ans

à franceinfo

Une génération à rebours d'un président octogénaire, qui "fait partie d'une génération qui soutiendra toujours Israël". "Ce que les gens ne voient pas, c'est qu'en coulisses, Joe Biden travaille à un cessez-le-feu, défend Abe Kaul, secrétaire du Parti démocrate à Denver. Mais c'est sûr qu'il y a débat, et qu'il faudrait peut-être faire plus, notamment pour toucher les jeunes électeurs."

Un autre sujet fait également débat au sein du camp démocrate : l'âge du président sortant : 81 ans. Lors de ses derniers déplacements, Joe Biden a multiplié les confusions et signes de faiblesse physique. "Donald Trump n'est pas beaucoup plus jeune, et Joe Biden est en bonne forme, rétorque Abe Kaul. Il devrait peut-être plus se montrer en public pour le prouver."

Engagés différemment

Pour le professeur Robert R. Preuhs, si les jeunes électeurs semblent "davantage désabusés" par les élections cette année, cela ne signifie pas pour autant qu'ils se désengagent de la politique. "L'accès au logement, la santé, le changement climatique, les prêts étudiants, etc. sont des sujets très importants et mobilisateurs pour les jeunes du Colorado", développe-t-il.

Naomi, 20 ans, étudiante à l'université de Denver et membre de New Era, partage cet avis. "Pour moi, les élections fédérales ne sont pas le meilleur niveau pour faire bouger les choses", dit-elle. "Il n'y a qu'à voir l'annulation de l'arrêt 'Roe v. Wade' [qui garantissait le droit à l'avortement] par la Cour suprême. C'est au niveau des Etats ensuite qu'il a fallu le défendre", explique cette Coloradienne en études de genre et droits des femmes. 

Naomi, dans les locaux de New Era à Denver, le 29 février 2024. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Après ce revirement historique en juin 2022, le Colorado a de son coté renforcé le droit à l'IVG dans sa loi.

"C'est au niveau des Etats, dans nos quartiers, que l'on a le plus d'impact, et ce, quel que soit le futur président."

Naomi, étudiante de 20 ans

à franceinfo

Un sentiment toutefois encourage les jeunes démocrates à voter pour Joe Biden cette année : la crainte d'un possible retour de Donald Trump à la Maison Blanche. "Cette éventualité m'effraie, ça serait tellement un drame pour notre démocratie", confirme Miguel Garcia. "Même si on n'aime pas Joe Biden, l'alternative est tellement pire". Pour cette raison, l'étudiant a déjà voté en anticipation pour le président sortant. "Mais c'est sûr que c'était davantage pour faire barrage à Donald Trump que par adhésion", sourit-il. Reste à savoir si d'ici la fin des primaires en juin, de nombreux autres jeunes l'imiteront.

* Jeremie ne s'identifiant ni au genre féminin ni au genre masculin, franceinfo a utilisé le pronom "iel" pour retranscrire ses propos.

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