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Grand entretien Présidentielle en Turquie : "Erdogan est contre l'égalité entre les femmes et les hommes", expose la politologue Hazal Atay

Article rédigé par Zoé Aucaigne - Propos recueillis par
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Des femmes turques défilent à Istanbul, le 6 mars 2022, avant la journée internationale des droits des femmes. (YASIN AKGUL / AFP / ASTRID AMADIEU / FRANCEINFO)
Au pouvoir depuis 20 ans, le président sortant a fait reculer les droits des femmes dans le pays au cours des dix dernières années. Explications avec Hazal Atay, enseignante-chercheuse à Sciences Po Paris et spécialiste du genre en Turquie.

Un vent de libertés pour les femmes. C'est ce que promet le chef de l'opposition turc, Kemal Kiliçdaroglu, qui brigue la tête du pays face à Recep Tayyip Erdogan, donné toutefois nettement favori du second tour de la présidentielle, dimanche 28 mai. Pour la politologue Hazal Atay, spécialiste du genre en Turquie, le gouvernement d'Erdogan marginalise les revendications des femmes dans l'espace public depuis plus de dix ans. L'enseignante-chercheuse à Sciences Po, qui écrit une thèse sur l'élaboration des politiques de genre en Turquie, explique que celui qui dirige le pays depuis deux décennies voit les féministes comme "une menace pour la société"

Franceinfo : Après vingt ans d'Erdogan au pouvoir en Turquie, quel bilan peut-on tirer pour les droits des femmes dans le pays ? 

Hazal Atay : Nous pouvons considérer la longue durée du règne d'Erdogan en deux périodes distinctes. Pendant la première décennie, où son Parti de la justice et du développement (AKP) était au pouvoir, Erdogan a fait des réformes qui sont allées dans le sens des femmes, avec comme objectif l'adhésion à l'Union européenne. Par exemple, il a adopté un nouveau Code pénal en 2004, qui a criminalisé le viol conjugal et le harcèlement au travail. Le but était d'harmoniser les lois turques avec les règles européennes.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, à l'époque Premier ministre, et Javier Solana, haut-représentant de la politique étrangère de l'UE, le 19 janvier 2009, à Bruxelles (Belgique). (DOMINIQUE FAGET / AFP)

Mais le changement des relations avec l'UE à partir du début des années 2010 a favorisé l'émergence d'un discours contre les libertés des femmes. Cette dernière décennie (2012-2022) est plutôt marquée par une faible européanisation et une augmentation de l'autoritarisme. Le régime est devenu petit à petit très intolérant envers l'opposition, qui comprend évidemment les groupes féministes ainsi que les groupes LGBTQ+. 

Il faut comprendre qu'Erdogan est contre l'égalité entre les femmes et les hommes. Il a bien porté la revendication du port du voile dans les institutions publiques, accordé finalement en 2008. Mais c'était un combat pour la liberté d'une partie des femmes seulement, pas toutes. 

Quelles libertés ont reculé pour les femmes, par exemple ?

En 2012, Erdogan assurait préparer une nouvelle loi pour restreindre le droit à l'avortement, qui n'a finalement jamais vu le jour, grâce à des manifestations féministes inédites. Mais il y a tout de même eu des conséquences sur l'accès à l'interruption volontaire de grossesse (IVG), à laquelle Erdogan et son gouvernement sont ouvertement opposés. 

Comme il y a eu une volonté politique de restreindre ce droit, la stigmatisation de l'avortement a augmenté et les hôpitaux ont commencé à avoir peur de proposer ce service pourtant légal. A Istanbul, seuls trois hôpitaux publics pratiquent des IVG désormais. En règle générale, ce sont plutôt des hôpitaux privés qui le font, ce qui crée une inégalité dans l'accès aux soins. Cela s'inscrit aussi dans la logique néolibérale du gouvernement d'Erdogan, qui cherche à privatiser les services publics.

Des femmes manifestent contre le projet du gouvernement visant à interdire ou limiter l'avortement en Turquie, le 17 juin 2012, à Ankara. (ADEM ALTAN / AFP)

Autre grave recul pour les libertés des femmes : en 2020, la Turquie s'est retirée de la Convention d'Istanbul [un traité international qui fixe des normes juridiques contraignantes pour lutter contre les violences sexistes]. Pour Erdogan, elle était incompatible avec la vie familiale et les traditions turques, auxquelles l'exécutif accorde une très grande importance. 

"Ça prouve un déclin de la démocratie en Turquie et, surtout, que le gouvernement d'Erdogan n'a pas la volonté politique de protéger les femmes victimes de violences."

Hazal Atay, spécialiste du genre en Turquie

à franceinfo

Comment le vote des femmes turques peut-il peser dans l'élection ?

Pour l'instant, on ignore comment les femmes ont voté au premier tour, c'est trop tôt pour le savoir. Mais en amont des élections, Erdogan a encore une fois relancé le débat sur le voile, bien qu'il ait été résolu dans une certaine mesure en 2008. Je pense qu'il l'a fait parce qu'il sait que cela lui a apporté des votes de femmes dans le passé et qu'il en a besoin à nouveau cette fois-ci. A l'époque, ce fut une énorme victoire pour lui et un grand changement pour la Turquie, donc il essaye de faire la même chose lors de ce scrutin. Nous verrons comment les femmes vont réagir cette fois-ci. 

Une femme montre son soutien au président turc sortant Erdogan dans un quartier d'Istanbul (Turquie), le 12 mai 2023. (OZAN KOSE / AFP)

Plus globalement, les droits des femmes sont devenus un sujet de négociations lors de ces élections. Certains partis de la coalition d'Erdogan ont demandé la levée d'une loi sur les violences envers les femmes comme condition pour rejoindre son alliance. De l'autre côté du spectre, Kemal Kiliçdaroglu a promis de revenir dans la Convention d'Istanbul en cas de victoire.

Quelle place les femmes occupent-elles sur la scène politique ?

Le nombre de femmes au Parlement turc a beaucoup augmenté en 2015 [97 femmes, contre 79 dans la précédente assemblée, sur 600 sièges] et s'explique surtout par la politique de la parité adoptée par le Parti démocratique des peuples (HDP), pro-kurde. Un binôme femme-homme devait être inscrit sur les listes électorales. Du côté de l'AKP, le droit de porter le voile dans les institutions publiques a permis à des femmes voilées de devenir députées, ce qui a aussi joué.

Mais pour l'instant, leur présence au Parlement n'a pas contrebalancé les mesures liberticides du gouvernement, car les discours sexistes et contre l'égalité femmes-hommes restent dominants. Par ailleurs, nous avons commencé à voir plus de femmes députées au moment où le pouvoir du Parlement a commencé à diminuer au profit d'un exécutif plus puissant. Typiquement, en 2017, la Turquie est passée d'un régime parlementaire à un régime présidentiel.

Et dans l'espace public, à quel point sont-elles libres de s'exprimer ? 

Les mouvements féministes et LGBTQ+ travaillent pour prendre de la force dans l'espace public, mais c'est difficile pour deux raisons. D'abord, parce que les manifestations, comme celle du 8 mars pour la journée des droits des femmes, ou la Marche des fiertés, sont souvent interdites pour des raisons dites "de sécurité". 

"Depuis dix ans surtout, les revendications féministes sont marginalisées dans l'espace public."

Hazal Atay, spécialiste du genre en Turquie

à franceinfo

Ensuite, parce qu'en parallèle, des mouvements anti-genre, c'est-à-dire des groupes qui s'opposent aux revendications des féministes et personnes LGBTQ+, prennent de l'ampleur en Turquie. Leurs manifestations ne font jamais l'objet d'interdictions et leurs propos sont légitimés par des groupes politiques conservateurs.

Une manifestation contre les personnes LGBTQ+ à Istanbul, en Turquie, le 18 septembre 2022. (YASIN AKGUL / AFP)

Dans le discours d'Erdogan, les féministes et les personnes LGBTQ+ sont vues comme des menaces pour la société. Une menace interne, mais aussi externe, car le gouvernement associe leurs revendications à celles soutenues en Occident. Les mouvements anti-genre avancent aussi la lutte contre la mondialisation comme argument. En parallèle, le gouvernement présente l'islam et le nationalisme comme des garde-fous face au risque de l'effondrement. 

Qu'en est-il des femmes kurdes, issues d'une minorité persécutée par Erdogan ? Peut-on parler d'une "double peine" pour elles ? 

Je pense que oui. Le régime de l'AKP exclut tout ce qui n'est pas conforme à sa conception du monde. Au niveau national, ça comprend les personnes LGBT, les Kurdes, les féministes... Il y a des restrictions qui visent directement les femmes, mais aussi les Kurdes, comme les couvre-feux dans des régions où ils vivent et une augmentation des opérations policières. Dans ce sens, on peut parler d'une double peine pour les femmes kurdes. Et c'est pourquoi la coalition d'opposition fait campagne sur la défense des mouvements contestataires. 

Russie, Pologne, Hongrie... On observe un recul des droits des femmes et personnes LGBTQ+ dans plusieurs pays d'Europe. Quel parallèle peut-on faire avec la Turquie ?

Chaque cas est différent, mais ce qui est commun, c'est que le discours anti-genre est à chaque fois soutenu par des gouvernements populistes et de droite. Il est souvent accompagné d'une transformation anti-démocratique plus globale. On considère la Turquie comme un cas à part par rapport aux pays européens, car l'influence de l'Eglise est importante dans les mouvements anti-genre en Europe, alors que la population turque est majoritairement musulmane. Pourtant, on constate que ces groupes s'inspirent de l'un et l'autre au-delà des frontières : les Turcs impliqués dans les mouvements anti-genre avancent notamment qu'il faudrait suivre la Russie ou la Hongrie dans leur combat contre les droits des femmes.

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