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Huit questions sur les ventes d'armes de la France à l'Arabie saoudite

L’Arabie saoudite est le deuxième client de la France en matière d’armement, derrière l’Inde.

Article rédigé par Catherine Fournier, Vincent Matalon
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane et le président français Emmanuel Macron, le 10 avril 2018, à l'Elysée. (YOAN VALAT / REUTERS)

"Ce n'est pas parce qu'un dirigeant dit quelque chose que je suis censé réagir. Et donc je ne vous répondrai pas." En visite au salon Euronaval, mardi 23 octobre, Emmanuel Macron a refusé de répondre aux questions sur un éventuel arrêt des ventes d'armes de la France à l'Arabie saoudite, comme l'a demandé l'Allemagne après l'affaire Khashoggi. Que représente ce marché pour l'Hexagone ? Et quelle place occupe la France dans les achats de Riyad ? Quelles armes sont vendues et à quoi servent-elles ? Franceinfo fait le tour des questions qui se posent.

1Combien pèse l'Arabie saoudite dans les exportations d'armes françaises ?

Lourd. L'Arabie saoudite est le deuxième client de la France en matière d'armement, derrière l'Inde. Plus d'un milliard et demi d'euros d'équipements ont été livrés l'an dernier au royaume wahhabite, explique France Culture. Et le carnet de commandes saoudien n'a cessé d'augmenter depuis dix ans, avec plus de 11 milliards d'euros de contrats sur la période 2008-2017, selon un rapport parlementaire sur les exportations d'armes de la France publié en juin.

2 La France est-elle le plus gros fournisseur de l'Arabie saoudite ?

Depuis six ans, l'Arabie saoudite a été prise d'une véritable fièvre acheteuse. Entre 2013 et 2017, ses importations d'armes ont augmenté de 225% par rapport aux cinq années précédentes, indiquait en mars l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (PDF). De quoi faire du royaume le deuxième importateur d'armes au monde avec 10% des achats, derrière l'Inde. Selon les données collectées par cet institut reconnu, la France a été entre 2013 et 2017 le troisième plus important fournisseur d'armes de l'Arabie saoudite, loin derrière les Etats-Unis et le Royaume-Uni. Suivent l'Espagne, la Suisse, l'Allemagne et l'Italie.

3Quelles armes la France vend-elle ?

Selon le calcul effectué par Le Parisien à partir du rapport parlementaire de 2018, 30% des achats d'armes de l'Arabie saoudite à la France sont des bombes, des torpilles, des roquettes ou encore des missiles. La même part des achats saoudiens concerne du matériel de conduite de tir ou du matériel d'alerte. Les navires de guerre et sous-marins représentent 12% des commandes de Riyad, et les munitions et les dispositifs de réglage de fusées 9%. Enfin, 1% des achats de l'Arabie saoudite est consacré aux logiciels ou à la documentation.

La nature précise de ces armes ne figure toutefois pas dans le rapport, les ONG dénonçant une certaine opacité. Dans Libération, Aymeric Elluin, chercheur à Amnesty International, liste plus concrètement : "391 blindés, des canons Caesar, des ravitailleurs en vol, des fusils de sniper, des 'pods' d'identification et de désignation de cibles pour les avions de chasse, des intercepteurs maritimes, ou encore des missiles, des chars Leclerc dont l'entretien est assuré par la France, des armes de petit calibre..."

4Comment l'Arabie saoudite utilise ces armes ?

Les armes françaises ont-elles tué des civils au Yémen, où la guerre menée depuis trois ans par l'Arabie saoudite et ses alliés a fait plus de 9 200 morts et 53 000 blessés ? Dans un rapport rendu public en mars (PDF), Amnesty International et l'Acat, une ONG contre la torture, répondent positivement, s'appuyant sur une expertise de l'ONU : "Ces armes peuvent être utilisées dans le conflit au Yémen et pourraient servir à la commission de crimes de guerre", écrivent-elles.

Devant la commission de défense nationale et des forces armées en juillet dernier, la ministre des Armées, Florence Parly, avait évoqué un usage défensif et non offensif de ces armes : "A ma connaissance, les équipements terrestres vendus à l'Arabie saoudite sont utilisés non pas à des fins offensives mais à des fins défensives, à la frontière entre le Yémen et l'Arabie saoudite", a-t-elle affirmé.

5Comment la France justifie ces exportations ?

Invitée à commenter la décision de Berlin d'arrêter de vendre des armes à Riyad, la France a fait valoir que sa "politique de contrôle des ventes d'armement est stricte et repose sur une analyse au cas par cas, dans le cadre de la commission interministérielle pour l'exportation de matériels de guerre". "Les exportations d'armement à l'Arabie saoudite sont examinées dans ce cadre", a indiqué lundi un porte-parole du Quai d'Orsay.

Le discours était identique en juillet dernier, du côté de Florence Parly, devant la commission de la défense nationale et des forces armées.

Je voudrais profiter de l'occasion qui m'est donnée aujourd'hui pour mettre un terme à la fiction selon laquelle on vendrait des armes comme des baguettes de pain.

Florence Parly

devant la commission de la défense

"Le processus de prise de décision est très scrupuleux, et il nous permet de réagir à chaque étape, et à chaque instant, en fonction de la situation internationale", avait-elle ajouté.

Le ton de la ministre était moins assuré quelques mois plus tôt. Invitée en février sur France Inter, Florence Parly avait indiqué ne pas pouvoir être parfaitement sûre de la manière dont étaient utilisées les armes françaises au Yémen : "L'utilisation des armes une fois livrées est normalement encadrée. Mais les conflits peuvent évoluer. Qui pouvait imaginer la survenance de ce conflit au Yémen ? Beaucoup de pays sont confrontés à cette situation que d'avoir, le cas échéant, livré des armes à d'autres pays alors que ces armes n'étaient pas censées être utilisées."

Les ONG Amnesty International et Acat rappellent pourtant dans Libération que le traité sur le commerce des armes demande de "réexaminer [l']autorisation si un Etat parti exportateur obtient de nouvelles informations pertinentes", par exemple sur d'éventuelles violations du droit international humanitaire par l'Etat acheteur. De quoi justifier, selon elles, une suspension des ventes d'armes à l'Arabie saoudite.

6Va-t-on vers un boycott de l'Arabie saoudite ?

Pas vraiment. Berlin fait cavalier seul, pour l'instant, sur ce dossier. Le ministre allemand de l'Economie a appelé les Européens à ne plus autoriser d'exportations d'armes vers l'Arabie saoudite tant qu'elle n'aura pas fait la lumière sur le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi. Les ventes d'armes de l'Allemagne sont cependant mineures comparées à celles de ses partenaires européens, Royaume-Uni et France en tête.

A l'instar de la France, Londres a indiqué ne pas vouloir revoir sa politique en la matière, la jugeant suffisamment rigoureuse. Du côté de l'Espagne, le chef du gouvernement socialiste espagnol Pedro Sanchez a défendu les ventes d'armes à Riyad en mettant en avant la lutte contre le chômage dans les zones où se situent les chantiers navals Navantia, qui ont reçu d'Arabie saoudite une commande de cinq navires de guerre pour 1,8 milliard d'euros.

Outre-Atlantique, le Premier ministre canadien Justin Trudeau a jugé "extrêmement difficile" d'annuler un important contrat de vente de véhicules blindés légers, en raison de "pénalités exorbitantes" à payer. Quant à Donald Trump, il a estimé que suspendre ces ventes d'armes "ferait beaucoup plus de mal" à l'économie américaine qu'à Riyad. "Je crois que cela représente plus d'un million d'emplois alors ce n'est pas constructif pour nous d'annuler une commande comme celle-là", a-t-il expliqué à des journalistes.

7Est-ce que la France peut prendre le risque de ne plus vendre d'armes à l'Arabie saoudite ?

En introduction du rapport parlementaire de 2018, la ministre des Armées prend soin de rappeler l'impact des exportations d'armes françaises (près de 7 milliards d'euros de commandes à l'échelle mondiale en 2017) sur l'emploi et l'économie française.

Chaque jour, 200 000 personnes, travaillant dans des grands groupes comme dans 4 000 PME et ETI, œuvrent pour concevoir et produire les meilleurs équipements et les technologies les plus perfectionnées.

Florence Parly

dans un rapport parlementaire

Comme l'écrit Libération, une partie des nouveaux emplois prévus par la loi de programmation militaire 2019-2025 serviront à "renforcer la capacité du soutien aux exportations".

L'Arabie saoudite étant le deuxième plus gros client français derrière l'Inde, une suspension des exportations d'armement à destination de ce pays du Moyen-Orient se ressentirait inévitablement sur les finances étatiques. D'autant que Paris n'exporte que très peu ses armes à ses partenaires européens, les voisins anglais, allemands et italiens disposant de leur propre industrie.

"L'exportation représente un tiers du chiffre d'affaires de notre industrie de défense. Celle-ci en a donc besoin, et nous avons nous-mêmes besoin pour garantir, par exemple, les chaînes de production de nos matériels", avait en outre expliqué le délégué général de l'armement devant la commission de la défense nationale et des forces armées.

8Quelles seraient les conséquences diplomatiques d'une telle décision ?

Difficile à anticiper. Toujours en préambule du rapport paru en juin, la ministre des Armées rappelait que les exportations d'armes comportent "une dimension stratégique centrale". D'après Florence Parly, "elles contribuent à tisser des liens avec nos partenaires, engagés, comme nous, dans la lutte contre le terrorisme et toutes les menaces auxquelles la France fait face".

Créer une relation d'armement avec un pays, ce n'est pas seulement trouver de nouveaux clients, c'est également bâtir un partenariat fondé sur des impératifs stratégiques communs et sur la défense de nos intérêts de sécurité.

Florence Parly

dans un rapport parlementaire

Réagissant à la proposition allemande de couper les livraisons à Riyad, un membre du gouvernement français cité par Reuters sous couvert d'anonymat estime par ailleurs qu'"une perte d'influence dans la région nous coûterait beaucoup plus cher que l'absence de vente d'armes". Selon cette source, l'objectif de la France est d'abord "de ne pas perdre Mohamed ben Salmane, même s'il n'est bien sûr pas un enfant de chœur". "Si l'Arabie saoudite est déstabilisée, on aura des problèmes d'une tout autre ampleur", conclut ce ministre.

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