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Sur les réseaux sociaux, les nouveaux visages de la propagande jihadiste

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le compte Twitter d'Abu Turaab, jihadiste de l'Etat islamique, juste avant sa fermeture. (ABU TURAAB)

Les combattants racontent leur jihad en direct sur Twitter ou Facebook, entre images d'une violence extrême et instantanés d'une vie quotidienne présentée comme idyllique.

"Je connais un frère qui s'est converti à l'islam, et une semaine plus tard est venu à Cham [le Levant, territoire à cheval entre la Syrie et l'Irak]. Pourquoi ? Il a cherché la meilleure action qu'il puisse faire en tant que musulman, et a compris que c'était le jihad", écrit Abu Turaab. L'homme est canadien, selon le site américain Vice, et se présente comme un combattant jihadiste, affilié à l'Etat islamique.

Sur son compte Twitter, il ne fait pas mystère de cette appartenance : son visage est couvert d'un voile noir et il affiche la photo d'une flotte de véhicules arborant le drapeau de l'organisation. On y trouve des messages, comme celui reproduit ci-dessus, faisant l'apologie de la guerre sainte. Ses photos ont fait de lui une des figures les plus connues du jihad en ligne, relate le National Post (en anglais). Abu Turaab fait partie des combattants de l’Etat islamique ou de son rival syrien affilié à Al-Qaïda, le Front Al-Nosra, qui documentent leur jihad sur les réseaux sociaux, parfois en direct de la ligne de front et images chocs à l’appui.

Répandre la terreur, avec ou sans flash

En Syrie ou en Irak, nombreux sont ceux qui, comme tous les jeunes de leur génération, utilisent Twitter ou Facebook. "Cela représente une bonne moitié d'entre eux", estime David Thomson, auteur du livre Les Jihadistes français et journaliste pour RFI, qui suit un certain nombre de ces comptes. Pour les observateurs de la région, "ça change absolument tout : on voit le quotidien des jihadistes, la réalité du front, dès qu'il se passe quelque chose, on est au courant." Une fenêtre sur la vie des combattants qui a aussi révolutionné la propagande et le recrutement de ces organisations.

"Si Al-Qaïda avait déjà beaucoup utilisé internet, aujourd'hui on est passé au web 2.0. Les réseaux sociaux sont l'outil de propagande le plus influent depuis au moins trois ans", analyse Abdelasiem El Difraoui, spécialiste de la propagande islamiste et auteur de l'ouvrage Al-Qaïda par l'image. Les deux objectifs de cette communication sont évidents : galvaniser les sympathisants de la cause jihadiste et les inciter à rejoindre le front ; et terroriser leurs ennemis, en Syrie et en Irak comme en Occident.

"Laissez-les nous détester, du moment qu'ils nous craignent", message accompagné du drapeau de l'Etat islamique. (ISRAFIL YILMAZ)

Pour cela, les jihadistes ne se contentent pas de poster de vagues encouragements au jihad, mais détaillent leur action sur le terrain. Abu Siddiq, qui se présente comme un membre du Front Al-Nosra, décrit ainsi avec jubilation la prise de plusieurs villages syriens, le 16 septembre, durant laquelle son groupe aurait tué des rebelles de l'Armée syrienne libre, fait des prisonniers et libéré deux camarades britanniques. D'autres vont plus loin et postent les photos de leurs frères d'armes morts "en martyrs" (attention, cette image peut choquer) ou des corps de leurs victimes. Qaqa Britani, soldat de l'Etat islamique, montre ainsi, sur des photos insoutenables, la tête tranchée de deux Alaouites - la minorité chiite à laquelle appartient Bachar Al-Assad -, a priori tués le 1er août à Raqqa (Syrie). "Nous mettons la terreur dans leurs cœurs avec la permission d'Allah, écrit-il. Désolé, mon appareil n'a pas de flash."

Milk-shakes et levers de soleil sur la Syrie

Mais la nouvelle communication "sans filtre" des jihadistes a aussi pour but de montrer un autre aspect de la vie sur place. Entre deux appels à tuer des infidèles, le compte Twitter d'un combattant en Irak et en Syrie ressemble à tous les autres comptes Twitter : il y poste des photos de ses amis, de ses repas ou du lever du soleil sur une ville syrienne. La zone entre l'Irak et la Syrie où ils combattent, souvent appelée Cham, du nom antique de la Syrie, est décrite comme un paradis sur terre.

En Syrie. "Par la grâce d'Allah, nous profitons de sites et de paysages magnifiques et tout cela est gratuit. Il suffit d'être un moudjahid." (ABU AYUB MALDIFI)

Abu Siddiq, le soldat du Front Al-Nosra, raconte par exemple qu'avant une attaque sur les rebelles syriens, un habitant leur a spontanément offert des fruitsUne citation attribuée au prophète Mahomet revient régulièrement, comme sur ces photos de jeunes se baignant dans la mer, un drapeau de l'EI à la main : "Le tourisme de ma oumma est le jihad dans le chemin d'Allah", le terme oumma désignant la communauté des croyants. De la propagande militaire assez classique, explique Abdelasiem El Difraoui. "Il y a toujours eu un aspect boy-scout dans la communication des islamistes. A des jeunes qui se morfondent en banlieue, on montre ces images de combattants en pleine nature. C'est une façon de présenter le jihad comme une aventure romantique.

Le copieux dessert d'un jihadiste français qui dit être à Raqqa, en Syrie, le 2 septembre 2014. (NAIM ABOU SHAHEED)

Les combattants s'efforcent également de minimiser les contraintes du jihad : en Irak et en Syrie, on ne manque ni de connexion internet, ni de milk-shakes ou de barres chocolatées. "On voit des jeunes poster des photos de leur petit déjeuner, avec des Mars et des Snickers à côté de leur kalachnikov, pour montrer une forme d’opulence", confirme David Thomson. Un discours que tous les jihadistes ont intégré et reproduisent. "Eux-mêmes savent quels messages les ont fascinés et leur ont donné envie de venir, donc ils n'ont aucun mal à convaincre les autres."

Le jihadiste "normal"

Tout cela contribue à créer l'image d'un jihadiste "normal". "Ce discours plus personnalisé donne un visage humain au jihad, une forme de normalité qu’on ne voyait pas dans les vidéos à gros budget d'Al-Qaïda", rappelle Abdelasiem El Difraoui. Ces combattants sont jeunes, occidentaux, boivent du Coca-Cola et parlent "le français des jeunes de banlieue ou le londonien cockney", donc le langage de leur public. En photo, ils ne sont pas menaçants mais rigolent autour d'une console de jeu ou se détendent, des écouteurs d'iPod aux oreilles. Même sur leurs portraits armés, la pose est décontractée.

Un jihadiste néo-zélandais du Front Al-Nosra, avec son arsenal, sur une photo postée le 26 septembre 2014. (ABU AYUB MALDIFI)

Ils ont aussi leur pendant féminin, comme l'a montré le site Buzzfeed (en anglais), qui a remonté la trace d'un groupe de jeunes Occidentales parties se marier avec des jihadistes. L'une d'elles tient la page Facebook "Le journal d'une Muhajirah" (en anglais), où elle décrit son histoire d'amour et sa vie quotidienne d'infirmière, et répond aux questions de ses lectrices sur le mariage dans l'Etat islamique, les encourageant à sauter le pas.

"10 faits sur le mariage dans l'Etat islamique" sur la page Facebook "Journal d'une Muhajirah". (DIARY OF A MUHAJIRAH /  FACEBOOK)

Pour David Thomson, cette image leur permet de toucher "une nouvelle génération. Des gens qui ont une vie normale, qui viennent de milieux favorisés, et qui n'auraient, sinon, jamais été en contact avec le monde du jihad." Parmi les Français que le journaliste a approchés, "certains sont partis rejoindre des personnes qu'ils ne connaissaient pas en dehors de Facebook".

Des messages dictés par d'autres ?

Quelle est la part de la réalité et celle de la propagande dans ces messages ? Pour le journaliste de RFI, les comptes de ces jihadistes sont des sources fiables pour se tenir au courant des dernières avancées militaires. Et ces groupes laisseraient une certaine liberté à leurs membres, avec une limite : aucune information stratégique ne doit filtrer. "Je me souviens d'un jeune Français qui venait d'arriver et qui, tout fier, avait posté une photo de lui devant la base qu'il était censé garder. Il a tout de suite été recadré", raconte David Thomson.

Des combattants du Front Al-Nosra se réunissent avant une bataille, le 13 mai 2014. La localisation n'est pas indiquée. (ABU AYUB MALDIFI)

Reste que, depuis qu'il est sous le feu des projecteurs, l'EI a serré la vis sur les réseaux sociaux. Censurés partout, ses comptes officiels ont de toute façon disparu. Et les membres de l'Etat islamique auraient aujourd'hui consigne de ne plus diffuser de photos ou de vidéos, selon David Thomson. "Ce n’est pas dit, mais ça coïncide bien sûr avec le début de l’intervention de la coalition internationale." 

Quant au caractère spontané des messages, il est notamment mis en doute par les déclarations, rapportées par Le Figaro, d'un groupe de Strasbourgeois revenus déçus de Syrie. Mis à l'écart, ils assurent qu'on les a forcés à poster un message sur Facebook, dicté par leur hiérarchie, avant de poser pour des photos. Avec le sourire.

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