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"Paradise Papers" : Total aux Bermudes, ou les bénéfices de l’offshore

Très présent aux Bermudes, le groupe pétrolier y fait transiter des milliards d'euros de bénéfices, dont une partie échappe à l'impôt.

Article rédigé par franceinfo - Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Le siège de Total à La Défense, près de Paris. (CHESNOT / CORBIS VIA GETTY IMAGES)

Total qui, a au fil des ans, a absorbé ses concurrents français (Elf Aquitaine) mais aussi européens (Petrofina), compte aujourd'hui plus de 900 filiales à travers le monde. Et dans certains endroits, sa présence pose question. Que fait par exemple le groupe pétrolier aux Bermudes ? L’entreprise s’est toujours défendue contre les accusations portées à son égard.

Les "Paradise Papers" apportent néanmoins des éléments de réponses grâce aux centaines de documents administratifs et aux correspondances autour de la gestion des filiales de Total aux Bermudes. Des documents partagés par le journal allemand Süddeutsche Zeitung avec l’ICIJ et ses partenaires, dont la cellule Investigation de Radio France et Le Monde.

Les frais de gestion facturés par Appleby à Total. (DR)

Quand Total est taxée… nulle part, ou presque

Les documents des "Paradise Papers" ont notamment permis de constater que sur une partie de ses activités, Total ne paie pas d'impôts sur les sociétés. Sont par exemple concernées toutes les activités non extractives implantées aux Émirats arabes unis. Sur ce territoire, il n'existe d'impôts ni sur les sociétés ni sur les dividendes. Les bénéfices remontent donc vers leur actionnaire, souvent une filiale de Total aux Bermudes avant d'arriver en France.

Tout au long de ce parcours, les bénéfices remontent sous la forme de dividendes et ne sont pas ponctionnés. Pas même en France où, au nom de la règle fiscale de la territorialité, on estime qu'un revenu doit être imposé là où l'activité est implantée.

Cette situation favorable peut vite devenir très intéressante. Ainsi, pour un seul projet d'extraction de gaz, le projet Dolphin, Total a pu faire remonter ces cinq dernières années près d'un milliard d'euros de profits non taxés.

L'entreprise se défend d'être implantée aux Émirats pour des raisons fiscales, et explique avoir payé par ailleurs aux Émirats arabes unis 2,8 milliards de dollars d'autres taxes pour l'année 2016. Questionnée sur les bénéfices réalisés la même année aux Émirats, Total n'a pas répondu.

On ne sait pas aujourd’hui pour combien de projets Total bénéficie de cette double exonération d’impôts. Auditionné à l'Assemblée nationale et au Parlement européen, la directrice fiscale Nathalie Mognetti a expliqué à plusieurs reprises que son entreprise était fortement taxée sur ses activités extractives. Sur cette partie la plus rentable elle a précisé que le taux d'imposition peut vite grimper : 35% au Qatar, 76% au Congo, 78% en Norvège, et jusqu’à 85% au Nigeria.

Dès lors que les bénéfices ont été taxés une première fois, l'entreprise n'est plus soumise à l'impôt, ce qui est une règle fiscale élémentaire. Peu importe que ces revenus passent pas les Bermudes avant d'arriver en France.

Mais le groupe pétrolier est soucieux de son image, au point qu’il a rapatrié en 2013 et 2015 plusieurs de ses filiales aux Bermudes, véritable pivot de son activité au Moyen-Orient et en Afrique. Les "Paradise Papers" permettent d'en savoir plus sur le rôle de ces entités offshores.

Total, un "méga client" d'Appleby aux Bermudes

Total Yemen LNG Company, Total E&P Angola, Total LNG Nigeria, Total South Pars 11… Les filiales du pétrolier sont nombreuses dans le petit archipel des Bermudes. Un document de juin 2009 du cabinet Appleby en recense 15, détenues à 100% par le groupe français et enregistrées dans ce paradis fiscal.

Mais cette liste n’est pas exhaustive, car Appleby ne gère pas toutes les structures offshores de Total, et elles ne sont pas toutes localisées aux Bermudes. Quoi qu’il en soit, Total fait partie des gros clients d’Appleby aux Bermudes, et paie au moins 5 000 dollars par an et par filiale, sans compter les taxes à payer au gouvernement. Et quand un cadre parisien de l’entreprise pétrolière se plaint, en novembre 2008, du retard pris sur un dossier auprès d’un avocat du cabinet, celui-ci prévient ses collègues : "Total est un méga-client pour moi ici, et a de nombreux dossiers administratifs et professionnels aux Bermudes, donc tout ce que nous pouvons faire pour les aider sera certainement utile".

Un vent d’inquiétude souffle également sur le cabinet en septembre 2013 quand Total décide de rapatrier en France plusieurs filiales, quelques semaines seulement après la décision de la France de placer les Bermudes sur la liste noire des paradis fiscaux.

Le projet "Dolphin" ou les vertus des Bermudes

Dans les "Paradise Papers", un projet en particulier est très documenté. Il s’agit du Dolphin Project. Celui-ci consiste à extraire du gaz naturel au large du Qatar pour le raffiner et le livrer aux consommateurs des Émirats arabes unis et du sultanat d’Oman.

Le formulaire de conformité demandé par Appleby. (DR)

Total détient 24,5% des parts du projet, aux côtés de l’américain Occidental Petroleum (24,5%) et d’une compagnie nationale du gouvernement d’Abu Dhabi (51%). La société française va enregistrer en 2002 pas moins de trois sociétés différentes aux Bermudes en lien avec ce projet. Total Holding Dolphin Amont Limited et Total E&P Dolphin Upstream pour la partie extraction et production ; Total E&P Dolphin Midstream pour la partie raffinage, transport et vente.

Pourquoi gérer l’activité du projet Dolphin depuis cette petite île de 65 000 habitants perdue au milieu de l’Atlantique ? Total explique que sa présence aux Bermudes n’a rien à voir avec de l’optimisation fiscale et affirme ne tirer aucun bénéfice fiscal de ce montage. L’île offrirait en fait trois avantages indispensables :

1. La possibilité de tenir des comptes sociaux en dollars pour investir dans le projet Dolphin, ce qui est impossible depuis la France.

2. Une place neutre fiscalement. C’est-à-dire qui ne taxe pas les flux financiers qui ne font qu’y passer. Total répète que les Bermudes ne sont qu’une étape et que l’entreprise ne loge pas ses bénéfices dans les paradis fiscaux.

3. Un droit des sociétés "souple ". À cette "souplesse" correspond en fait un éventail de facilités offertes à ceux qui souhaitent créer et gérer des sociétés aux Bermudes. Il est possible de tout gérer à distance. C’est ainsi qu’avec l’aide d’Appleby, les assemblées générales des actionnaires et les conseils d’administration se tiennent depuis la Tour Coupole dans le quartier de la Défense, siège de Total. Les décisions consistent à valider les comptes annuels des filiales bermudiennes et à voter le versement de dividendes vers la maison-mère.

Conseil d'administration d'une filiale de Total aux Bermudes validant le versement de 400 millions de dollars de dividendes (DR)

Ainsi, pour la seule filiale Total Holding Dolphin Amont Limited, ce ne sont pas moins d’un milliard de dollars qui ont été versés à l’actionnaire, Total SA, sous forme de dividendes de 2008 à 2012 ainsi qu’en 2015. Et autant reçus sur la même période de sa filiale Total E&P Dolphin Upstream. L’argent remontant depuis la société qatarienne jusqu’à Total SA en France.

Qatargas II : dernier milliard avant fermeture

On retrouve le même schéma pour d’autres projets gaziers et pétroliers. Notamment le projet Qatargas II dans lequel Total a des parts. Cette fois, le schéma est légèrement différent puisque Total dispose d’une filiale aux Bermudes, Total E&P Golfe Holdings Limited, qui détient une société à Dubaï, Total E&P Golfe Limited, qui elle-même contrôle des parts dans le projet Qatargas II. Hormis cette étape, le fonctionnement est identique. Les dividendes de la société au Qatar remontent en France via Dubaï puis les Bermudes.

Cette présence aux Bermudes fait beaucoup réagir les ONG et l’opinion publique suite à des polémiques autour des pratiques d’optimisation fiscale des entreprises. Officiellement "soucieuse de son image", Total lance en novembre 2014 une opération de rapatriement des trois filiales bermudiennes liées au projet Dolphin. Cette décision est même annoncée lors d’un reportage diffusé en décembre sur France 2. Idem pour les sociétés aux Bermudes et à Dubaï dans le cadre du montage Qatargas II.

À ceci près que trois jours avant que le rapatriement ne soit effectif, l’entreprise procède en coulisses à une dernière remontée de dividendes accumulés dans Total E&P Golfe Limited (Dubaï). Ainsi le 23 mars 2015, un milliard de dollars de dividendes sont versés par la filiale de Dubaï à son unique actionnaire aux Bermudes : Total E&P Golfe Holdings. Et le 26 mars, celle-ci paie 999,95 millions de dollars à son unique actionnaire : Total SA en France. Enfin le 31 mars, les activités de la filiale offshore sont transférées en France.

Extrait des comptes 2015 de Total E&P Golfe Holding. (DR)

Pourquoi avoir fait remonter tout cet argent quelques jours seulement avant la fermeture de la filiale bermudienne ? Total écarte tout soupçon d’évitement fiscal, confiant même qu’il aurait été plus avantageux fiscalement de rapatrier d’abord les filiales en France, puis de faire remonter les dividendes !

Si Total a décidé d'en finir avec ses filiales aux Bermudes, dans le même temps, l’entreprise a ouvert de nombreuses entités aux Pays-Bas… Un pays considéré comme un véritable paradis fiscal au sein même de l’Union européenne

Cellule Investigation Radio France / ICIJ / Süddeutsche Zeitung

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