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Narendra Modi invité d'honneur du 14-Juillet : pourquoi les Occidentaux ferment les yeux sur la dérive autoritaire du Premier ministre indien

Article rédigé par Marie-Violette Bernard
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Le Premier ministre indien, Narendra Modi, et le président français, Emmanuel Macron, lors d'un sommet du G7 à Hiroshima (Japon), le 20 mai 2023. (LUDOVIC MARIN / SIPA)
ONG et observateurs alertent sur la régression des droits humains en Inde. Mais, pour les Européens comme les Américains, New Delhi reste un partenaire stratégique incontournable.

Une visite pour "engager une nouvelle phase de partenariat" entre Paris et New Delhi. Le Premier ministre indien, Narendra Modi, est l'invité d'honneur de la cérémonie du 14-Juillet sur les Champs-Elysées. Aux côtés d'Emmanuel Macron, il doit assister au traditionnel défilé militaire, auquel les forces armées indiennes participent. L'Elysée voit dans ce rendez-vous l'opportunité de "fixer de nouveaux objectifs ambitieux pour les coopérations stratégique, culturelle, scientifique, universitaire et économique" entre l'Inde et la France.

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Pour certains responsables écologistes, "dérouler le tapis rouge à l'extrême droite indienne" constitue pourtant une "faute majeure". "Il faut être soit totalement ignorant du contexte politique interne actuel du sous-continent [indien], soit totalement cynique pour faire de [Narendra] Modi l'invité d'honneur de la République française à l'occasion de sa journée la plus symbolique de l'année", jugent les signataires d'une tribune publiée dans Libération début mai. "Depuis [son] arrivée au pouvoir en 2014, l'Inde (...) n'a eu de cesse de régresser sur le terrain du respect des droits humains et des libertés fondamentales."

La France, deuxième fournisseur d'armes de l'Inde

Human Rights Watch est du même avis. "L'Inde affirme être la plus grande démocratie au monde, mais en réalité, de nombreux droits et libertés y sont entravés", dénonce Meenakshi Ganguly, responsable Asie du Sud de l'ONG. Au cours de la dernière décennie, le parti nationaliste hindou de Narendra Modi a adopté une série de lois visant à "marginaliser les minorités", en particulier les musulmans, explique Christophe Jaffrelot, politiste au Centre de recherches internationales de Sciences Po Paris (Ceri). Il a également entrepris de museler tant les médias que l'opposition, en les intimidant avec "des procédures judiciaires ou des peines de prison", liste Meenakshi Ganguly.

"Il est inquiétant de voir que la France invite, à l'occasion d'une journée célébrant la liberté et l'égalité comme valeurs fondamentales, un dirigeant qui attaque ces mêmes valeurs dans son pays."

Meenakshi Ganguly, directrice Asie du Sud de Human Rights Watch

à franceinfo

Un choix d'autant plus "cynique", selon Ingrid Therwath, journaliste et docteure en sciences politiques, que le défilé est l'occasion de "présenter le catalogue" de l'industrie militaire tricolore à Narendra Modi. Troisième plus gros exportateur d'armes au monde, la France espère signer plusieurs contrats avec New Delhi. Le gouvernement indien a donné son accord de principe, jeudi 13 juillet, pour l'achat de 26 avions de combat Rafale et trois sous-marins Scorpène. Les conditions et le montant doivent encore être négociés avec Paris. Mais "ces accords se chiffrent en milliards", selon Jean-Joseph Boillot, économiste à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Il rappelle ainsi la commande historique de 36 Rafale, conclue en 2016 avec Dassault Aviation pour 8 milliards d'euros. 

"Le groupe Thalès est également massivement présent en Inde et ses systèmes de défense ont servi à équiper la frontière avec le Bangladesh", poursuit-il. Grâce à ces contrats, la France était le deuxième fournisseur d'armes de l'Inde en 2022, derrière la Russie, selon l'Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, cité par RFI.

Un allié stratégique face à la Chine

A ces nouvelles ventes potentielles, il faut ajouter les autres partenariats économiques "dans le domaine de l'informatique, avec Capgemini, ou de l'aviation avec Airbus", note Jean-Joseph Boillot. L'Inde représente aussi un gigantesque marché en matière de nucléaire et d'assainissement de l'eau, précise Ingrid Therwath. Alors que l'UE tente justement de réduire sa dépendance commerciale à la Chine, les capitales européennes ont donc les yeux rivés sur le pays le plus peuplé au monde.

"L'Inde est un pays déjà industrialisé, avec des géants dans certains secteurs comme l'industrie pharmaceutique. Elle représente donc aussi une opportunité pour diversifier nos sources d'approvisionnement, même si elle n'a pas la même compétitivité que la Chine à ce jour."

Jean-Joseph Boillot, économiste et conseiller à l'Iris

à franceinfo

Cette volonté de se rapprocher de New Delhi dépasse le seul cadre des intérêts économiques. "Sur le plan géopolitique, le rival stratégique des Occidentaux est la Chine, souligne Jean-Joseph Boillot. Dans le contexte de la montée du 'Sud global' [un groupe de pays de l'hémisphère sud], qui conteste l'ordre occidental, l'Inde est perçue comme un allié potentiel face à Pékin." Pour Christophe Jaffrelot, elle "est perçue comme un contrepoids à l'influence chinoise dans la zone indopacifique", où les incidents se sont multipliés ces derniers mois, par exemple dans le détroit de Taïwan.

Emmanuel Macron n'est d'ailleurs pas le premier à accueillir Narendra Modi à bras ouverts. Fin juin, Joe Biden a invité le Premier ministre indien pour une visite d'Etat à Washington, afin de "renforcer l'engagement partagé de [leurs] deux pays pour une zone indopacifique libre, ouverte, prospère et sûre". Un mois plus tôt, le leader du Bharatiya Janata Party (BJP) était "accueilli comme une rock star" en Australie, selon la chaîne ABC*. Interrogé à deux reprises sur les critiques visant Narendra Modi, le Premier ministre Anthony Albanese avait rétorqué que "ce n'était pas à [lui] de commenter" la politique indienne.

Narendra Modi salue Joe Biden et le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, lors d'un sommet du G7 au château d'Elmau (Allemagne), le 27 juin 2022. (TOBIAS SCHWARZ / AFP)

L'entreprise de rapprochement engagée par les Occidentaux séduira-t-elle le nationaliste hindou ? Rien n'est moins sûr, vu "la frilosité" historique de l'exécutif indien à s'engager dans des alliances formelles, estime The Atlantic. Le gouvernement Modi reste partisan du multilatéralisme, "dans le prolongement de la doctrine – pourtant bien différente – de non-alignement de son pays durant la guerre froide", note Ingrid Therwath.

Un "pari" des Occidentaux

La guerre en Ukraine confirme que cette doctrine reste d'actualité. Le conflit a "complexifié les rapports" avec New Delhi, relève la journaliste. "L'Inde est une alliée historique de Moscou, dont elle dépend notamment pour ses besoins en pétrole et en armes", détaille-t-elle. Jusqu'ici, Narendra Modi a ainsi refusé de condamner l'invasion déclenchée par Vladimir Poutine, tout en fournissant une aide humanitaire à Kiev et en promettant d'œuvrer à une solution pacifique.

"New Delhi aide la Russie à contourner les sanctions occidentales, mais les alliés de Kiev comptent encore sur le soutien de l'Inde dans leur bras de fer avec Vladimir Poutine."

Christophe Jaffrelot, politiste au Ceri

à franceinfo

"Les Occidentaux ont des intérêts militaires, géopolitiques et commerciaux à avoir de bons rapports avec l'Inde, insiste Ingrid Therwath. La conséquence, c'est qu'on parle plus de contrats et d'exercices militaires conjoints que de droits humains et de problématiques sociales en Inde." Pour servir des "intérêts à court et moyen terme", on "aide activement une démocrature", juge l'experte.

Christophe Jaffrelot questionne aussi le "pari sur l'Inde" des Occidentaux. "Ils espèrent que New Delhi les soutiendra lorsqu'ils devront résister à la pression chinoise", fermant les yeux sur les coups portés par les nationalistes hindous aux droits humains, résume-t-il. "Mais il n'est pas exclu que l'Inde finisse par avoir un régime tout aussi autoritaire que son voisin, met en garde le politiste. Et qu'elle préfère alors s'allier à Pékin et à Moscou plutôt qu'à l'Occident."

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