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Les sanctions économiques contre la Russie sont-elles vraiment les plus fortes jamais prises contre un Etat ?

Jamais un pays du G20 n'a subi des mesures de rétorsion d'une telle ampleur. Mais plusieurs pays, comme l'Iran ou la Corée du Nord, ont été sanctionnés bien plus durement. Ces sanctions n'ont toutefois pas infléchi la politique des nations visées.

Article rédigé par franceinfo - Pierre Angrand-Benabdallah
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Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7 min
Réunion des dirigeants des pays de l'Union Européene au Chateau de Versailles le 10 mars 2022 pour discuter de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. (ANADOLU AGENCY VIA AFP)

La Russie a-t-elle été sanctionnée plus durement qu'aucun autre pays auparavant, en réaction à son invasion de l'Ukraine ? C'est en tout cas ce que soutient le gouvernement français. "On a pris des sanctions massives, historiques, inédites", a affirmé son porte-parole, Gabriel Attal, le 8 mars sur France Inter. "Nous avons décidé un train de sanctions qui, je le rappelle, est le plus vigoureux qui n'ait jamais été décidé contre un autre Etat", a renchéri le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, mercredi 30 mars sur Europe 1

Avant même que ne débute l'offensive russe en Ukraine, la communauté internationale a sévi contre le Kremlin, en particulier sur le plan financier. De nouvelles mesures de rétorsion ont été décidées cette semaine (et doivent être validées par les ministres des Affaires étrangères européens lundi 11 avril) en réaction aux exactions découvertes à Boutcha, notamment. Pour autant, ces sanctions sont-elles vraiment sans précédent ?

Les sanctions internationales contre la Russie ont débuté dès 2014, en réponse à l'annexion de la Crimée, comme le rappelle le Conseil européen dans une chronologie des décisions prises par les Vingt-Sept. De nouvelles mesures ont été imposées, en représailles à la reconnaissance par Vladimir Poutine de l'indépendance des régions de Donetsk et de Louhansk le 21 février, trois jours avant que le maître du Kremlin ne donne l'ordre à son armée d'envahir l'Ukraine. Depuis, cinq trains de sanctions ont été adoptées par l'Union européenne : des mesures visant des individus comme des entreprises, des sanctions économiques mais aussi diplomatiques. 

Une riposte internationale concertée

Sur le plan individuel, "877 personnes et 62 entités font l'objet d'un gel des avoirs et d'une interdiction d'entrer sur le territoire de l'UE", dénombre le Conseil européen. Cette liste d'individus comprend le président russe lui-même, son chef de la diplomatie, Sergueï Lavrov, mais aussi des députés russes et des hauts fonctionnaires, ou des hommes d'affaires, comme Roman Abramovitch. Les Etats-Unis comme le Royaume-Uni ont également frappé des oligarques et des personnalités proches du pouvoir russe au porte-monnaie.

Sur le plan économique, les sanctions internationales ont été plus fortes encore, avec pour objectif d'entraver l'économie russe. Le secteur financier en particulier a été visé, avec entre autres l'interdiction de tout nouvel investissement en Russie, l'interdiction des transactions avec la Banque centrale russe et l'immobilisation de ses actifs, et surtout l'exclusion des principales banques russes de la plateforme interbancaire Swift, rouage essentiel de la finance mondiale qui permet des échanges d'argent rapides et sécurisées.

D'autres secteurs de l'économie russe ont également été sanctionnés : l'espace aérien de l'UE a été fermé à tous les appareils russes. Les navires russes n'ont plus non plus le droit de mouiller dans les ports européens. Les transporteurs routiers russes sont eux frappés d'une interdiction d'opérer dans l'Union. Des interdictions d'exportations vers la Russie ont également été actées. Quant à la liste des produits russes interdits d'importation, vers l'Union européenne ou les Etats-Unis notamment, elle ne cesse de s'allonger. 

Alors que certains de ses membres en sont très dépendants, l'UE a fini par décider d'arrêter dès le mois d'août ses achats de charbon russe, qui représentent 45% de ses importations de charbon. Les Vingt-Sept ont aussi prévu de réduire de deux tiers leurs importations de gaz russe d'ici la fin de l'année. Les Etats-Unis également ont annoncé un embargo sur les importations de pétrole et de gaz russes.

Des sanctions inédites pour un pays du G20

Ces sanctions ont eu un effet rapide sur l'économie russe. Quatre jours après le début de la guerre, le rouble a chuté de plus de 40% face au dollar, forçant la Banque centrale russe à augmenter son taux directeur et à restreindre l'achat de devises étrangères. Vladimir Poutine a été contraint de tenter un coup de force pour faire remonter le cours de sa monnaie : il a menacé de couper les vannes si les acheteurs de gaz russe ne réglaient pas leurs factures en roubles. 

Le ministre de l'Economie a affirmé le 1er mars sur franceinfo que "les sanctions sont d'une efficacité redoutable". Ajoutant : "Nous allons livrer une guerre économique et financière totale à la Russie". Bruno Le Maire est ensuite revenu sur ses propos, qu'il a jugés "inappropriés". De là à dire que la Russie est sanctionnée comme aucun pays avant elle ?

"Là où Bruno Le Maire a raison, c'est que ces sanctions sont sans précédent par la vitesse à laquelle elles ont été appliquées, et par la puissance du pays visé, un membre du G20 très intégré dans l'économie mondiale", analyse Erica Moret, chercheuse à l'université de Genève et spécialiste des sanctions internationales. "Cependant, elles ne sont pas encore au niveau des sanctions qui ont été prises contre l'Iran ou la Corée du Nord." Une analyse partagée par l'ensemble des experts interrogés par franceinfo. Car si le Venezuela, Cuba ou la Syrie ont également été les cibles de lourdes mesures de représailles, la Corée du Nord et l'Iran sont encore un cran au-dessus sur l'échelle des restrictions.

L'Iran et la Corée du Nord au ban des nations

Pendant le mandat de Donald Trump, les Etats-Unis ont décidé en 2018 de revenir sur l'accord sur le nucléaire iranien et de rétablir des sanctions drastiques contre le régime de Téhéran, tout en forçant la communauté internationale à les appliquer, sous peine de sanctionner à leur tour les entreprises présentes sur le marché américain. Résultat : un embargo total sur le pétrole iranien, un embargo financier avec une exclusion des banques iraniennes du système Swift et une interdiction de commercer avec l'Iran dans de nombreux secteurs pour les entreprises qui effectuent des transactions en dollars.

"L'Iran et la Russie sont deux économies pétrolières, mais un embargo a été mis en place contre l'Iran, alors qu'on n'est pas allé jusque-là pour la Russie", souligne Thierry Coville, chercheur à l'Iris et spécialiste de l'Iran. Selon cet expert, la vente d'or noir est passée de 2 millions de barils par jour en 2018 à 150 000 en 2020. "Les Américains ont asséché l'Iran. Il y a eu un effondrement du PIB de 15% en deux ans et une explosion de l'inflation."

"On oublie souvent que l'Iran a été beaucoup plus sanctionnée que la Russie."

Thierry Coville, chercheur à l'Iris et spécialiste de l'Iran

à franceinfo

Quant à la Corée du Nord, elle est de loin le pays le plus sanctionné du monde, et ce depuis près de 70 ans. "Si on compare les sanctions contre la Russie avec celles qui s'appliquent sur la Corée du Nord, c'est de la rigolade", affirme Théo Clément, consultant indépendant spécialiste de la Corée du Nord. "Depuis 2016, entre 95 et 97% des échanges commerciaux sont sanctionnés." Un embargo quasiment total, qui a pour effet de mettre le pays au ban des nations. "Le système financier nord-coréen est quasiment coupé du monde depuis longtemps, le pays est isolé à l'international", ajoute l'expert.

Si la Russie est donc loin d'être pays le plus sanctionné, les choses pourraient cependant évoluer. "On n'est pas arrivé à l'ampleur des sanctions contre l'Iran ou la Corée du Nord, mais je pense que si Vladimir Poutine continue sur la même voie, on pourrait s'en rapprocher", affirme Erica Moret. Selon la chercheuse, l'effet d'un train de sanctions semblable isolerait presque totalement le pays, provoquant un impact bien plus important sur la population.

Des sanctions contre-productives ?

Pour autant, dans les pays qui subissent des sanctions très sévères, l'infléchissement de la politique souhaité par la communauté internationale n'a pas eu lieu, bien au contraire. "En Corée du Nord, l'impact politique des sanctions a été contre-productif. Une des raisons de l'expansion nucléaire du pays a été la sensation d'un étranglement orchestré par la communauté internationale", explique Théo Clément. Même cas de figure en Iran : "Les sanctions n'ont pas influencé la politique iranienne et aucune des douze conditions à leur levée n'a été respectée. Au contraire, l'Iran est devenue plus radicale et les modérés ont été discrédités", analyse Thierry Coville.

Le mécanisme des sanctions est donc loin de faire l'unanimité chez les chercheurs interrogés. "Historiquement, on n'a quasiment aucun cas où elles ont eu l'effet escompté. Les sanctions sont mises en place pour rassurer la population et montrer qu'on agit sans avoir à entrer en guerre", affirme Thierry Coville. "Elles ont un rôle de communication politique", renchérit Théo Clément.

"Globalement, il y a un consensus sur l'absence d'effet des sanctions, voire sur leur contre-productivité."

Théo Clément, spécialiste de la Corée du Nord

à franceinfo

Si Erica Moret confirme que les sanctions fonctionnent très peu depuis vingt ans, elle rappelle cependant qu'elles ont permis un retour de la Russie à la table des négociations en 2015 après l'annexion de la Crimée, et qu'elles restent un des seuls outils disponible quand la diplomatie ne fonctionne plus et que l'option militaire est exclue.

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