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Un an de guerre en Ukraine : comment la chaîne RT France s’est alignée sur le Kremlin

Interdite d’émettre dans l’Union européenne depuis la guerre en Ukraine, la chaîne RT France a modifié sa ligne éditoriale, assumant de relayer ouvertement la propagande de Moscou. En grande difficulté désormais, elle cherche à élargir son audience en Afrique francophone.
Article rédigé par Cellule investigation de Radio France - Laetitia Cherel
Radio France
Publié
Temps de lecture : 9 min
Une télévision affichant la chaîne RT France interdite de diffusion dans l’UE quelques jours après le début de la guerre en Ukraine. (DAVID HIMBERT / HANS LUCAS / AFP)

Jusqu’au 22 février 2022, avant-veille de l’invasion en Ukraine, la direction de la chaîne russe francophone de télévision RT France était plutôt satisfaite. Depuis sa création fin 2017, son audience n’avait cessé de grimper, en particulier grâce au mouvement des gilets jaunes. Son budget, abondé par le gouvernement russe, avait atteint 25 millions d’euros. Son équipe comptait jusqu’à 170 salariés dans ses locaux flambant neufs de Boulogne Billancourt.

Surveillée de près par l’Arcom, le gendarme de l’audiovisuel, la chaîne avait évité de sombrer dans une propagande grossière. Certes, en 2017, Emmanuel Macron l’accuse d’être un organe d’influence. Mais à l’exception d’une mise en demeure pour une traduction erronée dans un reportage consacré aux armes chimiques en Syrie, elle n’a fait l’objet d’aucune sanction. Elle a même pu se targuer d’avoir eu pour emblème de la liberté de parole, Frédéric Taddeï, transfuge du service public. Sa ligne éditoriale est alors celle d'un média qui se veut "alternatif, pluraliste et équilibré", explique une ancienne rédactrice en chef. "On faisait très attention à ce qu’on disait. On vérifiait tout. On équilibrait toujours les points de vue". Certes, poursuit-elle, "il y avait un champ lexical géopolitique spécial. On ne pouvait pas dire que le Donbass avait été annexé. Il fallait dire qu’il avait fait sécession. Pareil pour la Crimée. Mais au quotidien, il n’y avait pas de pression."

Un infléchissement de la ligne éditoriale

Tout vole en éclats le mardi 22 février 2022, lorsque Frédéric Taddeï annonce qu’il arrête son émission devant l’imminence de l’invasion russe. Deux jours plus tard, dans la nuit du jeudi 24 février, les troupes de Vladimir Poutine entrent en Ukraine. Peu après, l’Union européenne interdit à la chaîne de diffuser ses programmes. Mais ceux-ci vont malgré tout se poursuivre sur internet. Et la ligne éditoriale va connaître un premier infléchissement. Une salariée en poste depuis 2018 se souvient : "Les premiers jours de la guerre, on a titré 'opération militaire' sur un bandeau à l’antenne. Il y a eu des débats assez vifs. Certains disaient que c’était normal. Moi, je me disais qu’on ne pouvait pas laisser passer un truc pareil. Une opération militaire quand on franchit une frontière, ça s’appelle une invasion."

Alexis Le Meur, le rédacteur en chef du site internet, affirme qu'il n'a "jamais reçu de consignes sur des mots qu’on ne pouvait pas utiliser. Sur le site et à la télévision, vous trouverez des occurrences des mots ‘guerre’ et ‘conflit’, ce qui est bien la preuve qu’on ne s’est pas interdit de les employer. On a juste effectivement attendu un petit peu pour être sûrs de ce qui se passait réellement en Ukraine". En examinant les archives de RT, nous avons cependant pu établir que l’expression "opération militaire" n’a jamais cessé d’être employée, et elle l’est encore aujourd’hui.

Capture d’écran du compte Facebook de RT France le jour de l’invasion de l’Ukraine annonçant une “opération militaire russe” (DR)

L’infléchissement de la ligne se confirme aussi dans le choix des invités. "Les plateaux étaient déséquilibrés", lâche un employé de RT. "C’était un pluralisme inversé", note Olivier Tesquet, journaliste à Télérama, qui a analysé les programmes de RT France durant les jours qui ont suivi l’invasion. "Il y avait toujours un ou deux invités qui reprenaient mot pour mot les éléments de langage du Kremlin. Sur le fait, par exemple qu’il n’y avait pas de frappes contre les civils. En face, il y avait un contradicteur, mais les éléments de langage du gouvernement russe étaient ensuite appuyés par les correspondants de la chaîne à Moscou." En interne, certains journalistes considèrent que, sous couvert de pluralisme, la chaîne fait alors de la désinformation. L’un d’eux confie à la cellule investigation de Radio France : “Pour RT, couvrir le conflit, c'était donner 'tous les points de vue', donc aussi proposer une info du côté russe, ce qui est normal. Mais on aurait pu au moins la contextualiser, ou dire qu’elle était mise en doute.”

Boutcha : le point de bascule

Le 17 avril 2022, un sujet diffusé dans un journal télévisé sur les massacres de Boutcha au nord-ouest de Kiev choque plusieurs membres de la rédaction. Deux semaines plus tôt, des dizaines de corps de civils ukrainiens ont été découverts après le départ des troupes russes. Ils jonchent les rues de la ville, parfois les mains attachées dans le dos. Plusieurs enquêtes montreront que ces exactions sont le fait de soldats russes, ce que la Russie conteste toujours. Or, dans son intervention sur RT France, le correspondant de la chaîne à Moscou dédouane les Russes. Un ancien analyste du secrétariat américain à la Défense, Michael Maloof, laisse ensuite entendre que les massacres auraient été commis par les Ukrainiens. "Pour moi, ce sujet est le point de bascule, estime une cadre de la chaîne. C’est la première fois qu’on évoque des crimes de guerre, et notre correspondant à Moscou essaie de semer le doute, de laisser penser que les Russes ne les ont pas commis." Cet épisode laissera des traces : "Avec pas mal de salariés, on se dit que ce n’est plus possible de travailler pour cette chaîne", conclut-elle.

Un reportage à la gloire du groupe Wagner

D’autres exemples témoignent de l’alignement de RT France sur la ligne du Kremlin. C’est le cas de certains documentaires ouvertement propagandistes qui sont produits au siège de RT à Moscou et mis à la disposition de RT France pour alimenter ses programmes et son site internet. Ainsi, le 10 octobre 2022, un documentaire intitulé "Opération spéciale, questions et réponses", qualifie le régime de Kiev de "néonazi". Il accuse aussi l’armée ukrainienne de sacrifier sa population. Et le 18 janvier 2023, le journal télévisé diffuse un reportage à la gloire de la milice de mercenaires Wagner. Dans une séquence quasi-hollywoodienne, on voit un journaliste de RT accompagner les mercenaires dans la ville de Soledar, où de nombreux soldats ukrainiens s’étaient retranchés dans des galeries souterraines. Alors que les miliciens viennent de prendre la ville, le journaliste s’enthousiasme : "Wagner a fait ses preuves à maintes et maintes reprises, dit-il. Soledar n’est ni leur premier ni leur dernier triomphe. [Wagner] est une machine de guerre née de la violence, trempée par la bataille, aiguisée par le sang."

Des salariés démissionnent

Dans ce contexte, une vingtaine de journalistes quittent la chaîne. Certains, parce qu’ils pensent que RT France va fermer et qu’ils vont perdre leur emploi, mais d’autres le font pour des raisons éthiques. Quelques-uns ont essayé de faire jouer la clause de conscience. Elle permet de partir avec une indemnité, lorsqu'un journal change de propriétaire et infléchit sa ligne éditoriale. Dans le cas de RT, il existe un débat juridique. "On leur a imposé des éléments de langage, et on leur en a interdit d’autres, comme parler de guerre entre l’Ukraine et la Russie", affirme Maître Georges Sitbon qui défend trois d’entre eux. "Ces salariés ont estimé qu’ils ne pouvaient plus exercer librement leur activité dans le cadre de la déontologie des journalistes." Mais RT France a rejeté leur demande. L’affaire sera tranchée prochainement par les Prud’hommes.

À la conquête de l’Afrique francophone

Fin janvier 2023, RT France fait l’objet d’une nouvelle sanction de l’Union européenne : le gel de ses fonds. Le 23 février, la chaîne est placée en redressement judiciaire. Seul son site internet fonctionne désormais. Mais "elle n’est peut-être pas morte pour autant", estime Maxime Audinet, chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) et auteur du livre Russia Today, un média d'influence au service de l'état russe (ed. INA, 2021). Ce dernier estime que RT pourrait continuer à se développer en Afrique francophone. Une hypothèse accréditée par un message posté par la directrice de la chaîne, Xenia Federova, sur Telegram en septembre 2022. Il y est écrit : "La couverture totale d'audience de RT France en Afrique dépasse les 36,5 millions de téléspectateurs". Dans un autre message, Xenia Federova annonce que RT France a commencé à diffuser ses programmes sur la plateforme satellite et terrestre Swecom qui couvre le Cameroun. "C’est un peu comme si Canal Satellite diffusait RT dans ce pays", explique un chercheur russe d'une université française qui tient à garder l’anonymat.

Messages de Xenia Federova, présidente de RT France, sur sa chaîne Telegram le 15 septembre 2022. (DR)

C’est également au Cameroun que RT France a noué en janvier 2023 un partenariat avec Afrique Media, une web télévision privée "très populaire, qui relaie des contenus très favorables à la Russie et très hostiles à la présence française", explique encore Maxime Audinet. Ce média revendique deux-cent-vingt millions de spectateurs. Lorsqu’il annonce cette association sur son antenne, le présentateur s’exclame, en parlant des médias occidentaux : "Russia Today et Sputnik [autre média financé par la Russie présent en Afrique] sont des médias qui ne constituent pas une particule de l’empire du mensonge." Toujours à l’antenne, un professeur d’université africain renchérit : "CNN, Le Monde , tout ces médias sont en train de déverser sur le monde des mensonges" assène-t-il. "Face à cela, il est normal qu’une chaîne de télévision comme la vôtre s’allie à RT. Il s’agit d’apporter une information contre la propagande immonde que nous recevons depuis des décennies."

RT serait aussi en train de s’implanter en Centrafrique, où, selon un spécialiste de la lutte contre la désinformation à l’État-major des armées, d’autres médias pro-russes existent déjà. C’est le cas de la radio Lendo Songo, une des principales stations de Bangui, que certains appellent là-bas "la radio des Russes". Enfin, RT serait déjà implanté au Burkina Faso. "Il y a là-bas un média, Savane Médias, précise un journaliste burkinabé, qui devrait travailler bientôt avec RT. Il y a aussi Savane TV, qui propose de plus en plus de reportages ou d’éléments vidéo provenant de RT France."

Capture d’écran de la chaîne Afrique Média annonçant un partenariat avec RT France en janvier 2023. (DR)

Une stratégie d’influence globale

Pour Maxime Audinet, cette implantation de RT en Afrique francophone survient "au moment où l’État russe se réengage de façon très prononcée sur le continent africain, avec l’expansion du groupe Wagner et de tout son réseau d’influence informationnel. RT et Sputnik vont légitimer ce retour de la Russie en diffusant des contenus auprès des audiences africaines." Cette stratégie d’influence exploite un sentiment anti-français très développé dans des pays qui perçoivent encore la France comme une puissance coloniale, tandis que la Russie apparaît comme bienveillante.

Capture d’écran des “super fans” de RT France prise en mars 2022 sur le compte Facebook de la chaîne. (DR)

Cette stratégie semble payer. Comme le constate le chercheur russe cité plus haut : "Quand j’ai commencé mon travail de recherche , les 'super fans' qu’on trouve sur le compte Facebook de RT France (c’est-à-dire, les personnes qui interagissent le plus avec ses contenus) semblaient être surtout des Français. Aujourd’hui, ce sont majoritairement des Africains." Selon ce chercheur, l’interdiction de diffusion de RT en Europe aurait accentué ce phénomène : "depuis que la chaîne a été interdite en Europe, ils sont de plus en plus nombreux à apporter leur soutien à RT. Ils estiment que RT est censuré. Et ça renforce leur soutien."

Retrouvez ici les réponses que la direction de RT France nous a envoyées.

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