: Reportage Guerre en Ukraine : trente ans après avoir accueilli Youla Rozhno, enfant de Tchernobyl, ces Français lui ouvrent de nouveau leur maison
C'est une histoire dans l'Histoire. A l'été 1991, la petite Youla Rozhno était venue en vacances chez Paule et Marc Buffy, loin de sa ville natale de Pripiat, près de Tchernobyl, en Ukraine. Trois décennies plus tard, ses "deuxièmes parents" n'ont pas hésité à lui offrir un abri lorsque la guerre a éclaté.
Youla Rozhno a reconnu la maison depuis la route départementale. C'est bien elle, la façade ocre, les deux niveaux, les cailloux à l'entrée, toujours sur la droite après le virage, et toujours à deux pas de l'église du village d'Island, dans l'Yonne. Trente ans, neuf mois et deux semaines après cette première fois, l'Ukrainienne est de retour chez Paule et Marc Buffy, le couple qui lui avait déjà ouvert grand ses portes, quelques années après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl.
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Cette fois, c'est Vladimir Poutine et sa guerre qui ont forcé Youla, 41 ans aujourd'hui, à trouver refuge dans la commune de 180 habitants, située à 50 km d'Auxerre. "Vous savez que vous m'avez manqué, s'attendrit cette femme aux joues rondes et aux cheveux blonds qui tombent jusqu'aux épaules. Vous êtes comme ma famille, comme mes deuxièmes parents, vous m'avez déjà donné beaucoup pendant mon enfance. Et ici, chez vous, c'est la maison du bonheur, une maison où je me sens bien."
Même lieu, mêmes hôtes, même émotion. Quand elle a revu ces deux visages connus, en fin de journée, dimanche 13 mars, Youla n'a pas été la seule à fondre en larmes. Attablé dans la cuisine, Marc rejoue la scène des retrouvailles : "Avec Paule, on guettait les véhicules qui arrivaient. Une voiture, c'est elle ! Non, c'est un camion. Et là, c'est elle ! Ah non, c'est une fourgonnette. Quand on a vu que c'était toi, on s'est tous jetés dans les bras et on s'est embrassés."
"Si tu le veux, nous pouvons t'accueillir"
Paule et Marc Buffy, 69 et 71 ans aujourd'hui, ont proposé à Youla de revenir en Bourgogne dès que les premières bombes se sont mises à pleuvoir sur sa ville de Kiev. "Le matin du 24 février, je me suis levé tôt et j'ai entendu que ça avait pété", raconte Marc, encore bouleversé. A 6h30, il envoie un premier SMS à Youla : "Si tu le veux, si tu le peux, si c'est possible, nous pouvons t'accueillir à Island." Puis un deuxième : "On ira te chercher en Ukraine, où que tu sois." L'ancien artisan-ébéniste explose : "Je bouillais intérieurement. J'étais là, en sécurité, et je voyais ce qu'il se passait là-bas. Avec Paule, on s'est même renseignés pour louer un minibus et prendre la route."
Haricots verts, fromage et gamelles à vélo
La première fois que Youla met les pieds à Island, elle n'a que 11 ans et son mètre cinquante-deux ne lui permet pas d'attraper les gâteaux dans le placard du haut sans l'aide d'une chaise. Nous sommes en juillet 1991, François Mitterrand est encore à l'Elysée, l'URSS est encore l'URSS pour quelques mois, et la ville de Pripiat, d'où Youla est originaire, à quelques kilomètres de Tchernobyl, a subi cinq ans plus tôt le plus gros accident nucléaire de l'histoire. En Bourgogne, comme ailleurs en France, des familles se mobilisent, des associations voient le jour. Paule résume l'idée de départ : "Pourquoi ne pas proposer aux enfants ukrainiens de venir s'aérer chez nous ? Ils pouvaient vivre autre chose." "C'était exactement ça, acquiesce Youla. Je vivais une respiration loin de mon pays pour oublier la catastrophe. J'avais un carnet et j'écrivais tous les mots de français que j'apprenais. Je me souviens de 'patate'."
Au départ, l'adolescente soviétique doit rester trois semaines. Finalement, elle ne rentrera chez elle, en Ukraine, que deux mois plus tard. Le temps de découvrir le fromage et les haricots verts, les gamelles à vélo et les Alpes. Le temps, aussi, de consulter le médecin du village, "pour des examens, au cas où, avec la radioactivité", en se faisant passer dans les fichiers pour Maud, l'une des enfants des Buffy. Youla, c'est comme la famille : on la repère, grand sourire dans le cadre photo du salon, aimantée à côté des cousins et cousines, des frères et sœurs, et des neveux et nièces.
En trente et un ans, beaucoup de choses ont changé des deux côtés. La route où Youla jouait pieds nus au tennis a été refaite. L'ancien presbytère, où elle allait se promener, a été rénové. Et puis, internet est arrivé, et WhatsApp a remplacé les lettres manuscrites que les familles s'envoyaient pour les anniversaires et à Noël.
Marc porte toujours la moustache, mais il est désormais à la retraite. Paule a quitté l'Education nationale, mais elle a trouvé d'autres fonctions : depuis 2005, elle est devenue "Madame la maire". Jeudi 31 mars, une subvention de 1 000 euros a d'ailleurs été votée en conseil municipal pour donner un coup de pouce financier à l'association locale Kiev-Avallon.
La chambre de Youla, au bout de l'escalier, dans laquelle elle a dormi à partir du 2 juillet 1991, a depuis été enduite, peinte et repeinte. Aujourd'hui, c'est Aleksandra, 5 ans et demi, qui laisse traîner ses chaussettes par terre. Car Youla est devenue maman de trois enfants. Elle est cette fois arrivée avec un peu plus de choses que sa petite valise où elle rangeait ses vêtements à l'époque. Le coffre de sa Chevrolet Captiva, avec laquelle Youla et ses enfants ont fait la route depuis l'Ukraine, déborde d'affaires. Bagages, cabas, vêtements pour tout le monde, peluches et doudous pour Aleksandra, jeux et matériel informatique pour Timofil, 14 ans... Et il y a les chats, Voice et Yasia, leurs croquettes, et leur litière.
Sur une photo de l'été 1991, Youla apparaît heureuse en train d'appeler "maman" avec un combiné que l'on ne trouve plus que dans les brocantes. Aujourd'hui, c'est à son mari, Leonid, et à leur fils aîné, Sviatloslav, majeur depuis tout juste trois mois, qu'elle passe des coups de fil. Ils sont restés en Ukraine parce que mobilisables pour l'armée, comme tous les hommes de 18 à 60 ans. 14h10, le téléphone vibre : "Ah, ce sont eux, pardon, je dois répondre. Ça fait trente-trois jours de guerre aujourd'hui..." compte-t-elle, mardi 29 mars, avant de s'isoler dans la pièce d'à côté.
"Mon corps est là, mais mon esprit est en Ukraine"
Après deux semaines de cohabitation, Youla commence doucement à faire à manger. Elle s'est aussi engagée à traduire en ukrainien l'ensemble des explications du château de Bazoches, dans la Nièvre. "Mais j'ai du mal à me concentrer, je suis fatiguée, je dois m'occuper de mes enfants, il y a beaucoup de stress et d'angoisse, on ne dort pas très bien. C'est un peu vide dedans, chuchote-t-elle en se tapotant la tête. Je suis contente d'être là, chez Paule et Marc, mais c'est compliqué. Mon corps est là, mais mon esprit est toujours en Ukraine. Ce ne sont pas des vacances comme avant."
"On passe constamment du rire aux larmes. Il y a des moments où on se lâche complètement, où on rigole fort. Mais ce n'est pas pareil malgré tout. La guerre revient vite dans nos discussions. Elle a son mari et son fils aîné là-bas… C'est différent.
Marc et Paule Buffyà franceinfo
Pendant ce temps, dans le salon, la petite dernière, Aleksandra, s'amuse avec sa matriochka, une poupée russe, quand le jouet tombe et se brise sur le sol. "Voilà, tout est dit !" s'esclaffent les adultes.
Soudain, Youla remarque un "truc" : "Vous avez vu, c'est toujours après des événements de printemps que je me réfugie chez vous… Tchernobyl, printemps 86. La guerre, printemps 2022. J'ai l'impression que l'Histoire se répète." Marc et Paule, en chœur, tentent le coup : "Les hasards de la vie." Youla a une autre explication : "La malchance de la vie, plutôt." Pour détendre l'atmosphère, tous trois reparlent de la fois où Youla est venue jusqu'en Bourgogne pour faire une surprise à Marc à l'occasion de son anniversaire. "Je reconnais que tu m'as bien eu, là !" Tout le monde se taquine. Ironie de l'histoire, avant la guerre, ils avaient prévu de tous se revoir cet été, à Island, et de profiter du jardin. Finalement, Youla sera peut-être toujours là.
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