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De la Syrie à l'Ukraine, les similitudes des guerres menées par la Russie

Article rédigé par Louis Boy
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Un immeuble détruit par les combats à Marioupol (Ukraine), le 26 mars 2022. (ANADOLU AGENCY / AFP)

Le siège de la ville de Marioupol rappelle celui d'Alep. Dans les deux pays, l'armée russe déploie une stratégie parfois comparable.

Depuis une colline près d'Idlibun camp de réfugiés au Liban ou une manifestation à Paris, de nombreux Syriens ont fait part de leur émotion et apporté leur soutien aux Ukrainiens, alors que l'armée russe poursuit depuis plus d'un mois son offensive en Ukraine. Dans les images de villes bombardées et de civils touchés, ils disent voir un écho de ce qu'ils ont subi quand Vladimir Poutine est intervenu en Syrie pour aider Bachar Al-Assad à vaincre les rebelles, à partir de 2015. Franceinfo a interrogé des experts sur ces similitudes, qui permettent de mieux comprendre les méthodes russes employées en Ukraine.

Des sièges selon le même mode opératoire

Pour Dimitri Minic, chercheur à l'Institut français des relations internationales (Ifri), la façon dont la Russie asphyxie Marioupol, en particulier, est l'illustration "d'une brutalité classique dans l'histoire militaire russe, que l'on avait vue à Alep comme à Grozny", la capitale de la Tchétchénie, assiégée et bombardée à deux reprises dans les années 1990. Comme lui, tous les experts interrogés par franceinfo réservent les comparaisons avec la Syrie à ce port du sud-est de l'Ukraine, stratégique car situé dans un couloir permettant de relier la Crimée aux républiques séparatistes prorusses du Donbass.

"Marioupol, c'est Homs ou Alep en une semaine plutôt qu'en trois mois."

Emile Hokayem, analyste à l'International Institute for Strategic Studies

à franceinfo

Depuis début mars, les bombardements incessants y ont fait au moins 5 000 morts, sans distinguer civils et militaires, selon une conseillère de la présidence ukrainienne. Sur l'ensemble du conflit syrien, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme, près de 8 700 civils ont été tués par les bombardements russes, et 2 500 par des frappes attribuables aussi bien à la Russie ou au régime de Bachar Al-Assad.

Comme en Syrie, l'armée russe a recours à des bombardements et des tirs d'artillerie plutôt qu'à des opérations au sol. Elle est aussi suspectée d'utiliser des bombes à sous-munitions, interdite par le droit international, ou des armes incendiaires au phosphore blanc, prohibées contre des civils, mais pas contre des cibles militaires.

Une rue dévastée d'Alep (Syrie) après un bombardement, le 28 avril 2016, lors du siège de la ville par l'armée syrienne et son allié russe. (AMEER AL-HALBI / AFP)

Pour Isabelle Facon, directrice adjointe de la Fondation pour la recherche stratégique, le siège de Marioupol, comme celui d'Alep, relève d'un même "mode opératoire". "On encercle une ville et on la bombarde jusqu'à sa capitulation", en privant ses habitants d'eau, de nourriture et d'espoir de survivre, afin "d'éroder les soutiens aux forces armées et de provoquer le départ des populations civiles". En Syrie, onze ans de guerre civile, dont plus de six ans d'intervention russe, ont forcé 6,6 millions de Syriens à fuir le pays et fait autant de déplacés internes. En Ukraine, Marioupol a perdu environ les deux tiers de sa population, selon son maire, Vadim Boïtchenko.

Des décisions faisant fi des civils

Tuer des civils n'est pas le but en soi des troupes de Vladimir Poutine, estime cependant Dimitri Minic, spécialiste de la pensée stratégique russe, mais une conséquence jugée secondaire par rapport à l'objectif visé. "S'ils ont pour cible une infrastructure militaire, et qu'un immeuble résidentiel se trouve dans l'axe de la frappe, ils sont susceptibles de juger la cible trop importante et d'ignorer la présence du bâtiment civil", expose l'expert. D'autant que l'armée russe utilise peu d'armes de précision et qu'elle doit se reposer davantage sur son artillerie et moins sur son aviation qu'en Syrie, car "la météo et le terrain sont moins favorables", et les défenses antiaériennes ukrainiennes "plus coriaces que prévu".

"Je ne pense pas que l'intention soit de tuer des centaines de milliers de civils. Mais il s'agit de terroriser les populations."

Emile Hokayem, analyste à l'International Institute for Strategic Studies

à franceinfo

L'armée de Vladimir Poutine est donc prête à infliger de grandes souffrances aux civils si cela sert ses objectifs. En Syrie, la priorité du régime de Bachar Al-Assad et de son allié russe était de "dépeupler" les zones tenues par les rebelles, et ils étaient prêts à y parvenir "en massacrant les habitants ou en les forçant à partir", observe le spécialiste du Moyen-Orient à l'IISS. Cette stratégie passait notamment par la destruction des structures médicales. Près de 600 ont été ciblées entre 2011 et 2021, en grande partie par l'aviation russe.

En Ukraine, l'OMS a recensé 64 attaques contre des structures médicales en un mois d'invasion, selon son dernier rapport"Nous n'avons jamais vu ailleurs dans le monde autant d'attaques sur le système de santé", dénonçait son chef des urgences Michael Ryan le 16 mars. A Marioupol, l'armée russe a notamment frappé une maternité, le 9 mars, et un théâtre qui servait d'abri, le 16 mars. Le siège et les frappes sur des infrastructures ont placé les habitants restants dans une situation critique. Les rares témoignages évoquent des rues jonchées de corps, des fosses communes, et des survivants privés d'électricité, de nourriture et d'eau, contraints de faire fondre la neige pour boire et se laver.

"La catastrophe humanitaire n'est pas qu'une conséquence de la stratégie russe, c'est un de ses éléments."

Emile Hokayem, analyste à l'International Institute for Strategic Studies

à franceinfo

D'autres organisations nuancent cependant la comparaison. "Des bâtiments comme des écoles et des hôpitaux sont bien touchés. Mais nous ne pouvons pas établir que c'est délibéré, à la différence de ce que nous avons documenté en Syrie" pour le moment, expliquait Joanne Mariner, une responsable de l'ONG Amnesty International, dans La Croix (article payant), le 22 mars.

Des négociations pour "paralyser" la situation

L'Ukraine et la communauté internationale ont rapidement réclamé l'ouverture de couloirs humanitaires, rappelant un autre enseignement de la guerre en Syrie. Là-bas, les civils empruntant ces corridors ont parfois été la cible de tirs. Certaines des routes ouvertes l'ont été en direction de territoires contrôlés par le régime et son allié russe, démoralisant les populations. "C'était un chantage constant pour placer les civils dans des situations impossibles, où leur salut ne dépendait plus que des décisions des Russes", explique Emile Hokayem.

Ce scénario se reproduit aujourd'hui. L'Ukraine a dénoncé à de nombreuses reprises la présence de mines sur les routes d'évacuation ou le non-respect du cessez-le-feu, en particulier à Marioupol. Le 7 mars, Moscou a même proposé l'ouverture de corridors vers la Russie ou la Biélorussie, suscitant l'indignation de l'Ukraine et de la France. Des dizaines de milliers d'Ukrainiens ont réussi à fuir Marioupol, "mais par leurs propres moyens, à pied ou en voiture, dans des conditions extrêmement dangereuses pour leur vie", remarque Lucile Marbeau, une porte-parole du Comité international de la Croix Rouge, interrogée par Libération (article payant). "Pour l'heure, à Marioupol, la sécurité des couloirs n'a jamais été garantie."

"Nous sommes malheureusement toujours dans la même logique russe", a regretté Jean-Yves Le Drian, le ministre des Affaires étrangères, dans Le Parisien, le 16 mars, le chef de la diplomatie française dénonçant "des bombardements indiscriminés, des soi-disant 'corridors' humanitaires conçus pour accuser ensuite l'adversaire de ne pas les respecter et des pourparlers sans autre objectif que de faire semblant de négocier". En Syrie comme en Ukraine, Moscou a affiché une ouverture à des pourparlers qui, selon Emile Hokayem, ont surtout pour but de "paralyser" ses adversaires, dissuadés de durcir les sanctions ou l'aide militaire pour ne pas laisser passer cette opportunité.

"A chaque fois que des Russes et des Ukrainiens discutent, on se dit : 'Il y a peut-être une perspective d'accord, attention à ne pas mener une escalade'."

Emile Hokayem, analyste pour l'International Institute for Strategic Studies

à franceinfo

Cette stratégie permet aussi à l'armée russe de gagner du temps et reconstituer ses forces. Moscou rencontre en effet en Ukraine des difficultés inattendues, qui illustrent certaines différences avec la Syrie. "Dans un premier temps, je pense qu'ils voulaient mener une guerre rapide, en frappant des infrastructures militaires stratégiques pour saper la volonté du gouvernement ukrainien", analyse Isabelle Facon, qui constate le rapide échec de cette stratégie. Un siège d'un mois à Marioupol n'était pas forcément le plan initial.

Des différences que Poutine n'a pas anticipées

L'attitude de la communauté internationale change aussi la donne. En Ukraine, l'armée russe s'attaque à un Etat souverain, dirigé par un président élu démocratiquement, voisin de l'Otan et de l'Union européenne. Ces organisations ont immédiatement réagi et partagé des armes et des renseignements militaires avec les Ukrainiens. En Syrie, la présence de groupes terroristes qui combattaient Bachar Al-Assad a permis à la Russie d'intervenir avec "une forme d'assentiment des puissances occidentales", moins regardantes sur ses méthodes, ajoute Dimitri Minic.

"La fameuse ligne rouge d'Obama sur l'utilisation de l'arme chimique a été franchie sans conséquence" par le régime de Bachar Al-Assad, rappelle également Isabelle Facon. 

"Quelle leçon la Russie a-t-elle apprise en Syrie ? Que l'on peut utiliser des armes chimiques en toute impunité."

Emile Hokayem, analyste à l'International Institute for Strategic Studies

à franceinfo

Paradoxalement, ce précédent syrien peut aider à comprendre l'erreur de calcul de Vladimir Poutine en Ukraine. "Il est possible qu'il ait été galvanisé par ce qui est perçu comme un succès opérationnel en Syrie, et l'image de puissance militaire que cette intervention a renvoyée", analyse Isabelle Falcon. "Et qu'il se soit aveuglé" sur ses chances de réussite en Ukraine.

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