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Invasion russe : la France et les pays qui fournissent des armes à l'Ukraine peuvent-ils être considérés comme des "co-belligérants" ?

L'armement de l'Ukraine par des pays de l'Union européenne, dont la France, peut être considéré comme le franchissement d'une nouvelle étape dans l'implication des Vingt-Sept contre la Russie. Mais pas comme une entrée en guerre.

Article rédigé par Eloïse Bartoli, Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Une femme tient une pancarte indiquant "Envoyez-nous des armes" lors d'une manifestation contre l'invasion russe de l'Ukraine, le 26 février 2022, à Stuttgart, en Allemagne. (CHRISTOPH SCHMIDT / DPA)

"Nous ne sommes pas en guerre contre la Russie." Dans une allocution télévisée, mercredi 2 mars, le président Emmanuel Macron a tenu à clarifier la position de la France au sujet de l'offensive militaire menée par Moscou en Ukraine depuis le 24 février. Dans l'Hexagone, comme ailleurs en Europe, le doute s'est installé dans les esprits alors que l'Union européenne et plusieurs de ses Etats membres ont décidé de soutenir militairement Kiev. Les pays qui arment l'Ukraine peuvent-ils être considérés comme des "co-belligérants" ? 

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"Je regrette que l'Union européenne ait décidé de 'fournir des armements nécessaires à une guerre'", a lancé Jean-Luc Mélenchon devant les députés réunis en session spéciale sur la guerre en Ukraine, mardi, à l'Assemblée nationale. "Cette décision ferait de nous des co-belligérants", a estimé le candidat LFI à la présidentielle. Ce à quoi la ministre des Armées, Florence Parly, a répondu : "Un engagement direct de nos forces, ou de celles de nos alliés, pour soutenir l'armée ukrainienne face à la Russie n'est pas une option. Cela ferait de nous un co-belligérant."

Une notion qui n'existe pas dans le droit international

Que recouvre exactement le terme de "co-belligérant" ? Cette notion n'existe pas dans le droit international. Pas plus que celle de "belligérant". Ce terme était utilisé jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour désigner les différentes entités étatiques participant à une guerre. Le qualificatif de "partie au conflit" lui a été préféré depuis 1977, année des deux protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949 sur la protection des victimes des conflits armés. "Pour participer à une guerre de manière générale, il faut envoyer des troupes combattantes, résume pour franceinfo Julien Théron, chercheur à Sciences Po et spécialiste en conflits et sécurité internationale. La France ne fait pas cela [lors du conflit en Ukraine]. En droit international, elle n'est pas du tout en guerre contre la Russie."  

“Ce n'est pas parce qu'on est allié d'un pays en guerre que l'on est en guerre. L'Iran n'est pas en guerre contre l'Ukraine, bien qu'allié de la Russie."

Julien Théron, chercheur à Sciences Po

à franceinfo

Une analyse confirmée par Alain Pellet, professeur émérite de l'université Paris-Nanterre et ancien président de la Commission du droit international des Nations unies. "Il y a deux corps de règles dans le droit international, le droit de la paix et le droit de la guerre. On devient belligérant seulement lorsque l'on applique le droit de la guerre. Actuellement, la France utilise le droit de la paix : on s'interdit d'utiliser la force, mais on ne s'interdit pas des sanctions."

Un changement de doctrine dans la position européenne

A ce stade, la France, comme de nombreux pays européens, se contente de livrer des armes létales à l'Ukraine (missiles, lance-roquettes, mitrailleuses...). Fait inédit, l'Union européenne va financer l'achat et la livraison de ces armements et d'autres équipements (carburant, équipements de protection et fournitures médicales). Une décision qualifiée sur franceinfo de "bifurcation historique" par Sylvain Kahn, docteur en géographie, professeur agrégé d'histoire à Sciences Po. "C'est un changement de doctrine, même lors de la guerre en Yougoslavie (1991-2001), l'Union européenne n'avait jamais fait ça", rappelle-t-il. 

En pratique, les ministres européens des Affaires étrangères vont examiner la possibilité d'utiliser la "Facilité européenne de paix", un fonds qui permet aux Etats membres de rembourser leurs dépenses militaires engagées sous le sceau de l'Europe.

Un risque d'instrumentalisation par Vladimir Poutine

Ce tournant, qui "mettra fin au tabou voulant que l'Union ne fournisse pas d'armes à des belligérants", ainsi que l'a souligné le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, peut-il néanmoins être interprété par Moscou comme une entrée indirecte en guerre ?

Le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie, chargé de juger les auteurs de crimes de guerre commis dans les années 1990 dans les Balkans, a tranché la question : "Le contrôle exercé par un Etat sur des forces armées" doit être "global" pour que l'on considère que ce pays s'est engagé dans un conflit armé. Il faut que l'Etat étranger "joue un rôle dans l'organisation, la coordination ou la planification des actions militaires du groupe militaire, en plus de le financer, l'entraîner, l'équiper ou lui apporter son soutien opérationnel", explique la Croix-Rouge dans un article sur le sujet (en anglais). Les appuis français et européens ne vont pas jusque-là. A l'Elysée, on est formel : l'objet du soutien apporté à l'Ukraine est défensif.

Le palais ne minimise pas le "risque d'escalade". Selon lui, il est lié non pas à une mauvaise interprétation ou à une ambiguïté de la position des Européens, mais à l'instrumentalisation que le président russe pourrait en faire afin de décider d'étendre la guerre en Ukraine. Pour le juriste Alain Pellet, peu importe la manière dont Vladimir Poutine interprète la position de l'Europe, "vendre ou donner des armes n'est pas un acte de belligérance". Le président russe "n'est pas en état de légitime défense".

"L'Europe a le droit de prendre des contre-mesures licites contre celui qui viole extrêmement gravement le droit international."

Alain Pellet, juriste

à franceinfo

Reste que la moindre déclaration française est scrutée avec attention par Moscou. Lorsque le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a affirmé sur franceinfo qu'il voulait "livrer une guerre économique et financière totale à la Russie", la réaction du Kremlin n'a pas tardé. "Faites attention à votre discours, messieurs ! a lancé l'ancien président russe Dmitri Medvedev, un fidèle de Vladimir Poutine, sur Twitter. Et n'oubliez pas que les guerres économiques dans l'histoire de l'humanité se sont souvent transformées en guerres réelles." Bercy a aussitôt rétropédalé, glissant que ce terme était "inapproprié".

Si les mots ont une importance capitale dans ce conflit, le spécialiste Julien Théron rappelle que le régime russe et l'Europe ne sont de toute façon pas "sur la même ligne" en matière de droit international : "Les pays européens le respectent alors que Vladimir Poutine, de manière extrêmement ouverte et avouée, ne le considère pas comme quelque chose de majeur."

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