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Guerre en Ukraine : pourquoi le torchon brûle entre le groupe paramilitaire Wagner et l'armée russe

Evgueni Prigojine, patron de la société militaire privée, accuse l'état-major russe de "trahison" après des divergences concernant la livraison de matériel. Et il n'en est pas à son premier coup de sang envers l'armée régulière.
Article rédigé par Pierre-Louis Caron
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Le centre des visiteurs de la société militaire privée russe Wagner à Saint-Pétersbourg (Russie), le 4 novembre 2022. (OLGA MALTSEVA / AFP)

Des dissensions au sein des forces de Moscou. Dans un message vocal publié mardi 21 février sur Telegram, le dirigeant de la société militaire privée Wagner, Evgueni Prigojine, a accusé l'état-major russe d'avoir "trahi" ses mercenaires en refusant, selon lui, de leur livrer du matériel dans l'est de l'Ukraine. Cette nouvelle attaque rejoint le flot de critiques récemment émises à l'encontre de l'armée russe par l'ancien cuisinier de Vladimir Poutine, devenu homme d'affaires à la tête de sociétés opaques dans la sécurité et les médias. 

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Alors que ses combattants sont engagés dans des batailles sanglantes, à Bakhmout et Soledar notamment (région du Donbass), Evgueni Prigojine a maintes fois remis en question la stratégie des généraux russes en Ukraine, s'arrogeant au passage le crédit de certaines opérations pourtant menées avec l'armée régulière de Moscou. Franceinfo fait le point sur les relations de plus en plus tendues entre la société militaire privée (SMP) Wagner et l'état-major russe.

Discorde autour du soutien logistique et stratégique

Dans la dernière critique publique d'Evgueni Prigojine, les plus hautes figures de l'armée russe en prennent pour leur grade. "Le chef d'état-major et le ministre de la Défense distribuent des ordres à tout-va, demandant non seulement de ne pas donner de munitions au groupe paramilitaire Wagner, mais également de ne pas l'aider en matière de transport aérien", a tancé le patron de la société militaire privée. Une attaque directe contre Valeriy Guerassimov, à la tête des forces russes depuis 2012, et le général Sergueï Choïgou, ministre de la Défense depuis 2012 également.

Le dirigeant de la SMP n'hésite plus à parler d'"opposition frontale" entre son groupe et l'armée officielle, alors qu'ont récemment émergé sur les réseaux sociaux des vidéos d'altercations entre soldats russes et mercenaires, ainsi que des séquences dans lesquelles des combattants de Wagner réclament des armes et munitions directement au commandement russe. Pour Prigojine, le manque de soutien supposé de l'armée russe envers ses hommes "n'est rien de moins qu'une tentative de détruire Wagner". "On peut y voir une trahison de la patrie, alors que Wagner combat pour Bakhmout, essuyant des pertes par centaines chaque jour", s'est-il insurgé mardi.

Un photomontage relayé le 22 février 2023 par le groupe de presse Concord, propriété d'Evgueni Prigojine, montrant une demande de munitions à côté de cadavres présentés comme ceux des mercenaires du groupe Wagner en Ukraine. (CONCORD GROUP (VIA TELEGRAM))

Mercredi matin, le groupe Concord, propriété d'Evgueni Prigojine, a relayé sur Telegram un montage photo présentant des demandes de munitions envoyées à l'état-major, à côté d'une image montrant une pile de corps d'hommes en tenue militaire présentés comme ceux de mercenaires Wagner en Ukraine. Si l'authenticité de ces documents n'a pas pu être vérifiée de façon indépendante, ce montage représente en tout cas un nouveau coup de pression de la part de Prigojine et de ses soutiens.

Toujours sur Telegram (en russe), le patron de Wagner avait déjà signalé une "pénurie totale d'obus" pour ses hommes, imputée au ministère de la Défense. "Les questions que j'ai posées sur les munitions restent, malheureusement, sans aucune réponse", l'entend-on déplorer dans un enregistrement audio. Dans son message, Prigojine disait par ailleurs regretter l'ancien général en charge des opérations russes en Ukraine, Sergueï Sourovikine, remplacé en janvier 2023 par l'actuel chef d'état-major russe. 

L'armée russe dénonce des "commentaires exaltés"

Mardi soir, le ministère de la Défense russe s'est fendu d'un communiqué en réponse aux critiques d'Evgueni Prigojine, sans le citer toutefois. Le texte, repris par l'agence de presse officielle Tass (en anglais), assure que des munitions ont bien été livrées en nombre suffisant aux "unités d'assaut volontaires", terme qui semble désigner les mercenaires de la SMP Wagner. Se félicitant de sa progression dans l'est de l'Ukraine, le ministère déclare par ailleurs que ces "opérations réussies seraient impossibles sans le soutien des tirs d'unités d'artillerie, de véhicules blindés". "C'est pourquoi toutes les déclarations prétendument faites au nom des unités d'assaut sur les pénuries de munitions sont absolument fausses", poursuit le communiqué.

Face à des déclarations qualifiées de "commentaires exaltés", le ministère de la Défense promet en outre de nouvelles livraisons d'armes et de munitions sur la ligne de front dès le samedi 25 février. "Les volontaires, comme les militaires des unités d'assaut des forces russes, libèrent courageusement et de manière désintéressée le Donbass des militants du régime de Kiev", ajoute-t-il, dans ce qui ressemble à un rappel à l'ordre. "Les tentatives visant à enrayer le mécanisme étroit de coopération et de soutien entre les unités de la force russe sont contre-productives et font le jeu l'ennemi."

Vladimir Poutine n'a pas lui-même réagi aux propos d'Evgueni Prigojine. Son porte-parole, Dmitri Peskov, cité par le journal russe Kommersant, a simplement déclaré mercredi qu'il avait "transmis les questions [concernant la pénurie de munitions] au ministère de la Défense".

Des critiques de plus en plus cinglantes

Cette poussée de fièvre fait suite à une longue série de commentaires et de piques lancées par Evgueni Prigojine en direction de l'armée russe. En octobre 2022, le retrait des Russes de la ville de Lyman (province de Donetsk) avait provoqué la colère du patron de Wagner. "Qu'on envoie tous ces salauds au front, avec des mitrailleuses et pieds nus !", avait-il notamment déclaré, au sujet de généraux qu'il trouvait trop peu impliqués. Davantage va-t-en-guerre que la Douma, le Parlement russe, Prigojine a plusieurs fois exhorté les députés à afficher plus de soutien à l'opération militaire.

Le patron du groupe Wagner a également revendiqué plusieurs succès militaires, comme à Severodonetsk en juin 2022, et plus récemment à Soledar, assurant que les combats y avaient été remportés exclusivement grâce à ses mercenaires. Des déclarations à mettre en perspective avec les communiqués de l'armée russe, évoquant systématiquement la coopération entre les différentes forces déployées en Ukraine. Moscou a sous-traité de nombreuses tâches et semble toujours avoir besoin des miliciens de Wagner, qu'il s'agisse d'assauts d'infanterie ou d'activités défensives.

Wagner veut conserver son influence

A l'intérieur du conflit ukrainien, c'est une autre guerre qui se joue pour Wagner. Le groupe tient en effet à conserver sa réputation auprès de ses combattants, attirés par un salaire plus élevé que la solde dans l'armée régulière. Mais ces derniers mois, la SMP a connu des difficultés pour recruter, allant jusqu'à faire appel à des prisonniers, alors que 30 000 de ses hommes auraient déjà été tués depuis le début de l'invasion de l'Ukraine, selon les chiffres du renseignement américain communiqués par la Maison Blanche (en anglais).

Face aux affres de la guerre, le groupe n'est pas épargné par les désertions, comme celle, très médiatisée, du Russe Andreï Medvedev, pour qui les mercenaires sont traités comme "du bétail". Afin d'empêcher ces fuites, Evgueni Prigojine et son groupe paramilitaire ont choisi la manière forte : l'exécution. En novembre 2022, Wagner a publié sur les réseaux sociaux les images de la mise à mort d'un déserteur, tué à coups de masse. "Une mort de chien... pour un chien", avait alors froidement commenté le patron du groupe paramilitaire.

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