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Guerre en Ukraine : face aux sanctions imposées par les Occidentaux, l'économie russe se trouve-t-elle dans une impasse ?

Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 10min
Le quartier des affaires de Moscou (Russie) en novembre 2021. (DIMITAR DILKOFF / AFP)

Trois mois après le début de la guerre, le pays tente de faire le dos rond face aux mesures de rétorsion imposées par les pays occidentaux. Pour combien de temps ? 

Quels effets ont les sanctions économiques prises contre la Russie ? En réponse à la reconnaissance des territoires séparatistes du Donbass et à l'invasion de l'Ukraine entamée il y a trois mois, l'Union européenne souhaite adopter un sixième paquet de sanctions, alors qu'un sommet est prévu fin mai.

>> En quoi consistent les sanctions européennes contre la Russie ?

Dernière conséquence en date de la guerre économique qui se joue parallèlement au conflit sur le territoire ukrainien, le groupe automobile français Renault, leader dans le pays, a fini par vendre ses actifs à l'Etat russe, entraînant la première nationalisation d'ampleur depuis le début de la guerre. Le géant américain de la restauration rapide McDonald's, présent en Russie depuis plus de 30 ans mais qui avait provisoirement fermé ses 850 restaurants début mars, a également annoncé son retrait définitif.

Le taux de chômage en Russie, à 4,1% en février, est bien inférieur à celui observé en France. Deux millions d'emplois pourraient toutefois être supprimés d'ici décembre, ce qui porterait le taux de chômage à plus de 7%, selon une estimation communiquée fin mars par le Centre de recherche stratégique. Par ailleurs, le gouvernement russe a lancé une politique de soutien aux entreprises, relève l'économiste Julien Vercueil, afin "d'aider les entreprises en difficulté, un peu à l'image des mesures prises pendant la crise Covid" en Russie.

Le seul critère de l'emploi n'est pas suffisant pour mesurer l'effet des sanctions. Selon les experts de l'Institut d'économie de l'Académie des sciences russe, les employeurs préfèrent éviter les licenciements et recourir aux congés forcés ou au temps partiel, aujourd'hui en nette augmentation. Certaines catégories sont déjà touchées pour des raisons évidentes. Avec la fermeture de l'espace aérien, 10% des pilotes de ligne sont par exemple mis sur la touche, selon les informations du journal Kommersant* et le ministère des Transports redoute un exode de ces travailleurs qualifiés.

Une inflation chronique

Autre conséquence : les revenus réels de la population pourraient avoir diminué de 5 à 10% à la fin de l'année, selon les estimations de l'économiste moscovite Natalya Zoubarevich, citée par le site RBK*.

Entre février et mars, les prix à la consommation ont augmenté de 8% ou plus dans 32 régions russes (7,2% à Moscou et 7,7% à Saint-Pétersbourg), selon Rosstat*, l'institut statistique russe. Le mois dernier, le prix des oignons a par exemple augmenté de plus de 50%, celui des carottes de 29,5% et celui du riz de 12,9%. Et si le rouble retrouve peu à peu des couleurs en raison de la politique monétaire très stricte adoptée par Moscou, l'inflation, qui a atteint 17,6% sur un an en avril selon la Banque centrale russe (BCR), pourrait dépasser 20% cette année, prévoit le FMI (la BCR donne une fourchette comprise entre 18 et 23%).

La cliente d'un supermarché de Moscou (Russie), le 6 avril 2022. (NATALIA KOLESNIKOVA / AFP)

Cette flambée des prix est le résultat combiné de l'incertitude, d'une crainte de prix toujours plus élevés à l'avenir et de l'affaiblissement de la monnaie, constatait la Banque centrale russe* mi-mars. Plusieurs facteurs pourraient s'ajouter aux sanctions pour entretenir cette dynamique, poursuit Julien Vercueil : "La politique budgétaire, qui pour faire face à la récession pourrait prendre à terme un virage inflationniste – ce n'est pas le cas jusqu'ici –, les ruptures d'approvisionnements en composants critiques ou de mauvaises récoltes agricoles, qui auraient une effet de tension sur les prix alimentaires".

La poussée inflationniste semble désormais moins vive, relève toutefois Janis Kluge, économiste à l'institut allemand SWP. Mais "cet indicateur perd en partie de son sens dans une situation de sanctions", écrit-il. Le mode de vie des Russes est effectivement bousculé par la disparition de certains biens et services, et "pas simplement par la hausse des prix de ceux qui sont toujours disponibles".

Incertitudes sur les livraisons et l'industrie

Interrogée par franceinfo début avril, la chercheuse Anna Colin Lebedev estime que la situation sera intenable sur la durée. "Les sanctions font mal, notamment parce que l'économie russe est extrêmement dépendante de produits européens, de technologies européennes, de matières premières européennes." C'est le cas, par exemple, dans l'industrie automobile. En raison de l'arrêt des importations de modèles occidentaux, les entreprises de livraison jettent désormais leur dévolu sur les marques russes (UAZ, Lada, GAZ…). Mais là encore, les sanctions imposées par les pays occidentaux posent problème : la part des composants électroniques importés atteint parfois 50% dans ces modèles.

"Les entreprises connaissent des difficultés considérables en matière de production et de logistique."

La Banque centrale russe

dans un communiqué

Ces tensions menacent des pans entiers de la production industrielle russe. "L'effet durable des sanctions, moins visible, est de compliquer l'approvisionnement en composants critiques pour de nombreuses industries technologiques en Russie, au premier rang desquelles se trouve le complexe militaro-industriel", résume l'économiste Julien Vercueil. "La question est de savoir combien de temps ces difficultés persisteront et à quelle vitesse les entreprises pourront trouver de nouveaux fournisseurs", commente (en anglais) pour sa part Elvira Nabiullina, fraîchement reconduite pour cinq ans à la tête de la Banque centrale russe.

Les compagnies russes tentent, à la hâte, de faire évoluer leurs importations et leurs exportations, en diversifiant les partenaires et les biens concernés. Mais là encore, l'équation est délicate. Même en cas de soutien chinois sur l'achat de matières premières et les fournitures de technologies, "l'asymétrie économique entre les deux pays risque de se traduire par une dépendance financière, économique et technologique de la Russie", alors que "l'économie de son voisin est environ dix fois plus puissante", analyse Julien Vercueil.

L'inconnue du pétrole et du gaz

La Russie peut cependant toujours compter sur ses compagnies pétrolières et gazières, qui ont engrangé 1 800 milliards de roubles en avril (contre 890 en 2021) et 1 200 milliards en mars. Malgré la guerre, ces entreprises ont déjà encaissé la moitié de leurs revenus espérés cette année. Pour autant, les Etats-Unis ont déjà arrêté leurs importations et l'UE est en passe de le faire, à condition de convaincre la Hongrie. "Si l'Europe refuse le pétrole russe, la Russie perd environ 40% de ses exportations de pétrole", estime l'analyste financier Andreï Movchan, interrogé par Novaïa Gazeta*. Les nouveaux acheteurs, par ailleurs, seront en position de force pour négocier des prix à la baisse.

"Un retrait de la demande européenne aurait des conséquences fortes sur la capacité de financement de l'économie et de l'Etat russe si Moscou ne trouvait pas de clients alternatifs."

Julien Vercueil, économiste

à franceinfo

A moyen terme, le FMI a calculé qu'environ 60 à 70% de la demande actuelle de pétrole et de gaz naturel pourrait disparaître au cours des prochaines années, "ce qui obligera la Russie à diversifier ses exportations vers d'autres régions". Moscou évoque déjà la possibilité d'exploiter davantage son oléoduc Sibérie orientale-océan Pacifique (Espo), mais les débouchés sont limités. Et les compagnies devront donc résoudre un casse-tête logistique pour écouler leur brut. "Nous n'avons pas de tuyau spécial vers la Chine et il faudra charger dans des pétroliers", résume prosaïquement Andreï Movchan auprès de Novaïa Gazeta.

"La Russie peut résister tant que ses exportateurs de matières premières peuvent jouir de recettes d'exportation élevées, résume Julien Vercueil. Si la rente se tarit, les autorités devront faire face à une crise globale qu'il sera très difficile d'endiguer." Outre les hydrocarbures, un quart du charbon russe était exporté vers l'UE, mais les importations vers les pays européens ont été interdites début avril.

Vers un bond en arrière de l'économie russe

Le gouvernement russe tente d'afficher sa sérénité, mais les perspectives sont peu engageantes. La perte de compétitivé russe "pourrait s'avérer plus prononcée que ne le suppose le scénario de référence", reconnaît d'ailleurs la Banque centrale russe (en anglais)"Le pire est à venir", écrit l'économiste Sergueï Guriev, professeur à Sciences Po Paris, pour le média indépendant The Conversation (en anglais)"Même si l'économie russe pourrait construire un nouvel équilibre en un an ou deux, elle ne parviendra pas de sitôt à retrouver les niveaux d'avant-guerre ; et continuera de prendre du retard sur les économies développées." Les investissements en recherche et développement sont au point mort, ce qui va pénaliser durablement les capacités d'innovation du pays.

L'agence Bloomberg a pu consulter (en anglais) les prévisions internes du ministère des Finances russe, qui planche sur une contraction de 12% de l'économie cette année. Du jamais-vu depuis 1994. Toujours selon cette source, les sanctions occidentales seraient à elles seules responsables d'une contraction de 10,8% et d'environ 5% en 2023. Le gouvernement russe, cité par l'agence Tass*, a ensuite démenti ces chiffres, mais la BCR avait déjà dévoilé fin avril des prévisions entre 8 et 10%. D'autres estimations évoquent une récession plus prononcée à 10% (Goldman Sachs) ou 15% (Institute for International Finance). L'économie russe pourrait donc replonger dix ans en arrière.

* Ces liens renvoient vers des contenus en langue russe

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