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Crise Russie-Ukraine : on a décrypté l'étonnant Conseil de sécurité autour de Vladimir Poutine

Article rédigé par Louis San
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Vladimir Poutine, le président russe (gauche), lors d'un Conseil de sécurité, à Moscou, le 21 février 2022. (ALEKSEY NIKOLSKYI / SPUTNIK / AFP)

Le président russe a rassemblé de hauts dirigeants, lundi, pour leur demander leur avis sur la marche à suivre quant à la reconnaissance des républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk.

Une vaste salle pour une poignée de personnes. La crise entre l'Ukraine et la Russie a été marquée par un événement médiatique peu commun, lundi 21 février : avant d'annoncer la reconnaissance des républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk, Vladimir Poutine a réuni un Conseil de sécurité qui a été filmé puis diffusé à la télévision russe et sur internet. L'objet de ce Conseil, pour le président russe, était officiellement de recueillir les avis des uns et des autres sur la position que Moscou devait adopter vis-à-vis des territoires séparatistes prorusses de l'est de l'Ukraine.

Franceinfo revient sur cette étrangeté audiovisuelle, alors que le maître du Kremlin est passé à l'offensive, lançant jeudi 24 février une "opération militaire" sur le territoire ukrainien, qualifiée d'"invasion de grande ampleur" par Kiev.

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Diffuser un tel événement, une pratique inhabituelle

Filmer et diffuser un Conseil de sécurité est une pratique très peu courante en Russie. Tous les observateurs s'accordent sur ce point, de CNN (en anglais) à l'AFP en passant par Arnaud Dubien, directeur de l'Observatoire franco-russe, qui parle d'un "format étonnant"

Mais pourquoi convier les caméras pour un tel événement, qui se tient presque toujours à huis clos, en Russie comme ailleurs ? "Cette réunion du Conseil de sécurité diffusée sur toutes les grandes chaînes de télévision russes était une incroyable mise en scène destinée à montrer l'unanimité de la classe politique devant cette grave décision à prendre"a estimé la chercheuse Anna Colin Lebedev en répondant aux questions des internautes de franceinfo.

Pour ce Conseil de sécurité, Vladimir Poutine a rassemblé, entre autres, le Premier ministre Mikhaïl Michoustine, le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov, le ministre de la Défense Sergueï Choïgou et l'ancien président russe Dmitri Medvedev. L'événement s'est également tenu en présence du secrétaire du Conseil de sécurité, Nikolaï Patrouchev, et du patron du Renseignement extérieur, Sergueï Narychkine. Valentina Matvienko, la présidente du Conseil de la fédération, la chambre haute du Parlement, était la seule femme de l'instance.

Une mise en scène de la verticalité du pouvoir

Lors de ce Conseil de sécurité, Vladimir Poutine est apparu assis à un bureau installé dans la fastueuse salle Sainte-Catherine du Kremlin, dans laquelle il avait signé l'annexion de la Crimée en 2014. En raison des mesures sanitaires liées au Covid-19, le président russe se tenait à plusieurs mètres des autres membres du Conseil. 

Le président russe Vladimir Poutine (gauche), lors d'un Conseil de sécurité, au Kremlin, à Moscou, le 21 février 2022. (ALEKSEY NIKOLSKYI / SPUTNIK / AFP)

Tous les participants ont pris la parole à un pupitre blanc installé sur un côté de la vaste salle. Le président les a écoutés depuis son bureau. Du pur point de vue de l'image, "tout est fait pour mettre en scène la construction d'un processus démocratique", commente auprès de franceinfo Pierluigi Basso, professeur de sciences du langage à l'université Lumière Lyon 2. Le président de l'Association française de sémiotique relève que l'"image nette" et la lumière donnent la sensation que "tout est très clair""tout est visible", suggérant une certaine "transparence" de la démarche.

Mais si le président russe fait mine de consulter pour recueillir différents avis, il est celui qui tranche en dernier lieu. Et c'est surtout cela qui est visible aux yeux de différents spécialistes. "Vladimir Poutine a un style de gouvernement très vertical, où il s'attache à montrer qu'il est le seul qui décide", a rappelé la chercheuse Anna Colin Lebedev. Avis partagé par Nicolas Tenzer, politologue, spécialiste de la Russie et de l'Ukraine, qui juge cette "mise en scène totalement baroque".

"C'était la mise en scène d'une forme de domination absolue, du pouvoir d'un seul homme."

Nicolas Tenzer, politologue

à franceinfo

Sur les images retransmises, Pierluigi Basso souligne l'absence de plans d'ensemble réunissant Vladimir Poutine et les participants. Il s'agit pourtant, selon le sémioticien, d'un élément "fondamental" dans la mise en scène télévisée. Cela montre, d'après lui, un président russe isolé et séparé, même des plus hauts dirigeants de son pays.

Une humiliation pour le chef du Renseignement extérieur

Parmi tous les passages au pupitre, celui de Sergueï Narychkine, le patron du Renseignement extérieur, a été largement commenté. Visiblement confus et stressé, l'espion en chef a bafouillé. Alors qu'il évoquait l'éventualité de laisser une "dernière chance" à l'Ukraine de suivre le processus de paix, Vladimir Poutine l'a sèchement recadré à plusieurs reprises. "Parlez clairement, Sergueï", lui a lancé le président russe pour qu'il dise si "oui ou non" il était en faveur d'une reconnaissance des républiques séparatistes. "Très bien, asseyez-vous, merci", a-t-il conclu lorsque Sergueï Narychkine a finalement acquiescé, et ce, après avoir évoqué une "annexion", comme le montre cette vidéo de la BBC (en russe mais sous-titrée en anglais).

"Echange surréaliste", écrit Le Figaro"Scène hallucinante. L'URSS à l'heure de la téléréalité", a réagi un journaliste du Monde. La scène est "difficile à regarder", ont commenté des journalistes de CNN.

"Chacun avait sa partition à jouer, mais on sent que Sergueï Narychkine est affolé", commente auprès de franceinfo Lukas Aubin, chercheur associé à l'Iris, spécialiste de la géopolitique de la Russie. Il avance plusieurs hypothèses à l'origine de ce déraillement : le directeur ne sait plus exactement ce qu'il doit dire alors qu'ils ont discuté de la mise en scène au préalable, la question de l'annexion est sur la table en coulisses mais il ne faut pas révéler publiquement cet élément majeur, ou il a tout simplement peur de Vladimir Poutine.

D'autre part, l'agacement qu'exprime le président russe en écoutant Sergueï Narychkine, et à d'autres moments du Conseil, est habituel, avance Lukas Aubin. "Vladimir Poutine se place dans une posture quasiment tsariste. Il y a des courtisans et lui, comme ersatz du tsar, remarque-t-il. La façon dont il gouverne renvoie à une Russie plus ancienne."

Un timing curieux

Ce Conseil de sécurité, un pur spectacle ? C'est ce que suggère le déroulé de la journée de lundi. La retransmission télévisée n'a pas eu lieu en direct. Le Conseil a été enregistré à la mi-journée et s'est retrouvé sur les antennes aux alentours de 18 heures (heure locale). Le Kremlin a reconnu, mardi, que quelques coupes avaient eu lieu, concédant que "certaines nuances n'ont pas été diffusées", rapporte l'agence Ria Novosti (en russe). Il a été contraint de faire ces précisions car des internautes s'interrogeaient sur l'heure à laquelle avait eu lieu le Conseil après avoir remarqué que la montre du ministre de la Défense, Sergueï Choïgou, indiquait environ 12h45.

Le Conseil de sécurité a donc été enregistré avant même l'appel des dirigeants séparatistes de Lougansk et Donetsk à reconnaître leur indépendance, qui est survenu lundi après-midi. Officiellement, selon la version initiale, Vladimir Poutine aurait déclaré après cet appel : "Le but de notre réunion [du Conseil de sécurité] aujourd'hui est d'écouter nos collègues et de déterminer nos prochains pas dans cette direction."

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