Climat : les actions chocs des militants écologistes servent-elles la lutte contre le réchauffement climatique ?
Activistes, mais aussi scientifiques, multiplient les gestes de désobéissance civile pour alerter le grand public sur la crise climatique, mais leur mobilisation est aussi critiquée que médiatisée.
Des activistes écologistes qui bloquent une route, s'attachent à des équipements publics, perturbent des événements sportifs... Plus une semaine ne passe sans que ces images inondent réseaux sociaux et télévisions du monde entier. Mi-octobre, la vidéo de deux militantes britanniques projetant de la soupe sur un tableau de Vincent Van Gogh à la National Gallery de Londres (Royaume-Uni) a généré plus de 50 millions de vues sur Twitter. "Une vague de désobéissance civile se formalise très clairement depuis l'été, avec une démultiplication des cibles", atteste Sylvie Ollitrault, directrice de recherches au CNRS. Une fois la soupe essuyée ou la route débloquée, quel est le bilan de ces actions ?
Pour les groupes d'activistes comme Dernière rénovation, Extinction Rebellion ou ANV-COP21, l'attention croissante des médias et des réseaux sociaux marque une première victoire. "L'idée est d'abord de faire un coup médiatique", explique Sylvie Ollitrault, autrice du livre La désobéissance civile. "Est-ce que Sasha serait sur votre plateau si elle n'avait pas bloqué des routes ?" interrogeait l'eurodéputé Renaissance Pascal Canfin, sur France Inter, à propos d'une militante de Dernière Rénovation, début novembre.
Pascal Canfin sur les actions écologistes : "Est-ce que Sasha serait sur votre plateau si elle n'avait pas bloqué des routes ? L'objectif de faire parler du sujet est atteint." #le7930inter pic.twitter.com/wc3VI62hZP
— France Inter (@franceinter) November 7, 2022
Ces groupes ont bien compris qu'en recourant à la "désobéissance civile perturbatrice et aux dommages ou destructions de biens, ils sont en mesure d'attirer une plus grande attention des médias qu'avec des pétitions", analyse Michael Loadenthal, chercheur à l'université américaine de Georgetown, spécialiste de la violence politique.
Ces modes d'action sont souvent condamnés par les pouvoirs publics. Après des affrontements lors d'une manifestation contre la mégabassine de Saint-Soline (Deux-Sèvres), le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, a dénoncé "des modes opératoires qui relèvent de l'écoterrorisme", même si le parquet national antiterroriste dit "n'avoir aucune procédure en cours" sous cette qualification controversée.
Au-delà de la résonance médiatique, ces actions de désobéissance civile servent à amener le dérèglement climatique dans le débat public, enchaîne Sylvie Ollitrault. "Ainsi, on tient l'intérêt de l'opinion sur les questions écologiques, souvent concurrencées par d'autres problèmes, comme la guerre en Ukraine ou la pandémie de Covid-19." Des phénomènes extrêmes, comme les canicules ou les incendies, ainsi que des événements internationaux, à l'image de la COP27 en Egypte actuellement, ont pu rendre ces mobilisations d'autant plus audibles qu'elles s'inscrivent dans un contexte global.
Attirer l'attention, et après ?
Ces gestes politiques sont-ils pour autant compris et susceptibles de renforcer la lutte contre le dérèglement climatique ? "Généralement, le public réagit négativement à ces actes de destruction", tranchait récemment le sociologue américain Robb Willer auprès du média allemand DW (en anglais). Pour lui, ces méthodes peuvent "permettre d'attirer l'attention, mais cette attention peut se révéler inutile".
La chercheuse Sylvie Ollitrault les compare aux mouvements de désobéissance civile "initiés par Gandhi ou Martin Luther King" qui "galvanisaient les foules". "Aujourd'hui, s'il y avait une grande grève, ça bousculerait peut-être l'agenda politique", estime-t-elle. Pour l'instant, "ce sont des groupes plutôt minoritaires et radicalisés qui mènent ces actions", qui "n'emportent pas une masse d'individus".
En témoignent les nombreux commentaires sceptiques, voire haineux, publiés sur les réseaux sociaux lorsque des militants projettent des aliments sur de prestigieux tableaux (protégés d'une vitre) ou empêchent des automobilistes de circuler. "Ce n'est pas à cause de la soupe jetée sur un tableau qu'une personne va s'inquiéter de l'état du climat, redoute Dominique Bourg, philosophe de l'écologie. Il faut qu'il y ait un lien entre l'action conduite et les causes qu'on veut défendre." "Les gens qui ne veulent pas entendre parler de l'écologie vont se repaître de ces actions", dénonce-t-il.
"Quelle était l'empreinte carbone de Vincent Van Gogh pour qu'on jette de la peinture sur ses tableaux ?"
Dominique Bourg, philosophe de l'écologieà franceinfo
Cette question de l'efficacité des actions de désobéissance civile, par nature non-violentes, est aujourd'hui au cœur du débat politique et social. "C'est contre-productif", juge Dominique Bourg. Le ministre de la Transition écologique, Christophe Béchu, estime que "ceux qui font ça desservent la cause, provoquent l'incompréhension des Français et renvoient une image de l'écologie qui n'est pas la bonne".
Déplacer la fenêtre d'Overton
Pour Cécile Alduy, spécialiste en analyse du discours politique, ces actions de désobéissance civile interviennent "un peu à contre-temps". Elles arrivent bien après la campagne présidentielle, "moment-clé pour mettre ce sujet à l'agenda". Et si la lutte contre le dérèglement climatique s'invite de plus en plus dans les médias, la traduction politique de l'activisme militant n'est pas au rendez-vous. En dehors des élections européennes de 2019 ou des municipales de 2020, où ils ont réalisé de bons scores, "l'échec à la présidentielle et des querelles intestines sur d'autres sujets rendent les écologistes illisibles et inaudibles", souligne la professeure à l'université de Stanford (Etats-Unis) et chercheuse associée au Cevipof.
Faible poids des élus EELV, déception générée par la Convention citoyenne sur le climat… En l'absence d'avancées concrètes significatives, les activistes écologistes veulent convaincre à tout prix les citoyens. Pour cela, ils tentent d'actionner un levier bien connu des militants du monde entier : la fenêtre d'Overton. Théorisée dans les années 1990 par l'Américain Joseph P. Overton, lobbyiste libéral, cette fenêtre imaginaire définit ce qui est acceptable ou non dans le champ politique. Ceux qui multiplient les actions radicales tentent, en les banalisant, de déplacer cette fenêtre pour que de plus en plus de citoyens tolèrent ces mobilisations. "C'est le rôle de lanceur d'alertes que de vouloir déplacer la fenêtre d'Overton", résume Dominique Bourg.
"Ce qui aurait pu être considéré comme inutile ou extrême il y a dix ans peut maintenant être compris comme des stratégies viables de mobilisation."
Michael Loadenthal, chercheur à l'université de Georgetownà franceinfo
Lorsque ces actions radicales sont portées par des personnes perçues comme plus modérées, elles sont toutefois mieux acceptées du grand public. Les scientifiques sont de plus en plus nombreux à participer à des actions en faveur du climat : une partie n'hésite plus à manifester, bloquer des routes ou perturber des salons automobiles, parfois aux côtés d'activistes.
Devant l'ambassade d'Allemagne, à Paris, une vingtaine de scientifiques et d'activistes pour le climat réclament la "libération des scientifiques en détention" à Munich, pour une action dans un showroom BMW. pic.twitter.com/KHn6Ic59s7
— Thibaud Le Meneec (@LeMeneec) November 2, 2022
"Quand on appuie des actions, on vient les légitimer en expliquant que ces militants sont du côté des preuves scientifiques, que ce n'est pas une vue de l'esprit", défend Kévin Jean, épidémiologiste et membre du collectif Scientifiques en rébellion.
"Face à un scientifique en poste, avec un certain niveau de confiance de la société, c'est plus dur de dénigrer ces actions."
Kévin Jean, membre du collectif Scientifiques en rébellionà franceinfo
"Cela peut donner une légitimité à ces actions pour ceux qui ne contestent pas la validité de la parole scientifique et des experts, mais nous sommes aussi dans une période de défiance vis-à-vis de la science et de rejet des 'sachants'", nuance Cécile Alduy. "Cela peut donc être à double tranchant, et tout autant discréditer lesdits scientifiques. L'opinion publique n'est pas du tout uniforme sur ces questions."
Des "franges radicales" au service des plus modérés
Perçus comme plus modérés que les militants de Dernière rénovation ou Extinction Rebellion, les blouses blanches qui participent à des actions de désobéissance civile deviennent en miroir "le flanc radical des scientifiques" qui n'ont pas recours à ces actions, mais alertent eux aussi sur le dérèglement climatique. "Ce que l'on fait peut permettre à des rapporteurs de Giec, comme Valérie Masson-Delmotte ou Christophe Cassou, de tenir un discours à la hauteur des enjeux face à des décideurs sans apparaître comme des radicaux", considère Kévin Jean.
De plus en plus critiqués pour leurs modes d'action, dépourvus de leviers politiques majeurs mais légitimés par les scientifiques, les activistes écologistes vont-ils avoir recours à des actions plus violentes pour se faire entendre ? Pour le chercheur britannique Oscar Berglund, il est logique de penser que "la tolérance et l'utilisation du sabotage augmenteront à mesure que la crise climatique se rapproche de la vie des gens et que nous sommes plus nombreux à être directement touchés". Michael Loadenthal explique aussi que "les acteurs du changement social sont susceptibles de continuer à intensifier leurs tactiques et stratégies jusqu'à ce qu'ils atteignent leurs objectifs, qu'ils soient éliminés par la répression ou voient leurs revendications récupérées dans le discours dominant."
Certaines actions, comme dégonfler les pneus de certaines polluantes, relèvent déjà d'une logique de sabotage. La tentation de modes d'action plus radicaux gagnera-t-elle les défenseurs du climat, au risque de les couper totalement d'un soutien populaire ? "Aujourd'hui, en 2022, je ne me vois pas aller saboter quoi que ce soit, tempère Pascal Vaillant, membre des Scientifiques en rébellion. En même temps, il y a cinq ans, je ne me voyais pas manifester." Si aucune "réaction forte de la société et du gouvernement" n'intervient d'ici là, "on refait le point dans cinq ans", propose le chercheur.
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