L'article à lire pour comprendre le scandale des boues rouges
La question des boues rouges déchire le gouvernement. Au centre du débat : le choix de l'Etat français d'autoriser une entreprise à déverser une partie de ses déchets toxiques dans la mer.
Manuel Valls et Ségolène Royal campent sur leurs positions : le Premier ministre ne veut pas retirer l'autorisation que l'Etat a donnée à l'entreprise Alteo. Elle lui permet de rejeter des substances toxiques dans la Méditerranée, en plein cœur du Parc national des Calanques. "Je maintiens ma position. Cette décision n'est à mes yeux pas acceptable", a réagi, lundi 5 septembre dans Le Parisien, la ministre de l'Environnement, qui aurait préféré que l'Etat retire cette autorisation délivrée en 2015.
L'affaire est plus connue sous le nom des "boues rouges", ces résidus polluants qui ont été relâchés au large de Cassis pendant cinquante ans, avant d'être filtrés grâce à une nouvelle technique. Mais de quoi sont-elles composées et pourquoi sont-elles dangereuses ? Franceinfo vous explique tout ce qu'il faut savoir pour comprendre cette affaire.
Les boues rouges, c'est quoi ?
Les boues rouges, c'est cette masse orange qui tapisse le fond de la mer Méditerranée dans le Parc national des Calanques, créé en 2012 et havre de dizaines d’espèces marines protégées, menacées ou rares. On les trouve à 320 m de profondeur, à 7 km du rivage. Et ces boues rouges ne sont pas arrivées là par hasard.
Pour en trouver l'origine, il faut remonter un pipeline long de 50 km qui conduit à l'usine Alteo, située dans la petite ville de Gardanne. Le groupe, premier producteur au monde d’alumines de spécialité, entrant dans la composition de céramiques pour l’électronique et d’écrans à cristaux liquides, entre autres, a besoin de bauxite, une roche qui donne sa couleur orangée à la boue. La formule est simple : une tonne de bauxite, chauffée avec de la soude, produit 500 kg d'alumine. Les 500 kg restants sont des déchets, les boues rouges, relâchées directement dans la mer grâce au pipeline.
Pourquoi font-elles scandale ?
Parce que depuis des décennies, les boues rouges s'accumulent au fond de la mer et qu'elles sont extrêmement toxiques. Un rapport d'un institut indépendant, publié en 1993, a déterminé que l'activité d'Alteo était néfaste pour la reproduction de certains poissons et crustacés. Ce rapport n'a pas été rendu public pendant dix ans. Depuis, d'autres documents ont confirmé les effets délétères de ces boues sur l’environnement. Au total, au moins 20 millions de tonnes de boues rouges ont été déversées dans les fonds marins sur 2 400 km2, soit l’équivalent de dix fois la superficie de Marseille, précise Le Monde.
Une étude de l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) du 21 décembre 2015, réalisée à la demande du ministère de l'Environnement, a confirmé l'impact des rejets sur les poissons à proximité du littoral entre Marseille et La Ciotat. Pourtant, dans le Parc national des Calanques, la baignade et la pêche sont autorisées.
Les habitants de la côte ont donc consommé des produits de la mer contaminés pendant des années, sans que cela ait inquiété les pouvoirs publics, comme l'a expliqué une commerçante retraitée dans l'émission "Thalassa" : "On vendait du poisson orange, c'était normal."
Autre domaine d’inquiétude : que va-t-il advenir des boues rouges ? "A part fermer le canyon [de Cassidaigne, situé à 30 km au large des calanques de Cassis] en y jetant de gros cailloux, il n'y a pas de solution", souligne Solène Demonet, de France nature environnement (FNE), au Parisien.
Quels produits toxiques trouve-t-on dans les boues rouges ?
Pêle-mêle, elles contiennent de nombreux métaux lourds (arsenic, fer, mercure, silice, titane...) reconnus comme agents toxiques par les Nations unies.
Le mercure s'accumule dans les écosystèmes et peut atteindre le système nerveux des enfants et des fœtus en bas âge, l'arsenic peut être mortel à haute dose. Selon le mouvement Collectifs Littoral, au total, 20 tonnes d'arsenic, 2 millions de tonnes de titane, 60 000 tonnes de chrome et 1 700 tonnes de plomb ont été déversées dans la mer.
Mais on m'a dit que ces boues n'étaient plus rouges…
Depuis le 1er janvier, il est interdit de déverser des boues rouges dans la mer. Alteo a dû trouver une autre solution pour se débarrasser de ses déchets. L'entreprise a mis au point un procédé pour séparer les matières solides des matières liquides. Le solide (de la terre ou de la boue semi-solide) est stocké dans une décharge à ciel ouvert dans la commune de Bouc-Bel-Air (Bouches-du-Rhône), à raison de 300 000 tonnes prévues par an. L'entreprise a décidé de commercialiser une partie des déchets sous le nom de Bauxaline. Ils peuvent être utilisés dans la construction ou pour faire du remblai.
Les effluents liquides, transparents comme l'eau, sont toujours relâchés dans le Parc national des Calanques avec l'accord de l'Etat. Le préfet a signé, le 28 décembre 2015, un accord pour prolonger cette autorisation jusqu'en 2022.
Toutefois, en juin, la préfecture des Bouches-du-Rhône a pointé du doigt des dépassements des plafonds autorisés en mercure, zinc et antimoine, et mis en demeure Alteo de corriger le tir sous deux mois. Les résultats de nouveaux contrôles sont attendus d'ici à la fin septembre.
Si c'est toxique, pourquoi on continue de jeter ça dans la mer ?
Parce que la France a besoin d'alumine, même si cela génère des déchets. On utilise ce composant dans de nombreux domaines : des récipients pour la cuisine aux carburants de fusées en passant par les écrans des smartphones.
Alteo, leader mondial de la fabrication d'alumine, fait aussi vivre de nombreuses personnes : 450 salariés et plus de 200 sous-traitants. Le maire de Gardanne s'est montré sensible à cet argument économique. Il a mis en avant un millier d'emplois directs et indirects dans un département durement touché par le chômage.
C'est aussi l'argument du Premier ministre. La décision de poursuivre l’activité d’Alteo permet "à l’activité économique et à des milliers d’emplois d’être préservés", a expliqué Manuel Valls, le 2 septembre, en marge d’une visite à la Foire européenne de Strasbourg, tout en soulignant que les questions d’environnement avaient été prises en compte dans un protocole.
Mais il n'y a pas d'autres moyens de se débarrasser des déchets ?
Il n'existe pas de bon moyen de se débarrasser des boues rouges. La plupart des entreprises utilisent des bassins d'évaporation où les déchets disparaissent petit à petit. Mais la méthode pose plusieurs problèmes : lorsque le temps est sec, la poussière s'envole et pollue les environs. C'est ce qui se passe pour Alteo dans la décharge de Bouc-Bel-Air : les résidents qui vivent à proximité retrouvent leurs affaires couvertes d'une pellicule de terre rouge.
Les boues peuvent aussi être traitées avec de l'acide, mais cela favorise la libération des métaux lourds et pollue l'air. Des méthodes de réhabilitation sont testées, mais donnent des résultats variables : certaines entreprises recouvrent la boue de terre, d'autres de plâtre ou de cendre.
Alteo s'est doté, en 2007, de trois filtres-presses, subventionnés de moitié par l'Agence de l'eau, établissement public, pour limiter la pollution. De nombreuses entreprises, dont Veolia, essaient de recycler les déchets pour en faire des matériaux de construction, mais les procédés sont coûteux et peu utilisés. En France, il existe une quarantaine de sites qui transforment la bauxite en alumine. Celui de Gardanne est le premier à avoir vu le jour.
Et l'Etat dans tout ça, il fait quoi ?
L'Etat a le pouvoir d'ordonner la fermeture du site ou l'arrêt du déversement des déchets dans la mer. Alteo disposait d’une autorisation de rejet en mer de ses boues rouges jusqu’au 31 décembre 2015. Mais, le 28 décembre 2015, le préfet a autorisé l'entreprise à déverser, pendant six ans, des "eaux de procédure" contenant des taux d’arsenic, d’aluminium, de fer et de trois autres contaminants très largement au-dessus des normes légales.
La préfecture s'est appuyée sur l'avis favorable du Conseil supérieur de prévention des risques technologiques (CSPRT). Le préfet avait au préalable annoncé qu'il appliquerait "la position du gouvernement" et qu'il prendrait donc "un arrêté qui fera en sorte que cette usine puisse poursuivre son activité".
Pourquoi Ségolène Royal et Manuel Valls sont-ils en désaccord sur le sujet ?
Ségolène Royal, la ministre de l'Environnement, s'était montrée très critique lorsque le préfet avait décidé de renouveler l'autorisation de rejet en 2015. "Je désapprouve cette décision, je n'ai pas du tout changé d'avis, je pense que c'est une mauvaise décision qui est essentiellement suscitée par le chantage à l'emploi, avait-elle déclaré. L'ordre est venu du Premier ministre au préfet, direct."
Interrogée dans l'émission "Thalassa", diffusée le 2 septembre sur France 3, elle a renouvelé ses critiques.
Le Premier ministre, sensible à l'argument économique, s'est fendu d'une réponse cinglante dans la foulée : "Je gouverne, je décide, chacun doit être à sa tâche avec l'esprit et le sens du collectif." Il a aussi appelé les membres du gouvernement à "la maîtrise de l'expression". Ségolène Royal a promis qu'elle ne laisserait pas tomber le dossier.
J'ai eu la flemme de tout lire et je suis allé directement à la fin. Vous me faites un petit résumé ?
Depuis 1966, l'entreprise Alteo, qui fabrique de l'alumine, rejette ses déchets toxiques dans le Parc national des Calanques. La quantité de boues rouges ainsi déversée est estimée à 20 millions de tonnes en cinquante ans.
Depuis 1993, plusieurs rapports montrent que ces déchets contiennent des métaux lourds néfastes pour l'environnement. Le rejet des boues rouges est désormais interdit depuis le 1er janvier 2016. Mais, fin 2015, l'Etat a autorisé l'entreprise à déverser en mer, jusqu'en 2022, des eaux résiduelles, issues du filtrage de ses déchets. Problème : ces eaux contiennent des taux de polluants supérieurs aux normes autorisées.
La ministre de l'Environnement, Ségolène Royal, s'est opposée à cette décision et a critiqué le Premier ministre, Manuel Valls, pour avoir appuyé cette dérogation. Ce dernier a balayé ces critiques en mettant en avant des arguments économiques, tout en soulignant que les questions écologiques avaient été prises en compte dans un protocole.
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