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Tunisie : pourquoi les résultats de la présidentielle s'annoncent très incertains

Le premier tour du scrutin a lieu dimanche. La campagne a largement porté sur les thèmes économiques et sociaux dans un pays miné par une grave crise. Va-t-on assister à un "grand chambardement" populiste ?

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Un gamin tient une affiche du candidat Nabil Karoui lors d'une manifestation de soutien à l'homme d'affaires emprisonné pour "blanchiment", le 3 septembre 2019 à Tunis. (ZOUBEIR SOUISSI / X02856)

Journée décisive en Tunisie. Sept millions d’électeurs inscrits doivent choisir leur président au suffrage universel parmi 26 candidats, dimanche 15 septembre. Le scrutin a été anticipé par le décès du président Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet. La date du second tour n'a pas encore été fixée. Ce scrutin sera suivi par les législatives, prévues le 6 octobre. Initialement, celles-ci auraient dû précéder la présidentielle. Mais le calendrier a été inversé par la disparition du chef de l’Etat sortant.

Aux dires des observateurs, le scrutin est très ouvert. Il pourrait inaugurer un "grand chambardement politique", comme l’explique l’association Nachaz Dissonances. Celle-ci n’hésite pas à dramatiser les enjeux en affirmant : "Les élections de 2019 sont à tous égards fatidiques. Seront-elles le tremplin vers le pire ou un tournant salutaire pour nos institutions et notre vie commune ?"

Parce que le populisme gagne du terrain

Nachaz Dissonances évoque ainsi "la menace populiste". Menace populiste ? En l’occurrence, celle que représenterait l’un des principaux candidats, l’homme d’affaires Nabil Karoui, propriétaire de la chaîne de télévision Nessma TV, donné en tête dans certains sondages, désormais interdits. Poursuivi depuis longtemps pour "blanchiment d’argent", l’homme a été emprisonné 10 jours avant la campagne. Même si sa candidature a été validée, il n’a pu se rendre auprès des électeurs et la justice lui a interdit de s’exprimer depuis sa cellule. Il s’est plaint de la privation de ses droits constitutionnels. Et a accusé le Premier ministre, Youssef Chahed, d’avoir instrumentalisé la justice, ce que celui-ci dément. Un Premier ministre lui aussi candidat.

Affiche électorale du Premier ministre et candidat à la présidentielle, Youssef Chahed, dans une rue de Tunis Le 10 septembre 2019. (HASSENE DRIDI/AP/SIPA / SIPA)
Ces dernières années, Nabil Karoui a assis sa popularité sur des distributions d’aide alimentaire dans les régions défavorisées. Autant d’opérations relayées par… Nessma TV. "Il ne faut pas se leurrer. Ennahdha achetait les électeurs en 2011 (lors des premières élections libres du pays, NDLR), Karoui fait la même chose aujourd'hui. Même s'il marque beaucoup de points, il y a ce ras-le-bol, ce rejet de toute la classe politique", analyse le politologue Hatem Mrad, cité par l’Agence France-Presse (AFP). "Je n'ai pas entendu beaucoup de discours pertinents sur la pauvreté pendant cette campagne", ajoute-t-il. Alors que l’économie y a tenu une place importante.

L’instabilité liée à la transition démocratique, suite de la révolution de 2011, a aggravé la situation socio-économique du pays et la déliquescence des services publics. Suivi de près par le FMI, le pays s’est considérablement endetté pour assurer le fonctionnement de l’Etat. Les régions de l’intérieur défavorisées sont particulièrement touchées. Notamment celle de Gafsa… qui possède pourtant l’une des principales richesses naturelles de la Tunisie, le phosphate, dont la production a presque doublé entre le premier trimestre 2018 et la période équivalente de 2019.

Parce que le taux de chômage est élevé

Officiellement, le taux de chômage en Tunisie tourne autour de 15%. Mais celui des jeunes, notamment des jeunes diplômés, est encore plus élevé : il serait de 34,4%. Des éléments qui ne tiennent pas forcément compte du poids considérable de l’économie informelle (et de ses emplois précaires), qui représenterait 54% du PIB tunisien !

Des infrastructures déficientes. Le chômage. Pas une seule maison culturelle. Des programmes en attente jamais réalisés. Il me faut des moyens, des moyens, des moyens.

Le maire d’Ettadhamen, Ridha Chihi (élu sur une liste du parti d’inspiration islamiste Ennahdha)

à l'AFP

Interrogé en 2018 lors des municipales, un chauffeur de taxi tunisois expliquait à franceinfo Afrique : "Tous ces politiciens, c’est 0 ! Ils nous volent. Regardez les prix qui augmentent : l’eau, le gaz, l’électricité… La démocratie, c’est quoi ? En tous les cas, ce n'est pas ce que je vis. Regardez, j’ai deux fils, ils sont diplômés, professeurs de sport. Ils travaillent tous les deux chez Décathlon, de 9h du matin à 9h du soir pour 400 dinars (130 euros) par mois. Ils vivent chez moi, ils ne peuvent même pas se marier. Et pourtant, ils sont bien : ils ne fument pas, ils ne vont pas au café." Une situation qui peut servir de carburant aux violentes manifestations comme à Kasserine (centre-ouest) en janvier 2016. Et a pu aider à grossir les rangs de l’organisation Etat islamique

Parce que de nombreux électeurs ne sont pas inscrits

La campagne électorale n’a pas forcément répondu aux attentes de l’électorat. "Je n'ai pas entendu de projets sur les moyens de réduire l'inégalité entre régions... Une inégalité qui a quand même été la cause de l'explosion en 2011" et a conduit à la chute de la dictature, observe l’universitaire Hatem Mrad. Certains ne manqueront pas de faire un rapprochement avec l’apparent désintérêt de nombre d’électeurs : 3,48 millions de personnes ne seraient pas inscrites sur les listes, soit près de 40% de l’électorat.

Conséquence : la campagne de 2019 a été radicalement différente de celle de 2014, lors de la première élection présidentielle démocratique du pays. A l’époque, le clivage "islamiste-laïc" (à "laïc", les Tunisiens préfèrent souvent le terme "séculaire") occupait les esprits après le passage au pouvoir du parti Ennahdha entre 2011 et 2014. Une période marquée par la montée du salafisme, les meurtres politiques, la dégradation de la situation économique et sociale : autant d’éléments qui ont conduit le pays au bord du gouffre.

Quatre organisations de la société civile, la Ligue tunisienne des droits de l’Homme, l’Ordre des avocats, le syndicat UGTT, l’union patronale UTICA, regroupées au sein d’un "quartet", avaient alors lancé un "dialogue national de sortie de crise". Initiative récompensée par un prix Nobel de la paix et qui avait amené Ennahdha à quitter le pouvoir. Le président élu en 2014, Béji Caïd Essebsi, avait par la suite gouverné en coalition avec la formation islamiste. Après avoir affirmé le contraire pendant la campagne…

Le candidat d'Ennahdha, Abdelfattah Mourou, lors d'une conférence de presse à Tunis, le 9 septembre 2019 (AFP - YASSINE GAIDI / ANADOLU AGENCY)

Parce qu'Ennahdha traverse une crise 

Depuis, le parti Ennahda a dit entamer une mue politique et entend se définir comme "musulman démocrate". Résultat : aujourd’hui, il traverse une "crise d’identité" et craint la fuite d’une partie de ses électeurs vers un candidat comme Nabil Karoui. Pour autant, il reste puissant. Et présente un candidat, Abdelfattah Mourou, "figure atypique au sein des islamistes, portant l’habit traditionnel tout en prônant l’ouverture du parti" (AFP).

Si Abdelfattah Mourou est au second tour, "il est possible que la question du terrorisme" réapparaisse "pour mettre Ennahdha en difficulté. Comme à chaque fois qu'il y a polarisation, les sujets sécuritaires reviennent", pense Michaël Ayari, chercheur pour l'International Crisis Group (ICG). D’autant que l’état d’urgence, instauré suite aux attentats de 2015, est toujours en vigueur. Ennahdha a longtemps été accusé de laxisme face au jihadisme. Une accusation qu’il rejette.

De son côté, Youssef Chahed, arrivé au pouvoir en 2015, a fait notamment campagne sur l’amélioration de la situation sécuritaire (tout en étant obligé de reconnaître l’augmentation de la criminalité quotidienne). Outre la lutte contre le jihadisme, on peut aussi mettre au compte du pouvoir sortant et du président Essebsi, aiguillonnés par une société civile restée très active, des mesures sociétales. Notamment un texte autorisant les Tunisiennes à épouser un non-musulman et une loi pour réprimer les violences contre les femmes. Ce n’est pas pour rien que l’ancien président, vieux compagnon de route de Habib Bourguiba, se targuait, paraît-il, d’avoir été élu grâce au vote de ces dernières... 

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