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Ombres et lumières du président tunisien Essebsi, l'homme de la transition démocratique

Le président Béji Caïd Essebsi, décédé le 25 juillet 2019, est salué comme un acteur essentiel de la transition démocratique après la révolution de 2011 en Tunisie. Même s'il laisse inachevés plusieurs chantiers importants. 

Article rédigé par Laurent Ribadeau Dumas
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, le 8 novembre 2018 à Tunis (REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI / X02856)

Le président tunisien, Béji Caïd Essebsi, décédé le 25 juillet 2019 et enterré le 27 juillet, a été unanimement salué comme un "homme d'Etat" qui avait un grand sens de la nation. Fin politique, il a su réconcilier un pays polarisé entre islamistes et partis de gauche, et assurer la stabilité après une grave crise politique en 2013. Il a aussi su faire progresser la cause des femmes. Mais il laisse un camp "laïc" très divisé, ce qui rend incertaine l'issue des prochaines élections. Les sondages prédisent ainsi une vague de "dégagisme"...

"Compagnon de Bourguiba, il était présent aux grandes heures de la fondation de la première République
 (après l'indépendance en 1956, NDLR). Après juillet 2011, il a œuvré de toutes ses forces pour le maintien de l’Etat. D’abord comme Premier ministre, puis, à partir de décembre 2014, comme président de la République", écrit l'écrivaine Azza Filali dans le grand quotidien francophone La Presse de Tunisie. Comme Premier ministre en 2011, "alors que le pays traversait une phase chaotique, il mènera la Tunisie vers ses premières élections libres. Elections qui poseront les premiers jalons de la transition démocratique", souligne le rédacteur en chef de La Presse, M'Hamed Jaibi.

La cause des femmes

De son côté, Azza Filali souligne que "l'homme était profondément moderniste et progressiste". "L'une des preuves du modernisme et de la laïcité dont était pétri le disparu réside dans les décisions qu'il a prises à l'égard des femmes : l’Histoire se souviendra que c’est sous sa présidence qu’une loi a été votée, annulant l’interdiction du mariage des Tunisiennes avec des non-Tunisiens, puis une autre loi interdisant toutes les formes de violence à l’égard des femmes.  Dernière et non des moindres : la proposition de loi promulguant l’égalité successorale entre hommes et femmes", poursuit l'écrivaine. 

Un Tunisien prend connaissance, le 26 juillet 2019, des dernières nouvelles après le décès, la veille, du président Béji Caïd Essebsi à l'âge de 92 ans. (MOHAMED HAMMI/SIPA)
Le sujet de l'égalité successorale est délicat car il touche à l'identité religieuse du pays. "C'était son testament. Cela va être très compliqué de présenter ce texte à nouveau en son absence, sans son élan", souligne le député d'opposition Riadh Ben Fadhel, cité par l'AFP. Après avoir annoncé la loi en 2018, Béji Caïd Essebsi s'est retrouvé dépourvu de la légitimité nécessaire pour la faire voter. A défaut d'avoir "un bloc parlementaire unifié et assidu", il n'a pas pu faire passer ce texte, observe la présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates, Yosra Frawes.

L'entente avec les islamistes

Les deux éditorialistes de La Presse reviennent sur l'accord (dit "pacte de Bristol" à Paris) qu'il avait passé avec les islamistes en 2013 au risque de se faire accuser de "trahison" par ses partisans. "Quelles qu'aient pu être les alliances qu'il a contractées avec les islamistes, elles n'étaient pour lui que la meilleure manière d'assurer la stabilité de l'Etat", pense Azza Filali. "Son accord consensuel établi à Paris avec les islamistes a permis de garantir la paix civile et d'écarter l'agressivité et la violence", note de son côté M'Hamed Jaibi. Qui ajoute cependant : "arrivé en fin de vie, il (...) aurait souhaité se débarrasser des doutes dont il n'est pas arrivé à se défaire à propos de la sincérité" du parti Ennahdha.

L’accord avec Ennahda a instillé "un poison mortel au sein même de Nidaa Tounès", la formation politique qu'il avait fondée en 2012, analyse Le Monde. "Privé de son ossature idéologique – l’anti-islamisme –, le parti du président (s'est fragmenté) en baronnies et écuries"

Le leader de la formation d'inspiration islamiste, Rached Ghannouchi, n'en pas moins rendu un vibrant hommage au défunt dans un communiqué publié le 25 juillet : "Le président Essebsi était un véritable patriote et un pilier de la transition démocratique en Tunisie. Il est entré dans l'histoire en devenant le premier président élu de la deuxième République tunisienne. Il a toujours été un fervent défenseur de l’Etat de droit et de la démocratie voulue par les Tunisiens, quels que soient les défis auxquels nous sommes confrontés".

De gauche à droite: Rached Ghannouchi, leader du mouvement d'inspiration islamiste Ennahdha, le fils du président Essebsi, Hafhed Caid Essebsi, et un vétéran de la politique tunisienne, Ahmed Mestiri, à Tunis le 20 janvier 2016. (REUTERS - ZOUBEIR SOUISSI / X02856)

Les divisions au sein du camp "laïc"

"Son parti s'est fragmenté à cause des manœuvres politiques de son fils (Hafedh Caïd Essebsi, NDLR): cela a fragilisé sa voix", estime Yosra Frawes. Le président laisse en effet derrière lui un paysage politique en plein désarroi, après des luttes des clans qui ont décimé Nidaa Tounes. Une guerre de pouvoir fratricide entre le Premier ministre Youssef Chahed et Hafedh Caïd Essebsi a eu raison du parti. Ce dernier a été fortement contesté au sein de Nidaa Tounes ces dernières années, mais il est resté à sa tête au prix de profondes scissions.

Le défunt président "a été un élément de tension dans la politique tunisienne", estime le député et dirigeant du Courant démocrate Ghazi Chaouachi. "C'est lui qui a contribué à ce que son fils soit dirigeant de Nidaa Tounes au détriment de l'intérêt de son parti". Certains vont même jusqu'à parler de "dérive monarchiste" de la part de Béji Caïd Essebsi. Cette implosion du pôle "moderniste" face à Ennahdha rend l'issue des prochaines élections incertaines, ouvrant la voie "à une multitude de partis qui vont avoir du mal à peser", estime le politologue Selim Kharrat, directeur exécutif d'Al Bawsala, ONG qui informe sur la vie parlementaire.

Cour constitutionnelle

Certains observateurs font par ailleurs remarquer que sous le mandat de Béji Caïd Essebsi, le dossier de la Cour constitutionnelle a été laissé en plan. Par calcul politique, tous les partis siégeant au Parlement ont retardé la mise en place de ce pilier crucial de la démocratie, en attente depuis 2014.

L'enjeu est d'autant plus important que la Constitution tunisienne, saluée en 2014 comme un habile compromis entre islamistes et progressistes, a maintenu sur nombre de sujets sociétaux des ambiguïtés qu'il appartiendra à la Cour constitutionnelle d'interpréter. Mais les tenants du consensus forgé entre Nidaa Tounes et Ennahdha tenaient à préserver cette ambiguïté pour maintenir cette alliance. Le président Essebsi "était le garant de la Constitution, mais il n'a pas mis à profit ses talents de négociateur pour pousser les partis à s'accorder", souligne Selim Kharrat. 

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