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En Afrique ou ailleurs, "rien ne prouve l'efficacité des coupures d’internet"

Julie Owono, directrice exécutive de l’ONG Internet sans frontières et chercheuse au Berkman Klein Center de l'université de Harvard, souligne la vacuité d'une pratique qui se multiplie.

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 7min
Un homme se tient devant la porte d'un cybercafé dans la ville de Lalibela, en Ethiopie.  (GUIZIOU FRANCK / HEMIS.FR)

Franceinfo Afrique : l’Algérie est l'un des derniers exemples en date. Dans combien de pays africains internet ne fonctionne-t-il pas aujourd’hui ?

Julie Owono : malheureusement, à l’heure où l'on parle, il y a au moins cinq pays qui subissent des coupures d’internet. A savoir le Soudan, l’Ethiopie, la Mauritanie, le Somaliland où l’internet n’est pas totalement coupé, mais l'accès aux réseaux sociaux est perturbé en raison des examens de fin d'année. C'est la même situation au Tchad où les gens sont également privés de réseaux sociaux depuis plus d'un an. En Algérie, tout a été rétabli la semaine dernière. Mais tout cela est assez inquiétant.  

Des raisons anecdotiques comme les examens de fin d’année ou des motifs socio-politiques sont évoqués pour expliquer ces coupures. Comment les Etats les justifient-ils en général ?

Ils se cassent beaucoup moins la tête pour trouver des justifications et certaines sont systématiquement utilisées. Quand ils évoquent la tricherie aux examens, ils n’expliquent absolument pas comment une coupure d'internet peut l’empêcher. De la même manière, il y a aujourd'hui une carte magique qui fonctionne très bien et fait taire les potentielles oppositions, c’est celle relative à la lutte contre la diffusion des discours de haine, des fausses informations et des faux résultats électoraux. Autre justification : la sécurité nationale. Il y a trois ans, elle était systématiquement mise en avant. Elle l’est d’ailleurs toujours au Tchad ou en Inde. Cependant, cette justification est en perte de vitesse. L’argument lié aux fausses informations a pris le dessus, tout comme celui lié aux examens. En Ethiopie, ce dernier a servi avant même la tentative de coup d’Etat. 

Certains arguments pourraient sembler plus recevables que d'autres. Exemple: en Ethiopie au moment du crash du Boeing d’Ethiopian Airlines,  il s’agissait d’éviter la propagation des fausses informations. On peut comprendre qu’on veuille protéger des familles déjà endeuillées. Mais à Internet sans frontières (ISF), vous rappelez bien que rien ne peut justifier ces restrictions à la liberté d’expression, et ce quel que soit le contexte socio-politique. Pourquoi ?

Le premier argument est scientifique. Dans aucun des cas répertoriés à ce jour, le recours à la coupure n’a permis de combattre le mal contre lequel il était censé prémunir. Le Sri Lanka a coupé internet pour empêcher d'éventuelles attaques contre les musulmans dans le sillage des attentats terroristes qui ont été perpétrés en avril 2019. Cela n’a absolument pas réglé le problème de l’islamophobie. Même constat avec l’Inde qui espère, en coupant internet, que le Cachemire va cesser de réclamer son indépendance. En Algérie, la coupure d’internet n’empêche pas les gens de tricher aux examens. Les informations se partagent d’une manière ou d’une autre : certains sont prêts à livrer les épreuves pour de l’argent. Cela pose d’autres problèmes qui ne sont en rien liés à internet.

Un chercheur de Stanford a fait une étude en 2018 sur les coupures internet et le contrôle des manifestations. Il a conclu que ces interruptions ne réglent rien. Au contraire. Dans la même veine, quand on coupe internet après un coup d’Etat au motif de préserver la sécurité, on obtient plutôt l’effet inverse : la panique se propage chez les gens. En somme, rien ne prouve scientifiquement que les coupures d’internet sont efficaces ! Pire, l'impact négatif est important. 

Les coupures sont inefficaces, mais aussi coûteuses…

En Algérie par exemple, nous avons réalisé une estimation grâce à notre partenaire Netblocks. Le pays aurait perdu quelque 250 millions de dollars (220 millions d'euros) pendant la coupure, qui a duré environ cinq jours (mi-juin 2019). C'est un chiffre énorme. Les interruptions sont d’autant plus contre-productives, qu’elles s’inscrivent en totale contradiction avec les discours officiels sur le numérique. D’un côté, l’Union africaine milite pour le développement numérique par le biais de son programme Digital ID, qui promeut la digitalisation des services publics et de l'identité. De l’autre, ses Etats membres coupent internet tous les quatre matins. Cela atteste de la bêtise et de l’illogisme de certains dirigeants africains.

Vous expliquez aussi qu’il y a des moyens plus efficaces pour lutter, par exemple, contre la propagation des propos haineux sur la Toile. Quels sont-ils ?

Il faut être proactif et comprendre le contexte. La haine est un pur produit sociétal. Au Mali, les Peuls et les Dogons ne s’entretuent pas aujourd’hui parce qu’ils l’ont décidé du jour au lendemain. C’est tout simplement parce que ces deux communautés ont des problèmes depuis des décennies. C'est d'abord ce type de question qu'il faut régler. Aussi avons-nous mis en place à ISF un réseau d’experts, aujourd'hui opérationnel en Afrique centrale, qui traque et surveille tous les discours haineux qui circulent sur les plateformes des réseaux sociaux et les applications de messagerie. Nous traquons ces propos haineux ou qui attisent, voire ravivent les tensions inter-communautaires, nous les signalons, mais surtout nous faisons en sorte de donner la bonne information au public. 

Nous informons les plateformes elles-mêmes. Car notre travail va permettre de créer une base de données pour avoir une compréhension plus précise des problématiques. Au Cameroun, un pays que je connais bien, le terme "tontinard", qui est associé aux Bamilekés (groupe ethnique originaire de l’ouest du pays, NDLR) est très péjoratif. Facebook, qui arrive au Cameroun, ne le sait pas et par conséquent ignore dans quel contexte le combattre. Notre programme va aider les plateformes à mieux modérer ces discours haineux sur leurs marchés africains. Il faut envisager des moyens de lutte qui s’inscrivent dans le long terme et qui nécessitent l'implication aussi bien des entreprises que des gouvernements. Ce type de processus est tout le contraire des réactions radicales que sont aujourd'hui les coupures d’internet. Et elles se multiplient. 

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