Bruits de bottes entre le Kenya et la Somalie : aux racines de la crise...
Le 2 mars 2020, l'armée somalienne serait intervenue en territoire kényan contre des éléments appartenant aux forces de sécurité du Jubaland, région autonome de la Somalie. Les explications de franceinfo Afrique sur une crise particulièrement complexe.
Le Kenya a accusé le 4 mars 2020 l'armée somalienne d'avoir attaqué de manière "injustifiée", deux jours plus tôt, la ville de Mandera (extrême nord-est du Kenya), à la frontière avec la Somalie et l'Ethiopie. D'intenses affrontements, qui auraient commencé côté somalien, auraient donc opposé, en territoire kényan, des troupes du pouvoir de Mogadiscio à des éléments des forces de sécurité du Jubaland, l'une des cinq provinces semi-autonomes de la Somalie. Les relations entre ce pays et le Kenya sont tendues depuis longtemps. Entre autres en raison des différends frontaliers portant notamment sur une zone riche en hydrocarbures.
Nairobi a condamné dans un communiqué les "violations de (son) intégrité territoriale et de (sa) souveraineté". Selon ce communiqué, les soldats somaliens se sont, "en rupture flagrante et en mépris total avec les lois et conventions internationales, engagés dans des activités agressives et belliqueuses en harcelant et détruisant les propriétés de civils kényans vivant" à Mandera. Selon un sénateur de la ville cité par le site de la Deutsche Welle (DW), la moitié des habitants ont dû fuir la zone des combats pour se protéger.
En fait, les deux voisins s'accusent mutuellement d'avoir empiété sur le territoire de l'autre.
Ces violences sont une nouvelle manifestation des tensions opposant le gouvernement fédéral somalien à certaines de ses régions semi-autonomes. En août 2019, les autorités du Jubaland avaient accusé Mogadiscio d'interférer dans l'élection du président de la région pour évincer le dirigeant sortant, Ahmed Madobe, et installer à sa place l'un de ses fidèles. Lequel dirigeant avait finalement été réélu.
Le Kenya, partie prenante du conflit au Jubaland
Problème compliquant la situation : Ahmed Madobe est un allié du... Kenya. En 2012, cet ancien chef de guerre avait chassé, avec l'aide de troupes kényanes (arrivées dès octobre 2011), les shebabs, affiliés à Al-Qaïda, de leur bastion de Kismayo. Celle ville portuaire, située à plus de 500 km de Mogadiscio, est la capitale régionale du Jubaland.
Depuis, 4 000 militaires kényans (selon la DW) sont déployées en Somalie, dans le Jubaland, aux côtés d'éléments du Burundi, de Djibouti, d’Ethiopie et de l’Ouganda, dans le cadre de la force de maintien de la paix de l’Union africaine en Somalie (Amisom). Objectif : lutter contre les shebabs.
Dans ce contexte, Nairobi se trouve ainsi en quelque sorte juge et partie du conflit entre le pouvoir de Mogadiscio et le Jubaland. Le Kenya a été aspiré un peu plus dans cette querelle en accueillant sur son sol le ministre de la Sécurité du Jubaland, Abdirashid Hassan Abdinur. Arrêté en août 2019 à Mogadiscio, celui-ci s'était évadé de prison en janvier 2020, avant de s'enfuir au Kenya. Les combats du 2 mars à Mandera ont d'ailleurs opposé l'armée somalienne à des combattants loyaux à cet ex-ministre. Lequel est accusé par le Groupe de contrôle des Nations unies pour la Somalie et l'Erythrée d'être impliqué dans des meurtres, tortures et traitements inhumains, notamment, commis en 2014 et 2015...
Zone tampon et présence kényane massive
Depuis des années, le Kenya subit des attaques des groupes shebabs qui voudraient ainsi contraindre son armée à quitter le territoire somalien. En novembre 2013, ceux-ci avaient lancé une opération contre un centre commercial à Nairobi, y tuant des dizaines de personnes. En 2020, les islamistes s'en sont encore pris à des postes de police, des bus, des écoles, comme le rapporte RFI. De leur côté, les autorités de Nairobi accusent "les Somaliens d'avoir laissé des terroristes d'al-Shabab s'infiltrer et recruter des kamikazes dans les camps de réfugiés (...) qui fuient la guerre", relève DW.
A la suite de son intervention militaire en Somalie en 2011, le Kenya n'hésitait pas à expliquer qu'il intervenait pour se constituer une zone tampon au Jubaland, pour empêcher les infiltrations des shebabs. Dans le même temps, Nairobi "a entraîné et formé l'armée" de la province semi-autonome, selon la Deutsche Welle. De plus, outre les 4 000 militaires déployés dans le cadre de l'Amisom, des milliers d'autres soldats kényans seraient déployés chez son instable voisin, affirme un observateur cité par DW. La présence kényane en territoire somalien est donc massive...
Hydrocarbures
Le conflit entre les deux pays ne date pas d'hier. Il est notamment nourri par un litige frontalier maritime. Nairobi et Mogadiscio se disputent ainsi une zone, potentiellement riche en hydrocarbures, de plus de 100 000 km dans l'océan Indien. Le Kenya y a déjà accordé des permis d'exploitation aux compagnies pétrolières française Total, italienne Eni Spa et américaine Anadarko Petroleum. En 2014, Mogadiscio avait porté l'affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye. Mais le jugement risque de ne pas intervenir avant plusieurs années...
En février 2019, la Somalie a décidé de mettre aux enchères des gisements pétrolifères et gaziers dans la zone contestée, comme l'expliquait alors franceinfo Afrique. "Un affront, une agression (...) qui ne restera pas sans réponse", avait alors tonné le ministre kényan des Affaires étrangères. Résultat : le Kenya avait rappelé son ambassadeur en Somalie et expulsé le représentant somalien à Nairobi. Mogadiscio avait alors calmé le jeu en affirmant que "la Somalie n'offre pas maintenant et n'envisage pas d'offrir un quelconque gisement dans la zone maritime disputée, avant que la frontière maritime entre les parties soit décidée par la CIJ".
En novembre dernier, les deux capitales ont annoncé leur intention de "normaliser" leurs relations. Mais sans mentionner le différend pétrolier...
Dans cette dispute frontalière, la création d'une zone tampon au Jubaland et l'importance présence militaire kényane en Somalie sont donc des atouts de poids pour Nairobi. A tel point qu'un spécialiste de la région comme le journaliste canadien Jay Bahadur pense que le Kenya pourrait aller plus loin. "Au cours des dernières années, nous avons assisté à une escalade du différend maritime (...), ce qui a entraîné une augmentation des tensions entre les deux pays. Au point que le Kenya a discuté à un niveau très élevé de l'annexion effective de parties du territoire somalien", explique-t-il.
"Grande Somalie"
Au-delà, l'hostilité entre les deux pays se nourrit peut-être aussi, paradoxalement, de l'étroitesse et de la complexité de leurs liens. Les régions frontalières "ont une histoire commune et tourmentée (...). De nombreux habitants de la 'Province nord-orientale' (kényane) (...) sont d'origine somalie. Et la région du Jubaland (...) était à l'époque coloniale un territoire kényan… De nombreux Somaliens se sont installés à Nairobi et dans sa banlieue et des camps de réfugiés accueillent de nombreux Somaliens chassés par la guerre", note L'Obs.
En 1963, trois ans après l'indépendance de la Somalie, Le Monde Diplomatique évoquait les "revendications territoriales" du pays "et les chances de constitution d’une 'Grande-Somalie'". Mogadiscio demandait alors, entre autres, la révision de sa frontière nord-est... avec le Kenya pour récupérer la "Province nord-orientale" (Northern Frontier District (NFD), rattachée à ce pays au moment de son indépendance en 1963. Les abcès de fixation entre les deux pays sont donc multiples. Et puisent leurs racines dans le passé...
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