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Témoignages Dix ans après la chute de Moubarak, des Egyptiens exilés en France racontent leur révolution et leurs espoirs

Article rédigé par Elise Lambert
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 9 min
Mohamed, Shahinaz et Ayman ont quitté l'Egypte pour la France. (ELLEN LOZON / FRANCEINFO)

En 2011, Ayman, Mohamed et Shahinaz ont participé au soulèvement qui a provoqué la chute d'Hosni Moubarak. Après le coup d'Etat d'Abdel Fattah al-Sissi en 2013, ils ont fui l'Egypte pour la France et tentent de continuer la lutte à distance, malgré les risques de représailles qui persistent en Egypte. Franceinfo a recueilli leurs témoignages.

En arabe égyptien, l'amertume se dit "marara", un mélange de tristesse et de déception. Ce sentiment résume bien l'état d'esprit dans lequel Ayman se trouve, ce 25 janvier 2021. Dix ans jour pour jour après le début de la révolution égyptienne. Le Cairote de 37 ans n'aurait jamais pensé qu'il se trouverait pour cet anniversaire à des milliers de kilomètres de chez lui, seul et loin de ses proches. "Je n'ai même pas les mots, c'est le point d'interrogation", glisse-t-il, assis dans le canapé d'un pavillon de la banlieue parisienne. En 2011, il a été l'un des premiers à rejoindre la place Tahrir, au Caire, pour demander le départ du président Hosni Moubarak, au pouvoir depuis 1981.

"La veille, je n'ai pas dormi chez moi parce que j'avais peur que la police vienne m'arrêter et je ne voulais pas mettre en danger ma femme et mon fils", raconte l'architecte, dont les cheveux sont si longs qu'il les attache en chignon. Ancien membre de Kifaya ("Ça suffit !") et du Mouvement de la jeunesse du 6 avril, principales organisations qui ont appelé aux manifestations, Ayman se souvient avec émotion du "bouillonnement" qui a précédé le soulèvement.

"Quand on a vu que les Tunisiens avaient réussi à chasser Ben Ali, ça nous a donné un énorme espoir. On se disait que nous aussi, on pouvait renverser notre dictateur."

Ayman

à franceinfo

Avec ses collègues qui militent contre la corruption, les violences policières et l'absence de libertés, il a même un signe spécial. "On se serrait les mains et on se disait 'Tunisie'. On comprenait tout de suite ce que ça voulait dire", sourit-il en enfilant son blouson blanc de l'époque, où le mot "anarchie" est inscrit au dos en arabe.

"Je pouvais mourir pour mon pays"

Son ami Mohamed vit le premier jour de la révolution à distance, dans son appartement du Caire. "Je soutenais les revendications mais j'avais trop peur de la police. Beaucoup de familles déconseillaient à leurs enfants de descendre à cause de ça, il fallait mentir pour y aller", se souvient-il, en se roulant une cigarette de Golden Virginia – "le tabac qu'on fume tous en Egypte". "La police égyptienne est intouchable, si elle n'aime pas ta tête, elle peut faire ce qu'elle veut de toi. Les manifestations sont réprimées. Les gens disparaissent, sont rackettés, et il n'y a pas de justice", déplore-t-il. En juin 2010, le tabassage à mort d'un jeune homme d'Alexandrie, Khaled Saïd, par des policiers avait entraîné un mouvement de protestation historique dans tout le pays.

Mohamed et Ayman en région parisienne, le 25 janvier 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Ce 25 janvier 2011, sur les réseaux sociaux, Mohamed suit les milliers d'Egyptiens rejoignant la capitale. Les messages et les photos défilent sous les mots-clés #egypt et #jan25. La foule est composite : il y a des musulmans, des chrétiens coptes, des militants politiques, des artistes, des riches, des pauvres, des jeunes, des moins jeunes et, pour la première fois, de nombreuses femmes. Les manifestants scandent "Moubarak dégage !", "La Tunisie est la solution !" Certains s'enroulent dans le drapeau égyptien, d'autres reprennent des chansons traditionnelles, récitent des poèmes. Dès le lendemain, Mohamed décide de les rejoindre.

"Je sentais que quelque chose d'inédit se passait, il y avait un tel engouement que ma peur s'est transformée en joie. Le fait d'être ensemble si nombreux m'a galvanisé. Je pouvais mourir pour mon pays."

Mohamed

à franceinfo

Très vite, la police durcit le ton. Elle tire sur la foule à coups de canon à eau, de bombes lacrymogènes, de balles en caoutchouc. L'armée est accusée de pratiquer des "tests de virginité" sur les femmes. Des centaines de personnes sont blessées. Au moins trois manifestants meurent à Suez. Le 26 janvier, Ayman est kidnappé alors qu'il distribue des drapeaux devant une mosquée. "Un fourgon m'a embarqué. On m'y a attaché, les yeux bandés. Le trajet a duré douze heures je crois, je n'avais plus la notion du temps. Si je parlais, je me prenais une décharge électrique", reprend-il après un long silence.

Emprisonné et torturé dans un camp

Ayman est emmené dans un des camps d'Amn El Watani, la sûreté d'Etat égyptienne. Personne en Egypte ne sait exactement où se trouvent ces centres, mais tout le monde a entendu parler de la torture qui s'y pratique. On évoque des électrocutions, des prisonniers traînés derrière des voitures. Des personnes y ont disparu, y compris des enfants. D'autres en sont revenues molestées, traumatisées. Ayman se promet une chose : après avoir été rasé de force, il ne coupera plus jamais ses cheveux.

"Quand tu arrives au camp, tu n'es plus qu'un numéro. Avec mon codétenu, nous n'avions qu'une bouteille pour boire et se laver. Très vite, nous n'avions plus que notre urine pour faire ça."

Ayman

à franceinfo

Trois jours après son arrivée, son codétenu meurt sous ses yeux. Ayman a juste le temps de noter l'adresse de ses proches. "De nombreuses familles ne savent même pas si leur proche reviendra un jour ou s'il est mort", précise-t-il. Quatre jours plus tard, en plein soulèvement et chaos, il parvient à s'enfuir. Dans le désert, il tombe sur un tank de l'armée qui accepte de le ramener au Caire. A ce moment-là, les opposants contestent la police mais pas l'armée. "A l'intérieur, le soldat m'a dit en pleurant : 'Vous auriez dû manifester il y a vingt ans'", se souvient-il, encore surpris par ces paroles.

Mohamed porte un porte-clé du Mouvement du 6 avril, le 25 janvier 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Mohamed aussi est emprisonné pendant cinq mois, mais il préfère ne rien en dire, de peur que sa famille subisse des représailles en Egypte. "C'était horrible", résume-t-il gravement. A sa sortie de prison, il est suivi pendant un an dans un centre psychologique dédié aux traumatismes. 

Le départ de Moubarak, "plus beau jour de ma vie"

A son retour place Tahrir, Ayman a l'impression d'être dans un paysage d'apocalypse. Des pancartes ont brûlé, des postes de police ont été incendiés, il y a de nombreux blessés et des forces de l'ordre partout. Le régime a coupé l'accès à internet, les manifestants ont du mal à communiquer. Des snipers sont postés sur les toits et les fenêtres alentour. "Je venais de retrouver un de mes amis. Tout à coup, j'ai vu une cible rouge sur son front. Je me suis retrouvé avec son cerveau dans les mains", décrit le révolutionnaire, d'un ton aussi calme qu'insoutenable. 

"J'avais peur, j’étais en état de choc, j’avais appris à être fort en prison car montrer ses émotions signifiait encore plus de torture. Et puis j'ai retrouvé toute mon énergie quand j'ai vu que les manifestants étaient toujours là."

Ayman

à franceinfo

Le 11 février, le vice-président annonce à la télévision que le général Hosni Moubarak démissionne. Sur la place, les manifestants explosent de joie. Des feux d'artifice éclatent. On crie, on pleure, on chante, on danse, on se serre dans les bras, on remercie Dieu. "C'était le plus beau jour de ma vie", se souvient Shahinaz, 42 ans, alors autrice d'un blog très populaire sur sa vie de femme en Egypte. 

Shahinaz porte un tee-shirt de la révolution égyptienne de 2011, chez elle en région parisienne, le 26 janvier 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

Dans son appartement de la région parisienne, l'ingénieure en informatique montre avec fierté les tee-shirts de la révolte, l'affiche des martyrs. Sur une commode, un tableau portant l'inscription "Home can be anywhere" ("La maison peut être n'importe où") trône à côté d'un drapeau LGBT+, de photos de sa famille et d'une reproduction de La Liberté guidant le peuple. "Mais dès le lendemain, j'ai su que la fête était finie. L'armée a commencé à dégager les manifestants, à détruire les tentes. On a compris qu'elle voulait se débarrasser de la révolution."

La répression s'abat sur les opposants

Les années qui suivent ne font que confirmer ses craintes. Les événements sont mêmes pires que ce qu'elle aurait pu imaginer. En 2013, profitant de la contestation contre le président Mohamed Morsi, le général al-Sissi s'empare du pouvoir par un coup d'Etat. Les médias sont muselés, le coût de la vie augmente, la classe moyenne s'appauvrit. Une répression implacable se met en place contre les opposants et les Frères musulmans. Selon plusieurs ONG, 60 000 opposants sont jetés en prison. Les anciens de la place Tahrir sont contraints à l'exil s'ils ne veulent pas "disparaître".

"Si j'étais restée, je sais très bien que j'aurais fini avec une balle dans la tête."

Shahinaz

à franceinfo

Shahinaz est sur la liste du régime depuis longtemps. Fille d'un militaire d'Alexandrie "amoureux" de Moubarak, elle rejoint le mouvement Kifaya à sa création. "J'étais toujours devant en manifestation, je critiquais l'armée, Moubarak, l'islam… Je dénonçais le harcèlement sexuel, la violence des hommes, leur emprise sur notre corps", énumère celle qui a été mariée à un voisin qu'elle connaissait à peine à l'âge de 23 ans. Malgré la tournure des événements, elle ne regrette rien. "J'ai vu des femmes enlever leur voile, nous étions des milliers dans la rue, nous nous sentions libérées… Je ne pourrai jamais parler d'échec", assure-t-elle.

Shahinaz chez elle en région parisienne, le 26 janvier 2021. (ELISE LAMBERT / FRANCEINFO)

La chute de Moubarak n'a pas mis fin au régime – "on était même naïfs de le penser", estime-t-elle – mais les acquis étaient ailleurs et ils portent toujours leurs fruits. "Aujourd'hui, de jeunes Egyptiennes qui n'ont pas connu 2011 se sentent libres de dénoncer leurs oppressions sur TikTok, Instagram. Ça montre que la révolution n'est pas finie." 

"La révolution concrète, c'est celle des mentalités. Et là-dessus, on a gagné."

Shahinaz

à franceinfo

Depuis la France, Shahinaz poursuit la lutte et milite pour la libération des prisonniers politiques, pour les droits des LGBT+. "Quand j'ai vu que Macron avait donné la légion d'honneur à al-Sissi, ça m'a mise très en colère. La France fait les yeux doux à l'Egypte car elle lui achète des milliards d'euros d'armes, mais se moque des droits de l'homme."

Une jeune génération porteuse d'espoir

Après la contre-révolution, le père d'Ayman, fidèle soutien de Moubarak, lui ordonne de quitter la maison. Le militant veut rejoindre le Canada mais c'est finalement en France qu'il reste. "A l'aéroport du Caire, un agent m'a dit que si je revenais, je n'existais plus", glisse-t-il. Il prend des cours de français et rencontre des Egyptiens exilés comme lui qui l'aident à trouver une certaine stabilité. "Je vis au jour le jour, c'est impossible de penser au futur." 

"La notion d'espoir n'existait pas quand nous étions en Egypte. Mais grâce à la révolution, la jeune génération a grandi avec."

Ayman

à franceinfo

Quand Mohamed a su qu'il était recherché par la sûreté nationale et sur écoute, il a pris un vol pour une destination qui ne nécessitait pas de visa, le Kenya. Il a ensuite rejoint la Turquie, où il a vécu pendant un an, avant de rejoindre la France. Aujourd'hui, il a encore peur qu'on vienne l'arrêter et attend sa régularisation, mise en attente avec l'épidémie de coronavirus. "Je ne sais pas comment je me sens, mieux qu'en Egypte, c'est sûr", souffle-t-il, dans un sourire timide. Il rêve toujours d'un nouveau grand soir grâce à la jeunesse. "Même à distance, j'essaye de les aider à poursuivre la bataille. Je suis sûr qu'al-Sissi sera le dernier militaire à diriger ce pays."

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