Cet article date de plus de deux ans.

"La Femme du fossoyeur", une histoire d'amour qui pointe les défaillances des systèmes de santé en Afrique

Le premier long métrage du réalisateur finlandais d'origine somalienne Khadar Ayderus Ahmed est à découvrir dans les salles françaises. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 11min
Les comédiens Omar Abdi et Yasmin Warsame dans une scène du film "La Femme du fossoyeur" de Khadar Ayderus Ahmed qui sort dans les salles françaises le 27 avril 2022.  (LASSE LECKLIN/BUFO 2021)

Guled (Omar Abdi) est fossoyeur. Nasra (Yasmin Warsame) est malade. La situation du couple somali, qui vit dans un quartier populaire de la capitale djiboutienne, n'a rien d'enviable : leurs maigres revenus ne permettent pas de soigner l'infection rénale qui fait souffrir Nasra. Pour son premier long métrage, Khadar Ayderus Ahmed dépeint avec grâce la tendresse amoureuse que partagent ces héros incarnés par un sublime duo d'acteurs dont l'alchimie valide amplement l'histoire d'amour proposée au spectateur. Le cinéaste finlandais d'origine somalienne signe par ailleurs un drame social qui doit sa force à la concision d'une mise en scène parfaitement maîtrisée. Présenté en première mondiale à la Semaine de la critique en juillet 2021 à Cannes, La Femme du fossoyeur a été projeté dans de nombreux festivals et a remporté plusieurs prix dont l'Etalon d'or du Yennenga à la dernière édition du Fespaco. C'est également le premier film de l'histoire du cinéma somalien à avoir été soumis aux Oscars. Entretien avec Khadar Ayderus Ahmed. 

Franceinfo Afrique : vous n'avez pas pu assister au Fespaco. Où étiez-vous quand vous avez appris que vous aviez remporté l'Etalon d’or du Yennenga, prestigieuse recompense du cinéma africain ?

Khadar Ayderus Ahmed : j'ai suivi la cérémonie de clôture à Paris avec des amis. Au fur et à mesure que les autres prix étaient remis, il me semblait clair que je n’avais rien gagné. A l'annonce du dernier prix, mes amis étaient certains que je l’avais remporté alors que moi je n'y croyais plus. Et quand Abderrahmane Sissako (cinéaste mauritanien qui a présidé le jury longs métrages de fiction du Fespaco, NDLR) a dit le titre du film, nous sommes devenus fous (sourire) ! Je n’ai pas dormi cette nuit-là ! Je suis très heureux d’avoir remporté l’Etalon d’or. J'aime le Fespaco et il est l'un des festivals auxquels j’ai toujours rêvé de participer. J’ai toujours suivi le Fespaco. J’étais d'ailleurs heureux depuis la sélection du film.  

Pourquoi avez-vous décidé de porter à l'écran le quotidien de ce fossoyeur et de sa femme atteinte d’une infection rénale difficile à soigner faute de moyens ?

J’ai été inspiré par un événement qui est survenu dans ma famille. Pour moi, il était surtout question de montrer une histoire d’amour africaine. Ce que je n’ai jamais vu à l’écran. Je ne voulais pas laisser la pauvreté prendre le dessus dans ce récit : elle reste en toile de fond. C’est l’amour, la dignité, la compassion et la tendresse qui sont au premier plan bien que je me focalise sur les systèmes de santé sur le continent. En Occident, en France par exemple, vous êtes pris en charge par l’Etat quand vous allez à l’hôpital. Mais dans la majorité des pays africains, vous devez tout payer de votre poche pour vous soigner et tout le monde n’a pas les moyens de le faire. Beaucoup d’Africains meurent de maladies bénignes parce qu’ils n’ont pas d’argent pour payer leurs frais hospitaliers. Je voulais le souligner à travers une histoire d’amour.  

Les fossoyeurs sont-ils vraiment aux portes des hôpitaux à Djibouti comme on le découvre dans le film ?

C’est le cas à Djibouti mais aussi en Somalie et en Ethiopie. Il y a effectivement des petits groupes de fossoyeurs devant les hôpitaux qui attendent pour enterrer les morts et gagner un peu d’argent pour se nourrir.

Comment avez-vous choisi ce magnifique couple formé par Yasmin Warsame et Omar Abdi ?

Quand j’écrivais le scénario, je savais que ce serait compliqué de trouver des comédiens qui acceptent de jouer des scènes intimes parce que les somali sont musulmans et que c’est un milieu très conservateur. Yasmine Warsame est un top model et elle avait fait, il y a plusieurs années, une campagne estivale pour H&M. Ses affiches étaient partout dans Helsinki, en Finlande (où le réalisateur vit, NDLR), et elle était sublime. Je voulais savoir qui elle était et j’ai découvert qu’elle était somali. J'ai souhaité qu’elle incarne Nasra parce qu’elle est courageuse et qu’elle n’a pas peur de faire fi des règles. Je me disais que si je faisais ce film, il fallait que ce soit elle. Je l’ai alors contactée. Elle a lu le script qu’elle a adoré et elle m’a répondu qu’elle était partante.

Quant à Omar, c’est un ami de longue date qui vit, comme moi, à Helsinki. Il avait joué dans un court métrage que j’avais réalisé il y a quelques années. C’était un choix naturel pour moi. Ces deux comédiens ont constitué mon premier et unique choix. Je n’ai jamais pensé à personne d’autre qu’eux. Yasmin est adorable et c’est une bonne actrice. Je voulais que les gens comprennent pourquoi cet homme aime cette femme.

Quant à leur enfant Mahad, incarné par Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim, je l’ai découvert à Djibouti (où le film a été tourné, NDLR) deux semaines avant le début du tournage. Je ne lui ai jamais donné le scénario parce que je ne voulais pas que le fait de jouer soit un fardeau pour lui. Nous avons donc beaucoup improvisé. Je lui expliquais ce qui allait se passer dans la scène et je lui disais quoi faire. C’était son premier rôle au cinéma et je voulais qu’il s’amuse en jouant.  C’est un enfant très talentueux. J’ai ainsi constitué une famille dont les membres venaient de trois continents différents : Yasmin du Canada en Amérique, Omar de Finlande en Europe, et Kadar de Djibouti, en Afrique (rires).  

Vous avez tourné à Djibouti et pas en Somalie. Ce choix est-il lié à des questions de sécurité ?

Nous avons tourné dans ce pays pour différentes raisons. La première étant que Djibouti faisait partie de la Somalie (où l’on retrouve les Somali, communauté qui vit en Afrique de l'Est) avant la colonisation. On y parle la même langue, on y pratique la même religion et on partage la même culture. Nous avons également trouvé à Djibouti tous les paysages qui correspondaient au scénario, notamment le désert. Ce qui n’aurait pas été le cas si nous avions tourné en Somalie. C’est aussi pour des raisons de sécurité que nous avons choisi Djibouti parce que c’est l’un des pays les plus sûrs au monde.  

Votre film est une fenêtre sur la culture somali. Pourquoi teniez-vous à nous la faire découvrir ?

Cette culture fait partie de la mienne. Je voulais aussi montrer aux jeunes générations de Somali cette culture telle qu’elle se vit en Afrique. Elle n’est jamais frontalement mise en avant mais elle demeure en toile de fond de l’histoire. 

Comment gérez-vous votre double culture, somalienne et finlandaise, notamment quand il s’agit de la nationalité de votre film qui était finlandais à la Semaine de la critique et est devenu somalien au Fespaco ?

Et dans certains pays, il était considéré comme un film arabe… La Somalie fait partie des nations arabes. C’est un film africain, c’est un film arabe, c’est un film finlandais…Tout me va (rires) !

En tant que membre de la diaspora, c’est un peu plus aisé pour vous, même si cela reste difficile, de réaliser un film contrairement à un cinéaste qui travaillerait sur le continent. A ce titre, quelle peut être votre contribution au développement de l'industrie cinématographique sur le continent ?

Un point de vue extérieur permet d’aborder une situation avec une autre perspective. Quand nous étions à Djibouti, les gens nous approchaient pour nous demander ce que nous faisions. Je leur répondais que je faisais un film sur un fossoyeur et ils en étaient tout étonnés. Les fossoyeurs font partie de la société mais ils sont considérés comme des sous-hommes. C’est ma responsabilité, en tant que cinéaste, de mettre en avant ces personnes qui sont déshumanisées ou qu’on ignore alors qu’elles font partie de la société et qu’elles lui apportent beaucoup.

Nombre de Djiboutiens ne perçoivent pas l’importance de ces fossoyeurs. Je considère que faire entendre leur voix relève de ma responsabilité, tout comme celle de partager leurs histoires. C’est l’avantage de cette diaspora africaine que de pouvoir avoir un autre regard. Je suis arrivé en Finlande à l’âge de 16 ans et je retourne souvent en Somalie. En réalité, je ne me considère pas comme faisant partie de la diaspora africaine mais comme un cinéaste africain qui raconte le continent de l’intérieur.

Votre film a-t-il été vu à Djibouti ? Que ressent-on en projetant son film en Somalie, un pays en crise depuis 1991 ?

Oui et il a été chaleureusement accueilli par le public dans les deux pays. Les spectateurs se sont retrouvés dans ces personnages parce qu’ils connaissent des gens qui ont traversé les épreuves décrites dans le film, à savoir se démener afin de trouver l’argent pour faire soigner ses proches.

En Somalie, après la guerre civile, les cinémas ont été fermés. Il y en avait un dans la capitale Mogadiscio, mais il a été fermé. Les groupes terroristes en avaient fait leur QG. Aujourd’hui, la situation s’est améliorée et le cinéma a rouvert. En novembre 2021, mon film a été le premier long métrage à être projeté en Somalie depuis la guerre civile.

La Femme du fossoyeur, de Khadar Ayderus Ahmed
Avec Omar Abdi, Yasmin Warsame et Kadar Abdoul-Aziz Ibrahim
Sortie française : 27 avril 2022

Commentaires

Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.