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"Go", "taxieur", "quinine" : comment ces mots employés en Afrique entrent dans les dictionnaires de la langue française

Les principaux dictionnaires français que sont le Larousse et Le Robert intègrent, depuis quelques années, des mots familiers à de nombreux francophones sur le continent africain. Leurs lexicographes nous expliquent comment ils débarquent dans ces ouvrages de référence. 

Article rédigé par Falila Gbadamassi
France Télévisions - Rédaction Culture
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Les éditions 2023 des deux principaux dictionnaires de la langue françaises, le Larousse et Le Robert (FRANCEINFO)

Familiers à l'oral dans de nombreuses capitales africaines, plusieurs mots se sont retrouvés ces dernières années dans les deux principaux dictionnaires de la langue française. Leurs usagers habituels y voient une sorte de consécration quand les lexicographes rappellent que ces entrées ne sont que l'illustration du dynamisme d'une langue française nourrie par ses locuteurs, dont la majorité a entre 15 et 24 ans en Afrique selon l'Observatoire de la langue française.

Trois termes, originaires du continent africain, ont intégré l'édition 2023 du Petit Robert : "go" (jeune femme ou petite amie), "brouteur" (escroc qui opère sur la Toile) et "babtou fragile" (expression formée avec le verlan de "toubab" désignant une personne qui se pose en victime ou fragile). Ces entrées constituent "une moyenne haute" pour le dictionnaire dont elle a la charge, assure Géraldine Moinard, la directrice de la rédaction des Editions Le Robert soulignant que "c'est plus que d'habitude" et "rare". 

"Le français en Afrique crée des mots"

Le chiffre paraît pourtant insignifiant quand Le Petit Robert ouvre, chaque année, la porte de son dictionnaire à environ "150 mots, sens et expressions". Tout comme Le Petit Larousse, l'autre grand dictionnaire de la langue française depuis plus d'un siècle. Dans son édition 2020, ce dernier accueillait "alphabète" (terme utilisé au Burundi et au Maroc pour définir une personne qui sait lire et écrire), "quinine" (pour désigner le comprimé de n'importe quel médicament au Tchad et en Centrafrique),  "taxieur" (mot d'origine algérienne qui signifie chauffeur de taxi) ou encore "boucantier" (terme ivoirien qui renvoie à un artiste du mouvement musical coupé-décalé ou à individu qui affiche son aisance matérielle).  

Ces entrées sont l'expression d'une tendance et reflètent la contribution des Africains, qui représentent la majorité des 321 millions de personnes parlant français dans le monde, à l'enrichissement de la langue courante. "Le français en Afrique bouge beaucoup, il crée des mots. Le nouchi [que le Larousse définit comme "l'argot parlé en Côte d’Ivoire principalement par les jeunes] en est un exemple et la preuve", analyse Bernard Cerquiglini, conseiller scientifique pour le Petit Larousse illustré. 

Entendu et écrit

"Ces mots arrivent  [dans Le Robert] parce qu’ils ne sont plus des mots propres à l’Afrique, qu’ils se sont diffusés dans la francophonie, qu'on ne les retrouve plus seulement à l'oral en Afrique, mais aussi à l'écrit, dans des chansons ainsi que sur les réseaux sociaux de manière générale. L’écrit peut être un indicateur pour des mots qui relèvent un peu moins du langage soutenu comme 'go' ", explique Géraldine Moinard. "Le Petit Robert est un dictionnaire de langue générale qui traite de la langue reliant tous les francophones." 

Ainsi "go", mot issu du nouchi qui infuse depuis des décennies en Afrique de l'Ouest et important pourvoyeur de nouveaux mots dans les dictionnaires, "on va l’entendre en France, diffusé par les chansons, le langage des cités...", indique la lexicographe. Les auteurs, de toutes sortes, par le biais de leurs écrits, constituent les véhicules des mots employés dans les pays africains, les transportant vers les principaux dictionnaires de la langue française, édités en France, que sont Le Petit Larousse illustré et Le Petit Robert. 

"Chez Larousse, nous sommes fidèles à l'héritage de Pierre Larousse, lequel au XIX siècle, a voulu décrire la langue française dans sa réalité", rappelle Bernard Cerquiglini. A son époque, il s’agissait du "français de France" mais aujourd’hui "nous essayons de décrire un français mondialisé". "On a parfois tendance à l’oublier mais la France est une toute petite partie de la francophonie", fait remarquer pour sa part Géraldine Moinard des éditions Le Robert. "Il n’y a pas un français unique, il y a des français, avec des mots parfois différents mais avec beaucoup de points communs et des particularités qui se nourrissent parfois entre elles".  

Enquêteur et artisan, la double casquette du lexicographe 

Avant de figurer dans les dictionnaires, les mots nouveaux entreprennent un long voyage dont la première escale s'appelle repérage. Les processus sont multiples mais, à l'heure du numérique, l'informatique s'avère un précieux allié pour les lexicographes dans l'exploration des corpus qu'ils se constituent.

"Repérage automatique grâce à la puissance de l’informatique et repérage humain pour extraire toute une liste de termes et nouveaux mots candidats ainsi que de nouvelles expressions candidates à l'entrée dans nos dictionnaires. Et puis ces candidats-là, on va les étudier régulièrement en comité éditorial, les écarter ou les accepter", résume Géraldine Moinard des éditions Le Robert.

Les lexicographes mènent souvent une petite enquête. "C'est encore plus vrai pour les nouveaux sens, explique-t-elle. Par exemple, le mot "go" existait déjà au masculin et comme adverbe. Par conséquent, repérer "go" au féminin se rapproche plus de "l'artisanat"Lexicographe, "c'est un métier de tous les instants", confirme Bernard Cerquiglini. "Le Petit Larousse paraît tous les ans, vous passez une année à noter, à écouter, à lire, à entendre". 

Cure de jouvence 

Bernard Cerquiglini précise que "les mots qui sont très courants dans le français du Québec, du Sénégal ou de Côte d'Ivoire et qui, en plus, s'entendent en France, (les) intéressent". "Nous sommes très attentifs à l'innovation en francophonie" dont les jeunes sont souvent la source. "Maintenant, (ils) sont interconnectés, ils écoutent de la musique ivoirienne, de la musique malienne...Tout cela nourrit une langue internationale qui devient la langue courante" dans l'espace francophone. 

C'est ainsi que "s'enjailler" (se réjouir), intégré dans le Larousse 2017, a attiré l'attention du célèbre éditeur. Il a été noté dans "le langage des jeunes". "S’enjailler, c'est "enjoy [mot anglais issu lui-même d'un emprunt au français]". C'est aussi ivoirien et vendéen. "Un ami vendéen, passant à Abidjan (la capitale économique de la Côte d'Ivoire), a entendu dire s'enjailler", raconte Bernard Cerquiglini. Et en Vendée, il se dit : "Je m'enjaille le samedi soir. C’est du français régional et c’est un mot créé par le nouchi mais qui reprend un vieux mot français qui se mêle d’anglais".

En France, le langage wesh wesh (celui des jeunes dans les banlieues françaises) constitue l'une des courroies de transmission entre jeunes francophones du continent −  les 15-24 ans sont ceux qui y utilisent le plus le français − et leurs alter ego français qui vivent en France. Les seconds partageant parfois avec les premiers des origines communes du fait de l'immigration. Ce langage s'apparente finalement à "un laboratoire parfois éphémère, mais c'est un bon laboratoire", conclut Bernard Cerquiglini. 

"Validé comme étant français"

"Ambiancer, ambianceur" qui sont entrés, il y a quelques années dans le Larousse, sont "des mots congolais très courants" employés par les jeunes en France pour qui ils sont "utiles", note Bernard Cerquiglini. En faisant entrer un mot dans le dictionnaire, les lexicographes misent sur "une certaine perennité", affirme Géraldine Moinard pour qui "le critère le plus important est l'usage". "Le Petit Robert reste un dictionnaire général". A ce titre, un terme écarté, il y a quelques années, réapparaîtra sous le radar des lexicographes si "sa fréquence augmente", s'il "s'est diffusé plus largement". "L'un de nos critères, insiste-t-elle, c'est vraiment la diffusion des mots." 

La boucle lexicale se referme alors. "Les auteurs du Larousse décrivent la langue mais les utilisateurs demandent souvent une prescription. Il y a un usage prescriptif  qui n'est pas voulu par les lexicographes. Quand un mot est dans le Larousse, on considère qu'il est validé comme étant français. Cela lui donne du poids, de la valeur et de la réputation. Nous aimons bien le dictionnaire, nous les francophones, et nous le respectons", constate Bernard Cerquiglini. Et le conseiller scientifique d'en profiter pour tordre le cou à une critique récurrente : "Nous avons fait entrer plus de mots de la francophonie que d’anglicismes sur ces vingt-cinq dernières années !".


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