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Présidentielle en Algérie : "Qu'on aille voter ou pas, rien ne change"

Dans le quartier mythique et populaire de la Casbah, à Alger, les jeunes s'intéressent plus à l'Europe qu'à l'élection présidentielle. Francetv info les a rencontrés autour d'une partie de billard.

Article rédigé par Gaël Cogné
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Des jeunes autour du billard du haut du boulevard de la Victoire, à Alger (Algérie), le 15 avril 2014. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Abderhamane se penche en avant, pose une main sur le tapis bleu, plisse l'œil, ajuste le tir, mais sa queue de billard dérape sur la boule blanche, suscitant des rires moqueurs. En ce début après-midi, en haut du boulevard de la Victoire, à Alger, ils sont une dizaine de jeunes à partager une partie sur un billard posé à même le trottoir, en plein air. Tous des enfants du quartier, la Casbah.

Parmi eux, il y a "Kamel TGV", Nasradine, Cherif, "la puce", Manou, Abderhamane, Houssem et Abdenour, qui dit avoir 17 ans, mais ne mesure pas plus d'1m50 et n'aime pas que je lui dise. Railleur, il pointe mon embonpoint : "Tu fais du sport toi ?" Quelques mètres plus haut, des panneaux électoraux et des affiches. Dans deux jours, on vote pour l'élection présidentielle du 17 avril en Algérie. A en juger par l'état des affiches, les candidats ne sont pas dans le cœur de tous les habitants.

"Bien sûr que non, je ne vais pas voter"

Quand on parle du scrutin à Nasradine, dont "l'arrière grand-père était déjà né dans le quartier", il écarquille les yeux : "Bien sûr que non, je ne vais pas voter, ça ne m'intéresse pas !" Ce qui l'intéresse, c'est "partir pour faire ma vie, comme mes amis qui vivent en France, en Espagne, au Canada, à London". En attendant, il passe ses journées à "tenir les murs", adossé au ciment, à attendre que passe la journée, comme des milliers de "hittistes" (l'expression vient de "hit", mur dans le dialecte algérois), ces chômeurs ou précaires qui vivent de petits business. En Algérie, la moitié de la population a moins de 28 ans et le chômage fait des ravages.

Nasradine et un habitant plus jeune de la Casbah d'Alger (Algérie), le 15 avril 2014. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

Pratiquement tous autour du billard partagent son avis. "L'Algérie, elle a cassé mon avenir. Il n'y a pas de travail, pas d'école, pas de mariage. Mon rêve, c'est de quitter ce pays, d'aller en Australie, au Canada ou même à Moscou. J'échangerais ma nationalité contre un morceau de pain", dit Cherif. Quant à la politique, n'en parlons pas : "Je ne vote pas. Ni mon père, ni ma mère. Le vote, c'est de la comédie." Cherif n'a que 23 ans. Il n'a pratiquement connu qu'Abdelaziz Bouteflika (élu pour la première fois en 1999) comme président, mais il estime que "rien n'a changé depuis 1962", année de l'indépendance. De toute l'après-midi, je ne croiserai pas une seule personne qui dise vouloir voter.

Seul Houssem, 18 ans, se vante de s'intéresser aux études, même si ses notes sont "moyennes". Il est "en 2nde S" (scientifique) et se verrait bien "ingénieur en informatique". Deux petits qui n'ont pas accès au billard le chambrent sur son rêve. Il tient bon, puis finit par lâcher : "Si je n'y arrive pas, peut-être que j'irai à l'étranger." Question élection, il se range à l'avis général : "La politique en Algérie, c'est zéro."

Logements bondés

C'est au tour d'un autre joueur. Il pose une fesse sur le billard. Cherif surveille que ses pieds ne quittent pas le sol. C'est interdit. Le jeu obéit à des règles de la Casbah auxquelles le béotien ne comprend rien. Le joueur tire. Cherif affirme que ses pieds ne touchaient pas le sol. Ils s'embrouillent. Une petite sono en forme de canette RedBull crache un morceau de Cheba Sara.

"La puce", l'oreille amochée et pas plus de douze ans, est là pour veiller à ce que tout le monde paye son dû au proprio du billard. La partie coûte quelques centimes. La nuit, le billard est recouvert d'une bâche et Manou, 23 ans, casquette de travers, prévient : "Si quelqu'un vient voler le billard, nous, on le dépouille !"

Car le billard, c'est sacré. Il permet de s'évader un temps des logements vétustes et bondés de la Casbah. L'un des joueurs dit partager sa chambre avec sept frères. Derrière les cafés qui embaument, les étals de légumes bigarrés et les ruelles vertigineuses, la Casbah (classée au patrimoine mondial de l'Unesco) s'affaisse. Des étais soutiennent les immeubles qui en viennent à se toucher au-dessus des rues. Des fils électriques pointent au-dessus des têtes et l'eau menace d'emporter les habitations. La Casbah aurait besoin d'un vaste plan de réhabilitation et de nombreux habitants rêvent d'être relogés.

Yasin nous guide dans la Casbah d'Alger (Algérie), le 15 avril 2014, pour nous montrer un tas d'ordure derrière la maison. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

"Les autorités ont démissionné"

Sur un banc juste à côté du billard, un homme plus âgé, 59 ans, profite du soleil tombant. Il écoute avec tendresse les jeunes se chamailler : "On est en train de perdre cette jeunesse. Ils sont tous autour d'un billard, mais pourquoi ne sont-ils pas dans une salle culturelle ? A dix heures du soir, il n'y a plus rien à faire à Alger. Je crois que notre génération a mieux vécu. C'est une démission des autorités. Les jeunes sont guettés par la drogue et tous les dangers." Un peu plus tôt, l'un des jeunes me glissait à l'oreille que pour se payer ses beaux vêtements, il trafiquait un peu de drogue, sans en préciser la nature. La prison, une vingtaine de mètres plus haut sur le boulevard, vient rappeler que la sanction n'est jamais loin.

"Internet et la télévision ont fait un massacre. Les jeunes d'ici regardent les jeunes d'Europe et ils sont plein de frustrations", reprend le monsieur sur son banc. "Pour eux, c'est le paradis, mais c'est un miroir aux alouettes." Il explique qu'après la décennie noire (années 1990) et ses plus de 100 000 morts, "les gens ne font plus confiance à personne, ils sont devenus démissionnaires". Il se souvient d'un vieux "feuilleton" de science-fiction américain, L'Age de cristal, qui lui évoque l'Algérie. La série parle d'un monde dirigé par "une poignée de vieux qui font croire aux jeunes que s'ils sortent de la cité, ils vont mourir, mais ils n'y croient pas".

Devenir un "harraga"

Abderhamane passe en scandant : "Un visa pour la France. J'aime Paris, j'adore Paris." Il vient d'avoir 18 ans et peut voter. Mais quand on lui parle de l'élection, il se frappe la tempe avec l'index : "Mais il est fou ! Que j'aille voter ou pas, rien ne change. Moi, je veux partir en France ou en Espagne." Il veut devenir un "harraga", un de ces jeunes qui tentent leur chance sur de fragiles embarcations pour gagner l'Europe au péril de leur vie. Le monsieur essaye de le raisonner : "Ne t'aventure pas à partir clandestinement sur une barque !" Le jeune ne veut rien entendre. "Ils ont une expression, explique le monsieur, ils disent : 'je préfère être bouffé par les poissons que par les fourmis sous terre.'"

Un peu plus bas, dans une ruelle de la Casbah, on croise Yasin, l'un de ces "harragas". A 26 ans, il a un petit boulot chez un vendeur de vêtements, au noir. Lui ne rêve plus à grand chose. En tentant de gagner Gênes en Italie par la mer, depuis Béjaïa (en Kabylie, dans l'Est), il s'est fait attraper. Il a été condamné par la justice algérienne à six mois de prison avec sursis et deux millions de dinars d'amende (plus de 18 000 euros). Une double peine pour ces jeunes poussés à l'exil par la précarité que dénoncent des défenseurs des droits de l'homme. Son regard se perd dans le vide. Il arrête l'interview, la gorge nouée : "Je préfère oublier cette histoire. Qu'est-ce que je peux encore espérer ?"

Des escaliers dans la Casbah d'Alger (Algérie), le 15 avril 2014. (GAEL COGNE / FRANCETV INFO)

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