Reportage "C'est fini, on va s'en aller" : en Nouvelle-Calédonie, après les émeutes, "la tentation du départ" agite les esprits

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial en Nouvelle-Calédonie
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Une vue aérienne des îlots situés au sud de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 25 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Les récentes violences ont fracturé encore un peu plus l'archipel. Des habitants, vivant parfois depuis plusieurs décennies dans ce territoire du Pacifique, ont pris la décision de refaire, dans l'autre sens, les 17 000 kilomètres qui les séparent de l'Hexagone.

Sa fille aînée l'a senti venir : "Maman va pleurer." Et "maman" a pleuré. Nicole, 61 ans, s'excuse de se présenter "comme ça". Elle prend un mouchoir sur la table du salon, renifle, et s'excuse encore. "En l'espace de cinq minutes, je passe par tous les états, soupire la mère de famille, barricadée dans sa maison cossue du quartier de Sainte-Marie, en plein cœur de Nouméa. Je craque et je veux partir d'ici. Puis je prends l'air dans le jardin et je veux rester. Ça dure depuis des jours".

Plier bagage et refaire dans l'autre sens les 17 000 kilomètres qui les séparent de l'Hexagone, parfois depuis plusieurs décennies : cette pensée, à chaud, finit par effleurer certains habitants de Nouvelle-Calédonie, après les émeutes qui ont secoué l'archipel. Une vague de violences comme le territoire n'en avait pas vécu depuis les années 1980. "Je peux comprendre que ça traverse l'esprit. J'espère juste qu'il y en aura le moins possible", se désole la maire Renaissance de Nouméa, Sonia Lagarde. "Je comprends... Je comprends parfaitement qu'on soit choqué par la situation et que ça interroge certains sur la tentation de départ", abonde la ministre déléguée chargée des Outre-mer, Marie Guévenoux, interrogée par franceinfo.

"Le vivre-ensemble ne se relèvera pas de ça"

Dix années sur le "Caillou", mais pas une de plus. Pierre et sa compagne, propriétaires d'une maison à Nouméa, ont pris leur décision : "Fini. On va s'en aller." Le couple est pourtant concerné par le dégel du corps électoral, point de départ des tensions entre loyalistes et indépendantistes. "Qu'on puisse enfin voter aux élections locales, en fait, ce n'est plus notre problème, lâche, dépité, le quadragénaire. Je vais être clair : si on était locataires, on attendrait juste la réouverture des vols et adieu. C'était cool de vivre ici, mais c'est terminé. Le vivre-ensemble ne se relèvera pas de ça". Il y a quelques jours, leur enfant de 4 ans s'est "amusé" à reproduire un barrage dans la maison, avec des chaises, ses jouets et ses doudous. "Il y avait les gentils d'un côté, les méchants de l'autre, raconte le père. Je n'ai même pas su quoi dire..."

Une concession automobile entièrement brûlée à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 21 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Tous racontent les traumatismes vécus depuis que le "Caillou" s'est embrasé, lundi 13 mai. Jean-Yves a "tout perdu". "Mes collaborateurs m'appellent un matin à 7 heures, et me disent : 'Patron, vous n'allez pas reconnaître l'entrepôt'", se souvient l'entrepreneur installé dans la zone industrielle de Ducos, poumon économique de la Nouvelle-Calédonie. Il enfile illico un pantalon, monte dans sa voiture et slalome à travers les barrages. Devant lui, dix-sept années de vie ont été réduites en un tas de cendres. "Je ne vous répéterai pas les mots que j'ai eus en voyant l'étendue des dégâts, confesse-t-il. La suite pour moi ? Je ne sais pas, c'est le flou total".

"Si ça se trouve, les types qui ont fait ça, je les connais."

Jean-Yves, entrepreneur à Nouméa

à franceinfo

Dans une commune du nord de Nouméa, un pharmacien, qui préfère garder l'anonymat, a retrouvé son officine pillée. Seules les caméras de vidéosurveillance sont restées intactes. En visionnant les images qu'elles ont enregistrées, le gérant a reconnu certains visages : des clients. "Comment tu fais après ? Comment tu réinstaures un climat de confiance ?", s'interroge-t-il. Sylvie, elle, a été mise en joue sur un barrage dans le secteur de Païta, à quelques centaines de mètres de son domicile : "Trois émeutiers m'ont arrêtée, ils avaient 17 ou 18 ans. L'un d'eux a sorti son arme et l'a pointée vers moi. Ça a duré quelques secondes. Puis il a rigolé, et m'a laissée repartir." L'enseignante en tremble encore : "Dans un contexte normal, je serais allée porter plainte à la gendarmerie. Mais là... C'est une route que je prends tous les jours. Qu'est-ce qu'il se passera dans ma tête quand j'y repasserai ?" Ce matin, encore, c'est le sifflement des tirs qui a fait office de réveil.

"Je suis la cinquième génération ici, mais je perds patience"

La "tentation du départ" existe surtout chez les "Zoreilles", comme on surnomme les non-natifs de Nouvelle-Calédonie. Mais la réflexion fait aussi son chemin chez certains Caldoches, les descendants des colons libres ou des bagnards français. "Je suis la cinquième génération ici, mais je perds patience, coupe René*, qui a grandi en brousse, à Bourail. J'avais 18 ans lors des événements des années 1980. Depuis, rien n'a changé. L'histoire du destin commun, ce n'était que de la poudre aux yeux. Si l'Etat français nous lâche, on sera en extrême vulnérabilité". 

"Des Caldoches vont finir par quitter leurs propres terres, oui. Ceux qui partiront sont ceux qui pourront partir. Les vieux, eux, vont rester."

René, Caldoche originaire de Bourail

à franceinfo

"Des Français veulent quitter notre terre ?" Au siège de l'Union calédonienne, on assure "regretter" ces perspectives. "On ne se bat pas contre le peuple français, on se bat contre son système, précise un cadre du principal parti indépendantiste, barbe brune épaisse. On sait ce qu'on doit aux Français qui viennent ici. Ils sont toujours les bienvenus".

François, lui, en doute de plus en plus. "La peur des vengeances", "la peur du ressentiment", "la trouille qu'on se regarde en chiens de faïence"... Voilà quelques-unes des émotions qui l'assaillent. "J'ai des collègues qui se sont fait emmerder sur un barrage. Je me suis moi-même fait emmerder. Je ne voudrais pas le penser, mais j'ai peur de regarder avec malveillance une partie de la population", confie, navré, cet infirmier en poste au nord de Nouméa. A la clinique de Nouville, l'un des plus importants centres de santé de l'archipel, au moins deux lettres de démission sont déjà arrivées sur le bureau des ressources humaines. "Il s'agit de personnes qui ont très mal vécu la situation", peut-on entendre dans les couloirs.

"Je n'ai pas encore pris de décision et je ne prendrai pas de décision dans l'émotion, mais c'est possible que je parte."

François, infirmier en Nouvelle-Calédonie

à franceinfo

Officiellement, Caroline, cadre supérieure dans une multinationale, doit dire avant le 1er juillet si elle souhaite prolonger de deux ans son détachement dans l'archipel. Mais sa décision est déjà prise. "Les conditions financières ont beau être bonnes, je suis désolée mais je vais répondre non, tranche-t-elle. Si je pouvais, j'écourterais encore plus et je partirais dès maintenant". Elle se surprend déjà à dire au revoir aux employés du magasin où elle fait ses courses toutes les semaines depuis fin 2022. 

Des habitants tentés de partir, un agent immobilier de Nouméa, rencontré par franceinfo, en a eu "quelques-uns" au téléphone. "Certains avaient déjà exprimé en 2021 leur intention de quitter la Nouvelle-Calédonie, au moment du dernier référendum sur l'indépendance. Trop d'instabilité. Ils ont du mal à se projeter ici", décrit ce professionnel, lui-même coincé à la maison. Son quartier est entouré de barrages.

"On a un genou à terre, mais un genou seulement"

Un appel a tout de même redonné de l'espoir à l'agent immobilier, il y a quelques jours. Au bout du fil, un chef d'entreprises dont les trois quarts des commerces sont partis en fumée. Il raconte : "Il m'annonce qu'il est déjà dans l'après et qu'il cherche des locaux. Ça m'a surpris au début. Je n'ai malheureusement rien à lui proposer pour le moment, mais j'ai trouvé la démarche positive." L'intéressé, que franceinfo a joint, confirme : "J'ai 80% de mes travailleurs qui sont des Kanaks, je n'ai pas envie de les laisser tomber. Il y aura toujours un marché qu'il faudra nourrir, habiller..."

"On a un genou à terre, mais un genou seulement", répète-t-il, convaincu de faire le bon choix. Selon le procureur de la République de Nouméa, 400 entreprises ont été victimes de dégradations au cours des émeutes.

Des riverains ont installé un barrage dans un quartier de Nouméa (Nouvelle-Calédonie) le 21 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

En visite dans l'archipel, la ministre des Outre-mer dit avoir, elle aussi, ressenti "beaucoup d'envie de reconstruire" dans ses échanges avec les acteurs du monde économique. "Quand ton outil de travail est détruit, tu peux te dire : 'Bon, je vais investir ailleurs'. Eh bien 100% des chefs d'entreprise que j'ai rencontrés ici m'ont dit qu'ils voulaient réinvestir en Nouvelle-Calédonie, rassure Marie Guévenoux. ll n'y a pas de volonté de partir". 

Combien de Néo-Calédoniens quitteront l'archipel après les émeutes ? Le prochain recensement est prévu pour septembre. "Pour le moment, il est maintenu", assure à franceinfo l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Pierre et sa compagne ne seront peut-être pas comptabilisés : "Si ça se trouve, on sera déjà rentrés en métropole."

* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé.

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