Reportage Emeutes en Nouvelle-Calédonie : à la clinique de Nouville, "les militaires sont enfin là"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial en Nouvelle-Calédonie
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 7 min
Un patient dialysé à la clinique privée de Nouville à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 25 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)
Après deux semaines où il s'est retrouvé coupé du monde, l'établissement de santé a été sécurisé par les forces de l'ordre. Mais l'accès aux soins sur l'archipel est encore très dégradé.

A l'entrée du parking, quatre pick-up de la police montent la garde. "Tu penses que c'est pour nous ?", demande Aoupi, qui est sortie de sa chambre, la 345, pour la promenade. "Oui. Enfin pour la guerre. Enfin je crois", rétorque un autre patient en déambulateur. Personne n'est trop sûr, car personne n'a encore vu "en vrai" les dégâts causés par les émeutes qui secouent la Nouvelle-Calédonie. Depuis ce fameux lundi 13 mai où tout a commencé, Aoupi n'a pas bougé de la clinique de Nouville. Comment aurait-elle pu ? "L'infirmier m'a dit qu'il y avait des barrages à côté et que c'était dangereux pour moi, répète la vieille dame prise en charge pour des dialyses. Mais au moins, les militaires sont enfin là". 

Voilà bientôt deux semaines que l'hôpital, l'un des plus grands de l'archipel du Pacifique, fonctionne à huis clos. Situé sur une presqu'île à l'ouest de Nouméa, il est comme pris en étau, coincé entre la mer et les émeutiers. Vendredi, une opération de déblaiement d'envergure menée par la police et la gendarmerie a permis de dégager la route, et donc l'accès à la clinique. Mais le retour à la normale n'est pas pour tout de suite.

Face au danger, les visites restent donc interdites pour les proches des 133 patients. Les animations extérieures, suspendues. Les urgences, fermées. L'accueil est si désert qu'il résonne comme une cathédrale. "On peut dire que l'établissement s'est mis dans la même configuration que lorsqu'un cyclone arrive, résume la direction. Cela veut dire que les déplacements sont plus que limités".

Marie Guévenoux, ministre chargée des Outre-mer, rend visite au corps médical de la clinique privée de Nouville, à Nouméa, (Nouvelle-Calédonie), le 25 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Un tiers du personnel de la clinique de Nouville ne peut toujours pas se rendre sur place. Le directeur général est coincé chez lui. Il vit dans un quartier "où ça tire tous les jours". Tout passe alors par son téléphone : il organise des réunions, s'occupe des approvisionnements et fait un point quotidien au haut-commissaire de la République, le représentant de l'Etat en Nouvelle-Calédonie. Marc Fermaut, le chef de bloc opératoire, s'est lui mué en tour-opérateur. Sa mission du moment : prendre attache avec les compagnies maritimes locales pour organiser des navettes afin d'acheminer les patients, les personnels et le matériel. La veille, ce sont des bouteilles d'oxygène qui ont pu être livrées. "Moi qui n'ai jamais vraiment fait de bateau, je connais par cœur les horaires des marées. Je souris parce que la situation ne paraît pas réelle. En vrai, c'est fou. Tout est chamboulé".

"Chaque jour est une aventure"

Car pour éviter les barrages installés ici et là dans Nouméa, mieux vaut prendre la mer. Les patients de la clinique ont une nouvelle distraction : par la vitre, ils regardent les équipes médicales débarquer du Zodiac, mettre les pieds dans l'eau puis marcher jusqu'à l'entrée arrière de l'établissement. A marée basse, les choses se compliquent, car il faut traverser le platier rocheux pour rejoindre l'embarcation qui tangue au large. "En gros, vous avez de l'eau jusqu'a la taille", décrit Gianmaria Drovetti, le chef du service oncologie, qui en a fait l'expérience. Le président de la clinique, Jean-Jacques Magnin, veut le redire : "En ce moment, chaque jour est une aventure." "Et dans ces conditions ubuesques, tout le monde se montre courageux", salue-t-il, quelques trémolos dans la voix. 

C'est aussi le message qu'est venue délivrer la ministre des Outre-mer, samedi. Marie Guévenoux veut rendre hommage au personnel soignant. "L'engagement des forces de l'ordre est dans la durée, tant que la situation ne sera pas rétablie", assure-t-elle, assise face à un corps médical éreinté. Soudain, une dame l'interpelle. "Madame, ma grande sœur est hospitalisée ici. Mais son fils, mon neveu, est bloqué en métropole car il n'y a pas de vol. Madame, il faut qu'il puisse venir, il faut qu'il puisse passer du temps avec nous. Madame, s'il vous plaît". Un conseiller finit par prendre un numéro de téléphone.

Un centre de dialyse pillé

A 200 mètres de la clinique Kuindo-Magnin, le Centre de formation et d'apprentissage (CFA) a brûlé. Par chance, l'établissement de santé, lui, n'a pas été touché. En tout cas pas directement. Mais le pillage du centre de dialyse de Dumbéa, quelques kilomètres plus au nord, a mis en péril l'accès aux soins, et donc la vie des malades. Sur les images que franceinfo a consultées, l'endroit est méconnaissable. Jean-Michel Tivollier, néphrologue, stéthoscope autour du cou, n'en revient toujours pas : "Des gens sont rentrés pour casser des machines qui sauvent des vies... Ça a tout perturbé. Nos patients ont accumulé du retard, avec comme risque sévère de créer des œdèmes pulmonaires, de l'hypercalcémie..."

Il y a quelques jours, le docteur Tivollier a donc convaincu Rodrigue, un ambulancier, de l'accompagner dans une opération "digne d'un film". Traverser une dizaine de barrages, slalomer entre les carcasses de voitures calcinées, jusqu'au site en question. "Une fois sur place, on a embarqué tout ce qu'on pouvait récupérer. Des membranes de rein artificiel, des bains de dialyses, du fer injectable, des sets de branchements, des gants...". Rien n'est encore tout à fait réglé mais "le rééquilibrage des patients est en cours", explique-t-il.

A l'étage supérieur, Gianmaria Drovetti, le chef du service oncologie, a également fait les comptes : "On a eu jusqu'à 250 séances de chimio à rattraper." Alité chambre 322, Nicolas, 49 ans, l'admet : "La maladie, plus la situation dehors, ça joue sur mon moral. Ma société fait partie des entreprises qui ont brûlé. Mais on tient le coup aussi parce que le personnel est remarquable ici." Assise dans son fauteuil roulant, une patiente se vante d'avoir elle-même rassuré une infirmière "hier". "Je lui ai dit que ça irait bientôt mieux pour elle et pour nous", explique la malade.

Le 25 mai 2024, comme depuis le début des émeutes, le personnel soignant de la clinique privée de Nouville à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) dort sur place. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

D'ailleurs, le personnel de Nouville dort sur place. Question de sécurité, mais aussi de continuité des soins. A la direction de l'établissement, Aurélie Magnin squatte une chambre du service d'orthopédie. Avec deux collègues infirmières, Léa a descendu des matelas de la chirurgie ambulatoire et les a installés dans la pièce qui sert normalement d'hôpital de jour de chimiothérapie. "C'est clair qu'on n'avait pas prévu ça, raconte la jeune soignante. On a pris des blouses jetables pour faire office de pyjamas". 

"Je ne sais pas comment ça va finir"

Pour passer le temps, Malia, du service restauration, fait une visio tous les jours à 14 heures avec sa fille, qui vit dans l'Hexagone, et son mari qui est chez eux, à Nouméa. En deux semaines, elle s'est aventurée une seule fois à l'extérieur de la clinique. Direction la supérette My Shop, à cinq minutes à pied, pour acheter des cigarettes et des gâteaux. Pour passer le barrage tenu par des émeutiers, on lui a conseillé de porter la blouse de l'hôpital. Elle a passé le mot, les femmes de ménage ont fait pareil : "blouse bleue. Ça craint moins."

Des employées de la clinique privée de Nouville à Nouméa (Nouvelle-Calédonie) prennent l'air, le 25 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

A l'extérieur de l'entrée "Dialyse", une ambulancière attend de partir. Elle confie avoir encore entendu des coups de feu dans son quartier en pleine nuit. "Je ne sais pas comment ça va finir", soupire-t-elle. L'autre jour, des émeutiers ont même forcé une poignée de porte de sa voiture. "Il y avait un patient avec moi...". Marie-Laure, à la restauration, reçoit régulièrement des photos de son quartier, Kamere. "C'est chaud... Il n'y a plus rien. La Poste, les écoles... C'est grillade".

A la clinique de Nouville, deux soignantes ont déjà démissionné ces derniers jours. Elles ne tenaient plus. Marc Fermaut réajuste ses élégantes lunettes rondes : "J'ai donné le numéro de la psychologue à certains de nos agents qui sont en difficulté, terrorisés par ce qu'il se passe. Il faut qu'on se serre les coudes pour tenir le coup." Vendredi soir, dans les couloirs silencieux, une petite June est venue au monde. Au même moment, deux infirmières ne le savaient pas encore : leurs maisons étaient en train de brûler, quelques kilomètres plus loin.

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