Reportage A la barre du tribunal, les regrets d'émeutiers en Nouvelle-Calédonie : "J'ai lu qu'on pouvait se servir chez Darty avant que ça brûle"

Article rédigé par Raphaël Godet - Envoyé spécial en Nouvelle-Calédonie
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 6 min
Un véhicule brûlé à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, le 21 mai 2024. (THEO ROUBY / AFP)
Les premières comparutions immédiates dessinent en creux le profil des personnes interpellées ces dix derniers jours. Franceinfo était dans la salle d'audience, mardi.

"Vous voulez dire quelque chose ?" Silence. "Vous voulez parler des barrages ?" Silence. Dans le box, Jean-Paul N. et Zidane W. ont le même tee-shirt, beige, et la même attitude, hagarde. Ce n'est pourtant pas par hasard que les deux copains de 26 et 30 ans se retrouvent, mardi 21 mai, à la barre du tribunal correctionnel de Nouméa. Alors que des émeutes secouent la Nouvelle-Calédonie depuis une dizaine de jours, ils sont notamment poursuivis pour violences sur deux agents de la police municipale.

"Vous avez évidemment le droit de garder le silence", leur rappelle la présidente, Sylvie Morin. Les têtes se baissent, et voilà donc la magistrate prête à retracer, avec ses mots, le cours de la fameuse nuit du 18 mai : une Ford Transit blanche volée à un boulanger de Nouméa, une virée à 90 km/h dans les rues de la capitale calédonienne et une fin de parcours dans les herses installées à la hâte par les forces de l'ordre pour les intercepter.

Jean-Paul N., au volant, aurait provoqué une embardée en direction d'un policier municipal. Zidane W., côté passager, est accusé d'avoir jeté une bouteille en verre sur un autre fonctionnaire. "Il a cru qu'il allait mourir ce soir-là ! On lui a éclaté la bouteille sur la cuisse, aujourd'hui il est arrêté, s'insurge leur avocat Philippe Reuter. Nous avons des personnes dangereuses en face de nous. Mes clients sont des policiers municipaux, pas des punching-balls !" A la demande des prévenus, l'audience est renvoyée au 11 juin, le temps de préparer leur défense. En attendant, ils dormiront en prison.

"La plus grande fermeté"

Dans une circulaire de quatre pages, que franceinfo a consultée, le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, réclame "une réponse pénale empreinte de la plus grande fermeté à l'encontre des auteurs des exactions perpétrées" à 17 000 kilomètres de la place Vendôme, siège du ministère de la Justice. Mardi, le parquet de Nouméa révélait ses derniers chiffres : déjà 216 gardes à vue, dont 144 pour des atteintes aux biens, 25 pour des violences contre personne dépositaire de l’autorité publique, et 46 pour des atteintes aux personnes.

Derrière les premières comparutions immédiates se dessine en creux le profil de certains émeutiers. Jean-Paul N. et Zidane W. possèdent déjà tous les deux un long casier judiciaire. Le premier compte huit condamnations, entre 2013 et 2021, pour des faits de vol et usage de stupéfiants. Le cannabis, il en cultive et en consomme depuis quinze ans. Cinq à six joints par jour en moyenne. Il admet, d'ailleurs, en avoir fumé "plusieurs sur la plage" le soir des faits.

L’entrée de la salle d'audience du tribunal de grande instance de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 21 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

A sa consommation de cannabis, Zidane W. mêle aussi l'alcool, "quand il y a des anniversaires, des mariages". Il habite chez ses parents, vit d'extras comme cuisinier dans des restaurants. Il gagne environ 100 000 francs pacifiques par mois (840 euros), "enfin... de temps en temps". Jean-Paul N., célibataire, sans enfant, vit en tribu kanak, sur la commune de Houaïlou. Il chasse, pêche, travaille dans les champs, signe des petits contrats de maçonnerie, parfois. Derrière eux, deux policiers assurent la sécurité de l'audience. Vu le contexte, ils sont cagoulés.

Des prévenus transportés en hélicoptère

C'est ainsi : avec l'état d'urgence et les barrages qui perdurent dans l'archipel, le tribunal doit lui aussi s'adapter. Pour soulager les magistrats, les affaires courantes sont automatiquement renvoyées à plus tard. "La gendarmerie nous a dit que ce n'était pas possible d'aller chercher huit prévenus en tribu dans le contexte actuel", intervient le représentant du ministère public, Nicolas Kerfridin, en évoquant une affaire vieille de plusieurs années, qui aurait normalement dû être jugée ce jour-là. Les audiences se déroulent sans assesseurs citoyens. Des greffiers manquent aussi à l'appel. "Comme beaucoup d'habitants, ils sont bloqués chez eux."

C'est d'ailleurs à bord d'un hélicoptère, un Puma de l'armée de l'air, que quatre prévenus sont arrivés un peu plus tôt dans la matinée, au tribunal de Nouméa. A la barre, des hommes âgés de 22 à 25 ans, deux sont pères de famille. Ils sont poursuivis pour vol avec effraction, vol avec recel, vol en réunion. Le couvre-feu a démarré depuis moins d'une heure, le 18 mai, lorsque la bande est contrôlée en voiture par les gendarmes au niveau de Bourail, à 160 kilomètres au nord de Nouméa.

Le conducteur n'a pas le permis. Mais surtout, à l'arrière du pick-up, sous une bâche, les gendarmes découvrent des téléviseurs, des plaques de cuisson à gaz, un micro-ondes, une débroussailleuse, une tronçonneuse, de l'outillage en tout genre, des packs de bière et de l'argent liquide. Sur l'un d'eux, les gendarmes trouvent 103 500 francs pacifiques (880 euros). Dans les poches d'un autre, quatre fois plus, 400 000 francs pacifiques (3 340 euros).

Mathurin S. assure avoir lu sur les réseaux sociaux qu'il pouvait "se servir chez Darty, avant que l'entrepôt brûle". "J'ai vu des vidéos où des enfants et des vieilles mamies se servaient, alors, j'y suis allé. Mais on n'a pas levé les stores, c'était déjà dehors, sur la route."

"On n'a pas volé, on a profité de l'occasion."

Mathurin S., un prévenu

à la barre du tribunal correctionnel de Nouméa

Mathurin S., Steeven T., Mathieu M. et leur quatrième acolyte sont, eux aussi, connus des services de police. Pour autant, sont-ils les figures de la "première ligne", violentes et agiles, qui ont plongé le "Caillou" dans le chaos ? Leur avocat, Stéphane Bonomo, décrit "des lampistes", qui reconnaissent les faits. Autrement dit, des opportunistes qui assurent à la présidente du tribunal s'être contentés de tendre le bras pour ramasser ces cartons. 

"On n'avait pas l'intention de faire des émeutes, c'était pour les tribus, on voulait faire plaisir.

- Mais on n'est pas dans un libre-service !

- On vit dans des familles pas très aisées.

- Pardon, mais vous n'avez pas pris des produits de première nécessité ? On peut vivre sans grille-pain, on peut vivre sans télé, non ?

La salle d'audience du tribunal de grande instance de Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le 21 mai 2024. (RAPHAEL GODET / FRANCEINFO)

Au cours des trois heures de débat, jamais aucun des prévenus n'effleure le dégel du corps électoral, la réforme constitutionnelle qui vise à ouvrir les élections provinciales ou les référendums aux résidents installés depuis au moins dix ans en Nouvelle-Calédonie, point de départ des manifestations et des violences. Si les leaders du mouvement insurrectionnel n'ont pas été arrêtés, "les quatre personnes devant vous ne sont pas des indépendantistes radicaux. On ne leur reproche pas d'avoir affronté les forces de l'ordre, admet le procureur. Mais il y en a qui profitent des guerres, et il y en a qui profitent des troubles insurrectionnels, et c'est ce qu'ils ont fait !" Jusqu'à 18 mois de prison sont requis contre eux.

Le tribunal les condamne finalement à des peines allant de quatre à huit mois de prison ferme. "Je regrette", bafouille au micro Mathurin S., avant de quitter la salle d'audience. "On n'était pas sur les barrages, c'était juste pour prendre un micro-ondes."

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