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"Jihadisme d'atmosphère" : d'où vient cette formule reprise par Gérald Darmanin ?

Les ministres européens de l'Intérieur se sont réunis jeudi à Luxembourg, après les attentats d'Arras et de Bruxelles. Gérald Darmanin y a dénoncé une "naïveté" au sein des institutions européennes face à un "jihadisme d'atmosphère".
Article rédigé par franceinfo
Radio France
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Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin tient une conférence de presse au palais de l'Élysée à Paris, le 16 octobre 2023. (YOAN VALAT / POOL / AFP)

Un "jihadisme d'atmosphère" qui "permet la radicalisation" et le "passage à l'acte". Ce sont les propos de Gérald Darmanin jeudi 19 octobre à Luxembourg, lors d'une réunion avec ses homologues européens. Le ministre de l'Intérieur déplore alors une "naïveté" européenne face à cet "écosystème" qui a favorisé selon lui les deux attentats jihadistes qui ont coûté la vie à un professeur de français, à Arras, et à deux supporters suédois, à Bruxelles.

Au lendemain de l'assassinat de Dominique Bernard à Arras, Gérald Darmanin avait déjà évoqué "une atmosphère de jihadisme, de passage à l'acte évidente depuis samedi dernier", date de l'attaque d'Israël par le Hamas. Et le 11 octobre, après cette attaque, le même avait accusé Jean-Luc Mélenchon et LFI de faire "du jihadisme d'atmosphère" par ses réactions jugées ambiguës, "une espèce de stratégie de crime contre la pensée" qui créé "une atmosphère propice à l'antisémitisme". Mais de quoi parle le ministre de l'Intérieur ?

Un concept théorisé par Gilles Kepel

Cette formule du "jihadisme d'atmosphère" a été utilisée par l'universitaire Gilles Kepel, notamment dans Le Prophète et la pandémie (Gallimard), publié en février 2021. Selon le spécialiste du Moyen-Orient et de l'Islam contemporain, cette nouvelle menace est née après la destruction de l'État islamique. "Il n'y a plus de donneurs d'ordre", explique-t-il dans une vidéo sur le site du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Ce "jihadisme d'atmosphère" c'est l'idée que le jihadisme "se diffuse par bribes", par "petits dosages", et "sans leader charismatique et sans organisation derrière", résume Abdelasiem El Difraoui, politologue, spécialiste du jihadisme et auteur de Que sais-je sur le jihadisme aux Presses universitaires de France.

Les services de police et de renseignement français estiment que cette "nouvelle menace" est beaucoup plus diffuse, et moins décelable. Selon Gilles Kepel, il va y avoir "d'un côté des 'entrepreneurs de colère' qui vont désigner des cibles, par exemple le professeur Samuel Paty ou Charlie Hebdo, qu'ils ne vont pas eux-mêmes appeler à tuer". De l'autre côté, il y a des "personnes qui se seront déjà radicalisées en ce sens, sur le web ou à travers des sermons particulièrement virulents et autres, et qui vont décider de passer à l'action, sans appartenir à une organisation".

"Les 'entrepreneurs de colère'", comme les qualifie Gilles Kepel sur Europe 1 en reprenant une formule de Bruno Rougier, vont constituer "une culture de la rupture avec la République et ses valeurs, quelque chose qui va ensuite créer tout naturellement la désignation de l'autre comme un infidèle, qu'il est licite de faire disparaître".

Dans le "8h30 franceinfo", samedi 14 octobre, l'universitaire estime qu'il y avait aussi "une vision partagée" entre l'assaillant d'Arras et l'organisation islamiste Hamas. "Les gens du Hamas se réclament de la même idéologie que le tueur, l'assassin" du professeur de français Dominique Bernard, devant le collège-lycée Gambetta à Arras. Ces propos vont dans le sens de ceux du ministre de l'Intérieur. Au lendemain de l'attentat d'Arras, Gérald Darmanin a déclaré qu'il y avait un "lien entre le passage à l'acte d'Arras et ce qui s'est passé au Proche-Orient" avec l'attaque d'Israël par le Hamas. L'affirmation a été finalement démentie par le Parquet national antiterroriste, le mardi suivant, au moment de la mise en examen du principal suspect Mohammed Mogouchkov.

"On n'est pas plus avancé"

Cette idée d'une radicalisation et d'un passage à l'acte par "une atmosphère créée par des entrepreneurs de colère" n'est pas partagée par tout le monde. "Parler de 'jihadisme d'atmosphère', c'est expliquer la pluie par une 'atmosphère pluvieuse'. On n'est pas plus avancé, critique le politologue Olivier Roy dans une interview au magazine L'Obs. Même si les tensions actuelles peuvent permettre à des individus perturbés de s'inscrire dans le grand récit du jihad, le conflit israélo-palestinien n'entre pas dans le cadre du jihad global." Olivier Roy, professeur à l'Institut universitaire européen de Florence, a déjà par le passé été en fort désaccord avec Gilles Kepel.

Le ministre de l'Intérieur est de son côté convaincu. "Nous devons lutter sans naïveté contre cet écosystème, contre ce jihadisme d'atmosphère", a expliqué Gérald Darmanin, depuis le Luxembourg, en ciblant par exemple des associations dissoutes en France, mais encore financées par des institutions européennes. "Nous devons lutter contre tous ceux qui entretiennent cette atmosphère, développe-t-il. Il y a des lieux de culte radicalisés, c'est vrai, peu nombreux, mais il y en a, il faut les combattre. Il y a des associations qui agissent contre les intérêts des valeurs (...) européennes, il faut les combattre."

"La politique qui consiste à prendre tout signe de visibilité religieuse comme une prémisse de passage au terrorisme est statistiquement fausse [...] et surtout est inefficace : les vrais terroristes passent au travers d’un crible qui n’est pas adapté à leurs trajectoires."

Olivier Roy, politologue et professeur à l'Institut universitaire européen de Florence

à "L'Obs"

Pour Gilles Kepel, "entre le port de l'abaya à l'école et les exactions que nous avons observées, il y a un continuum". L'universitaire sait que cette analyse "va faire hurler" mais il précise que "l'école est le lieu dans lequel la laïcité est enseignée, et donc elle est perçue par les tenants de l'islam politique comme une institution qui dilue la force de la communauté. Ça ne veut pas dire que toutes celles qui portent une abaya vont passer à l'acte, et vice-versa, mais il y a une continuité intellectuelle et mentale dans cette affaire."

"Les politiques l'utilisent comme un slogan"

Plus généralement, de nombreuses critiques émergent quand cette notion de "jihadisme d'atmosphère" est réutilisée par les politiques. "C'est un terme utile et un phénomène précis qui est détourné par les politiques qui l'utilisent comme un slogan", déplore le politologue Abdelasiem El Difraoui. "Les politiques l'utilisent pour faire des accusations stériles comme pour les déclarations de Darmanin sur Benzema. C'est à côté de la plaque, et rajoute à l'hystérie ambiante." Le ministre de l'Intérieur a accusé lundi 16 octobre sur Cnews le footballeur d'entretenir des liens avec les Frères musulmans, juste après un message posté sur X (anciennement Twitter) par Karim Benzema adressant "toutes [ses] prières pour les habitants de Gaza victimes une fois de plus de ces bombardements injustes qui n'épargnent ni femmes, ni enfants". Gérald Darmanin assure alors que Karim Benzema est "en lien notoire avec les Frères musulmans", une "hydre" qui "donne un jihadisme d'atmosphère".

"Par ce discours, les politiques polarisent le débat et détournent des vrais problèmes en créant des polémiques stériles."

Abdelasiem El Difraoui, politologue, spécialiste du jihadisme

à franceinfo


Ce n'est pas la première fois que cette théorie du "jihadisme d'atmosphère" est utilisée par un politique. Marlène Schiappa, à l'époque ministre déléguée auprès du ministre de l'Intérieur, chargée de la Citoyenneté, s'inquiétait du "terrorisme, du jihadisme d'atmosphère" sur franceinfo, le 14 mars 2021, après l'arrestation de deux jeunes radicalisés. Après la décapitation de Samuel Paty, la ministre avait créé un fonds Marianne pour financer des associations promouvant les valeurs de la République. Mais plusieurs enquêtes journalistiques, notamment France 2, ont révélé des éléments troublants concernant l'utilisation des 2,5 millions d'euros dont il était doté. Ce fonds "soit une partie a été détournée, soit il n'a pas réussi à exécuter sa mission", estime Abdelasiem El Difraoui. Un rapport de la commission d'enquête du Sénat avait dénoncé la "dérive d'un coup politique" pour un dispositif censé lutter contre les discours séparatistes.

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