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Procès des attentats du 13-Novembre : la défense en ordre dispersé des accusés, du déni de toute radicalisation à la fidélité intacte à l'Etat islamique

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 9 min
Les quatorze accusés présents à l'audience, dans et devant le box, et leurs avocats, au procès des attentats du 13-Novembre, le 2 novembre 2021 à Paris. (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCEINFO)

La cour d'assises spéciale de Paris vient d'achever une première séquence d'interrogatoires, au sujet du parcours des accusés avant l'été 2015. Les réponses et les attitudes des quatorze inculpés présents à l'audience ont été très variées.

Une nouvelle page s'est tournée. Après une première séquence consacrée à l'enquête et aux témoignages éprouvants des parties civiles, le procès-fleuve des attentats du 13-Novembre vient de clore une deuxième partie, avec la fin des interrogatoires des accusés sur la période précédant l'été 2015. Malgré les interruptions liées au Covid-19, la cour d'assises spéciale de Paris est venue à bout de cet exercice (avant une nouvelle suspension causée par des cas positifs parmi les accusés, qui doit durer au moins jusqu'au 1er mars).

Peu à peu, le bloc inerte et uniforme formé par les quatorze hommes présents à l'audience (six autres hommes sont jugés par défaut) s'est animé. Entre les "poids lourds" et les "seconds couteaux", ceux qui ont exercé leur droit au silence et ceux qui ont parlé, les accusés qui reconnaissent une partie des faits et les autres qui minimisent ou clament leur innocence, une variété de discours, d'attitudes et de lignes de défense a émergé. Un puzzle à trous, notamment s'agissant du processus de radicalisation.

La radicalisation, "essentielle" pour qualifier les faits

C'était la question centrale de ces interrogatoires : "Quel est votre rapport à la religion ?" Le choix a été fait de ne pas aborder cet aspect lors des interrogatoires de personnalité, car il est indissociable des faits et de la qualification des poursuites. "Dans ces procès-là, [la religion] devient un élément qui intervient pour qualifier l'AMT, l'association de malfaiteurs terroriste. [Elle] intervient dans l'élément subjectif de l'AMT, sous le prisme de la radicalisation", explique pour France Culture Anne Wyvekens, directrice de recherche au CNRS et membre de l'équipe de recherche qui travaille sur le procès. 

Pour les parties civiles, cette notion de radicalisation est restée "floue" tout au long des débats, la cour marchant sur des œufs, même avec les accusés dont l'engagement dans l'idéologie mortifère du groupe Etat islamique (EI) est revendiquée. "Le terme de radicalisation est devenu tabou, déplore Samia Maktouf, avocate de plusieurs parties civiles. On ne lui a pas donné sa vraie place alors que c'est un maillon de la chaîne essentiel." De fait, qu'a-t-on compris de la bascule de certains des accusés dans l'islam radical et le jihadisme ?

Six d'entre eux devaient participer aux attentats de Paris, ou à ceux de Bruxelles en mars 2016. Le Tunisien Sofien Ayari, le Belgo-Marocain Mohamed Abrini et le Franco-Marocain Salah Abdeslam disent avoir renoncé. Le Suédois Osama Krayem garde le silence. Le Pakistanais Muhammad Usman et l'Algérien Adel Haddadi, eux, ont été retenus en Grèce, puis arrêtés en Autriche un mois après le 13 novembre 2015. Qu'est-ce qui a poussé sur la route du "martyre" ces hommes originaires de pays différents ? Tous ont peu ou prou tenu le même discours, situant le virage après le déclenchement de la guerre civile en Syrie, au début des années 2010.

Choix politique ou conviction religieuse ?

Muhammad Usman, connu au Pakistan pour avoir étudié dans une madrasa (une école coranique) avant de rejoindre les talibans, assure s'être fait "retourner le cerveau" via Facebook par un certain "Abou Obeida", lui ayant intimé d'aller "au Cham" (le terme employé par l'EI pour désigner la Syrie). Son compagnon de route, l'Algérien Adel Haddadi, affirme avoir quitté son élevage de chardonnerets pour la Syrie sur les conseils d'un "Abou Ali", lui aussi rencontré sur Facebook et dont les enquêteurs n'ont jamais retrouvé la trace. "Je voyais ce qui se passait en Syrie, quelque chose m'a touché", a-t-il déclaré à la cour par le biais de son interprète.

Salah Abdeslam dit lui aussi avoir été "touché" par les "images des bombardements du régime de Bachar Al-Assad ou de la coalition, j'en sais rien". Invoquant son "humanité", il place son engagement sur un terrain "politique" et non religieux, comme son coaccusé Sofien Ayari. Cet ancien étudiant en informatique, premier à avoir fait l'effort de s'expliquer sur les raisons de son ralliement à l'EI, affirme que s'il a combattu dans ses rangs, c'est par "choix politique" lié à sa "colère" face à la situation en Syrie. Des arguments qui sont loin de convaincre les parties civiles.

"Ils viennent nous vendre une espèce de produit : le gentil terroriste qui est allé faire sa guerre d'Espagne, qui est entré en résistance contre des choses très injustes."

Gérard Chemla, avocat de parties civiles

à franceinfo

Pour Didier Seban, autre avocat de parties civiles, c'est surtout cet "appel mondial à la constitution d'un califat" qui a rencontré "un écho très fort dans des sociétés avec des jeunes perdus". Aujourd'hui, l'adhésion à ce projet, sa propagande et ses pratiques est encore totale chez une grande partie des accusés, à l'image de Mohamed Abrini, "l'homme au chapeau" des attentats de Bruxelles. "Pour vous, c'est radical. Pour moi, c'est l'islam normal", a-t-il lancé lors de son interrogatoire. Les décapitations filmées d'otages ? "Vous aussi, vous avez coupé la tête de votre roi." Les viols de femmes yézidies ? "Ça s'est fait dans toutes les conquêtes... Des historiens qualifient cela de projet de natalité."

"L'Etat islamique, c'est loin des bordels de Tanger"

A leurs côtés, sept autres accusés font tout, au contraire, pour se débarrasser de l'étiquette "radicalisation", qui leur vaut d'encourir vingt ans de prison - ou la perpétuité en cas de récidive. Non seulement il leur faut démontrer qu'ils n'étaient pas radicalisés, mais aussi qu'ils ignoraient la radicalisation de leurs amis ou de leur frère. Parfois, ce sont des témoins qui s'en chargent pour eux, comme cet oncle du Belgo-Marocain Yassine Atar, frère cadet d'Oussama Atar, commanditaire présumé des attentats du 13-Novembre. Il soutient que son neveu "est le fils spirituel de Bacchus, le dieu du vice et du sexe [dans la mythologie romaine]. Il trompait sa femme, et sa femme le sait, c'est pour ça qu’ils se sont séparés. (...) Il écumait les bordels de Tanger [au Maroc]. Ce que propose l'État islamique, c'est loin des bordels de Tanger !"

Pour Mohamed Amri, le convoyeur de Salah Abdeslam de Paris à Bruxelles le soir du 13 novembre 2015, c'est sa femme qui certifie que cet ex-travailleur du Samu social a accepté d'aller chercher son copain car il est "trop gentil". "Je ne suis pas radicalisé, appuie son mari depuis le box. Le mot radicalisé, je ne le connaissais pas avant la détention, la taqiya [le fait pour un musulman de dissimuler sa croyance], tout ça..." Les deux autres convoyeurs de Salah Abdeslam, eux, comparaissent libres. Pour leur défense, Hamza Attou et Ali Oulkadi mettent en avant les codes de leur vie de quartier : "Vous pouvez pas comprendre, madame, on n'est pas de la même classe sociale. On s'entraide. Des fois, à Bruxelles, pour acheter une baguette de pain, on peut y aller à dix."

"Je ne savais pas c'était quoi la mission"

Les faits postérieurs à l'été 2015 ne pouvant pas encore être abordés, la cour a aussi interrogé certains des accusés sur leur séjour en Syrie. Mais de cette vie sous l'Etat islamique, dont le régime de terreur a déjà été largement documenté par les enquêteurs et les témoins à la barre, il a fallu se contenter de récits si peu crédibles qu'ils en sont devenus comiques. Adel Haddadi et Muhammad Usman se sont dépeints comme des recrues oisives, "serviables" et "obéissantes". Le premier dit n'avoir fait qu'une semaine d'entraînement militaire avant de cuisiner "des omelettes" dans un restaurant à Raqqa. Le second garantit ne pas avoir combattu pendant son passage à Falloujah en Irak.

Aucun des deux n'explique pourquoi l'Opex, la cellule chargée d'organiser les attentats en Europe, les a choisis pour une mission-suicide avec les deux Irakiens kamikazes du stade de France. "Verbalement, j'avais dit que j'acceptais, mais entre moi-même, je n'étais pas pour", tente, dans son français approximatif, Adel Haddadi. "Je ne savais pas c'était quoi la mission", jure Muhammad Usman, qui affirme qu'il y avait renoncé au moment de son arrestation. Sofien Ayari et Salah Abdeslam (le seul à ne pas être allé en Syrie) ont eux aussi asséné qu'ils ne disposaient pas de toutes les informations sur les attentats, "pour la sécurité de la personne et de l'organisation". "Chacun avait son petit secret (...) et au final, paf, tout le monde s'est rassemblé", prétend Salah Abdeslam.

Une émotion affichée, mais pas toujours crue

Pour en apprendre davantage, la cour n'a pas pu compter sur Osama Krayem, qui s'était montré très bavard pendant l'instruction, ni sur Mohamed Bakkali, déjà condamné à 25 ans de réclusion pour son rôle dans l'attentat déjoué du Thalys. Qualifiant ce procès d'"illusion", ces deux accusés, qui encourent la perpétuité, ont estimé que les dés étaient déjà jetés pour eux. Après les auditions des parties civiles, "difficiles à encaisser", "je n'ai plus la force de me battre ni de m'expliquer", a argumenté Mohamed Bakkali, renvoyé pour son appui logistique aux commandos du 13-Novembre.

Si l'avocat Gérard Chemla regrette deux "rendez-vous ratés", il interprète ce mutisme comme un "aveu de culpabilité" face aux éléments accablants du dossier, comme cette vidéo de l'immolation d'un pilote jordanien projetée à l'audience, et sur laquelle apparaît Osama Krayem. Mais le pénaliste le concède : "On a bien vu que la carapace de certains accusés s'était fissurée avec l'audition des victimes."

Mohamed Bakkali n'est pas le seul à avoir évoqué les parties civiles. Salah Abdeslam en a mentionné certaines, comme la mère de Romain Feuillade, tué à La Belle équipe. "Je me souviens de la maman de Romain qui a beaucoup pleuré à la barre, ça ne m'a pas fait plaisir de la voir", a-t-il glissé, disant se "reconnaître dans la souffrance" de certains témoignages. Il a également mentionné, comme Sofien Ayari, la mère de Lamia Mondeguer, elle aussi tuée devant ce bar du 11e arrondissement de Paris. "J'aurais pu être leur mère, je les ai imaginés dans mes mains, des petits bouts de chou, innocents, avait lancé à la barre cette femme d'origine égyptienne. C'est vrai que plus vous avancez dans la connaissance du dossier, plus ces anges se transforment en monstre, allez chercher pourquoi."

"Cette femme qui a perdu sa fille, la seule chose qu'elle me demande, c'est de comprendre ce qui se passait dans ma tête. Je me suis dit que je lui devais ça, même si ça ne lui rendra pas sa fille."

L'accusé Sofien Ayari

devant la cour d'assises spéciale de Paris

Les parents de Romain Feuillade s'interrogent : "Ces déclarations sont-elles authentiques ?" L'avocat de Nadia Mondeguer, Méhana Mouhou, espère que oui : "Je pense que dans toute cette horreur, il reste un peu d'humanité".

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