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Grand entretien Attentats du 13-Novembre : "Le procès s’inscrit dans une longue évolution de la place de la mémoire dans nos sociétés"

Article rédigé par franceinfo - Propos recueillis par Catherine Fournier
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Temps de lecture : 10min
La salle d'audience construite pour le procès du 13 novembre 2015, dans la salle des pas perdus du palais de justice de l'île de la Cité, à Paris.  (CATHERINE FOURNIER / FRANCE INFO)

Henry Rousso est historien et président de la mission préfigurative du musée-mémorial du Terrorisme. Il revient pour franceinfo sur l'évolution et l'importance de la construction d’une mémoire collective autour du terrorisme.

Elles s'étaient tenues en petit comité l'année dernière, pandémie de Covid-19 oblige. Les commémorations des attentats du 13 novembre 2015 retrouvent leur forme publique samedi, à Saint-Denis et Paris. Des cérémonies d'hommage et des moments de recueillements sont prévus sur les différents sites des attaques terroristes islamistes, qui ont fait 130 morts et des centaines de blessés il y a six ans. Cet anniversaire est particulier, car il se tient en plein procès de ces attentats, débuté le 8 septembre au palais de l'île de la Cité. L'audience a été suspendue vendredi, afin que les débats ne viennent pas parasiter ce moment de souvenir.

Ce procès est le deuxième à être filmé "pour l'histoire" en matière de terrorisme, après celui des attentats de janvier 2015. Il participe, avec les commémorations et les programmes de recherche en cours, à construire une mémoire collective autour de ces attaques. Un musée-mémorial dédié au terrorisme doit d'ailleurs voir le jour en 2027 à Suresnes (Hauts-de-Seine). L'historien Henry Rousso, qui dirige le projet, a travaillé sur l'histoire du régime de Vichy, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale et, plus récemment, sur la mondialisation des pratiques mémorielles. Il revient pour franceinfo sur l'évolution de la place de la mémoire dans les traumatismes de nos sociétés, concomitante avec les nouvelles approches du statut de victime.

Franceinfo : Cette année, les commémorations des attentats du 13-Novembre prennent une tonalité particulière car elles se tiennent en plein procès. Comment ces deux mémoires, celle de la Nation et celle de la justice, s'articulent-elles ?

Henry Rousso : Le fait de mettre sur le même plan le procès et les commémorations est révélateur de notre époque, car ces deux événements relèvent de deux registres très différents et n'ont pas du tout la même fonction. Le procès doit établir des responsabilités et des faits, il a lieu une seule fois [en première instance]. Sa clôture, ce n'est pas la clôture de la souffrance ni du souvenir. La commémoration, elle, est un anniversaire. Elle a lieu tous les ans, à la même heure ou presque et au même endroit. Sa fonction est de l'ordre du rituel : commémorer, c'est se souvenir ensemble. C'est important pour les victimes mais aussi pour la communauté nationale.

Même si ces deux événements ont des fonctions différentes, n'a-t-on pas observé une forme de communion des victimes lors des cinq semaines de témoignages des parties civiles ?

Bien sûr. J'ai été très frappé par ces témoignages d'une grande puissance. Le procès des attentats du 13-Novembre s'inscrit dans une longue évolution de la place de la mémoire et de la victime dans la justice et nos sociétés. Mais on a changé d'échelle, de par la nature des événements et le nombre de victimes.

"C'est pour cela qu'il est aussi organisé pour être un lieu de mémoire, d'expression du deuil et de la souffrance endurée, pour montrer à quel point elle est encore vive. C'est le passé qui ne passe pas."

Henry Rousso

à franceinfo

Après le verdict, une étape se referme et les victimes se retrouvent plus isolées mais en ayant vécu un moment de communion très important.

Cette dimension mémorielle du procès peut-elle le détourner, à un moment ou un autre, de sa fonction première : celle de juger des hommes ?

Nous sommes dans des sociétés de la parole et la justice est devenue un lieu essentiel de la parole des victimes, à juste titre. Malgré tout, le procès a d'abord une fonction pénale. Il s'agit véritablement de juger et de punir mais il y a également un souci d'analyse, de déconstruction, de compréhension, nécessaire à l'action judiciaire. Il est vrai qu'on a observé une inversion dans le déroulement habituel, avec l'interrogatoire de personnalité des accusés effectué après l'audition des parties civiles. Mais attendons la suite [le procès doit durer encore sept mois]. J'ai le sentiment que la parole des accusés sera entendue. L'importance de ce procès, c'est aussi la place qu'on leur accorde. C'est la force considérable de nos démocraties.

Comment ce devoir de mémoire s'est-il progressivement imposé dans nos sociétés et dans l'enceinte de nos tribunaux ?

La Shoah a fait de la mémoire une valeur centrale de nos sociétés démocratiques. C'est avant tout la lutte contre l'impunité des criminels et le déni autour de ce génocide qui a engendré de nouvelles politiques de mémoire. L'oubli était assez répandu depuis la Grèce antique. L'édit de Nantes, qui met fin aux guerres de religions en 1598, c'est une forme d'oubli. Sur le plan juridique, il se traduit par l'amnistie. C'est une fiction sociale, on fait comme si ça n'avait jamais existé. Cette façon de voir les choses est aujourd'hui bannie. On essaie d'étendre de plus en plus les délais de prescription, avec l'idée d'une justice qui ne devrait plus avoir de limites, comme elle n'en a pas pour les crimes contre l'humanité.

La notion même de devoir de mémoire, née dans les années 1990, est postérieure à l'action mémorielle de ceux qui se sont battus pour la reconnaissance des crimes contre les juifs, comme le couple Klarsfeld. Ce terme est venu habiller une pratique. Peu à peu, le devoir de mémoire est devenu un droit à la mémoire. La commémoration en France obéit à un principe d'égalité devant l'histoire. La commémoration de la Shoah est désormais celle de tous les génocides. La journée nationale d'hommage aux victimes du terrorisme a été fixée au 11 mars pour s'aligner sur la journée européenne et la date anniversaire des attentats de Madrid en 2004. Il y a un message politique d'ouverture et d'universalisme.

Comment expliquer le raccourcissement temporel entre des traumatismes collectifs et leur inscription dans un processus mémoriel ?

Les procès de la Seconde Guerre mondiale ont été très tardifs. Ceux de Klaus Barbie et de Maurice Papon ont eu lieu en France près d'un demi-siècle après les faits [en 1987 et 1997]. Vu l'immensité des crimes commis, cette justice a été par définition très largement imparfaite. Mais il s'agissait d'en finir avec l'immunité d'un certain nombre de criminels de guerre et de leurs complices et de mettre sur la place publique une mémoire qui n'avait pas eu la possibilité de s'exprimer avant, en donnant la parole aux victimes.

"Avec ces procès pour la mémoire et le début de la vague terroriste dans les années 1980, la place de la victime est devenue centrale dans l'espace public. Ce qui se joue, c'est une forme de reconnaissance et de réparation nationale. Car à travers les victimes du terrorisme contemporain, c'est une Nation qui est touchée."

Henry Rousso, historien

à franceinfo

Leur prise en charge s'est ainsi accélérée avec des lois – la première loi de lutte antiterroriste date de 1986 –, des journées de commémorations – 14 ont été créées après 1993 –, la création d'un Fonds de garantie et d'un secrétariat d'Etat dédié [devenu une délégation ministérielle], des médailles et des procès.

En matière de terrorisme, les procès ont lieu dans un délai assez court. A l'inverse des Etats-Unis avec le 11-Septembre, la France y accorde beaucoup d'importance car la justice a une fonction de protection. Quand le procès de Nuremberg a eu lieu fin 1945, l'Allemagne nazie était défaite. La menace terroriste, elle, est constante et le volume du traitement judiciaire des attentats ou tentatives d'attentat est lié au fait que les responsables ou les commanditaires peuvent agir de nouveau.

Le musée-mémorial du Terrorisme, qui s'inscrit dans cette évolution, ne va-t-il pas jouer le rôle, en quelque sorte, d'une mémoire de la mémoire ?

Il est pensé sur le modèle connaissance-reconnaissance. La connaissance – la partie musée – est nécessaire pour la reconnaissance – la partie mémorial. L'objet principal est l'histoire du terrorisme sous toutes ses formes depuis la révolution française mais surtout à partir des années 1960 à nos jours, en France et à l'international. Mais l'émergence de la nouvelle attention portée à la victime y aura sa place. Il est également prévu de proposer des modules sur la mémoire du terrorisme, individuelle et collective. Les photos des lieux de commémoration seront exposées ainsi que les objets de la mémoire éphémère autour des attentats, fleurs, dessins, bougies. Dans le cas du 13-Novembre, ils sont devenus des traces permanentes collectées par les archives de Paris.

Comment le procès des attentats du 13-Novembre, qui participe lui-même à cette "mise en mémoire", sera-t-il intégré ?

Je suis en train de rédiger le programme scientifique et culturel du mémorial pour le 11 mars prochain et nous insistons sur le fait que notre travail s'inscrit dans le contexte de ce procès hors norme. Il aura bien sûr une place très importante, comme celui des attentats de janvier 2015. Nous espérons pouvoir accéder aux films de ces deux procès, lorsque tous les appels seront clos. Nous sommes aussi en train de constituer une collection de scellés de justice mais là aussi, la procédure doit être close, ce qui est le cas pour les attentats de Toulouse et Montauban en 2012 par exemple. On veut montrer que le terrorisme fait partie de nos sociétés depuis très longtemps et les a façonnées.

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