: Grand entretien "Il y a toujours des logiques sociales derrière les faits divers", explique l'historienne Claire Sécail
"Nous sommes dans une société de plus en plus violente." La sentence, sans appel, a été lâchée par le président de la République. En déplacement dans une école parisienne, vendredi 5 avril, Emmanuel Macron a réagi aux récentes agressions survenues devant des établissements scolaires. Samara, jeune fille de 13 ans, a été passée à tabac à Montpellier, le 2 avril. Le lendemain, une adolescente de 14 ans a été piégée et battue à Tours (Indre-et-Loire). Le surlendemain, Shemseddine, 15 ans, a été roué de coups à Viry-Châtillon (Essonne) et a succombé à ses blessures.
Les propos du chef de l'Etat ont très vite dépassé les cas de ces collégiens, pour se concentrer sur une lutte plus générale contre une "forme de violence désinhibée" qui se banaliserait à la sortie de l'école. Des élus de tous bords, locaux comme nationaux, y ont également vu un "fait de société".
Partir de faits divers pour dénoncer un phénomène global : ce mécanisme est loin d'être nouveau. Mais à partir de quel moment un fait divers devient-il un fait de société ? Franceinfo a interrogé Claire Sécail, historienne spécialiste des médias et chercheuse au CNRS.
Franceinfo : A quand remonte la tendance à considérer les faits divers comme révélateurs de faits de société ?
Claire Sécail : Après la Seconde Guerre mondiale, on a commencé à comprendre la société d'un point de vue plus global. Au fait divers, qui incarnait la dimension singulière d'un événement, d'une personne ou d'une chose, s'est ajoutée une autre dimension : celle de la répétition.
Il faut remonter aux années 1970 pour que cette mise en relation des évènements fasse émerger des faits de société. On peut, par exemple, penser à l'affaire de Bobigny, lorsque Marie-Claire Chevalier avait été jugée pour avoir avorté après un viol commis en 1971. Il y avait des logiques sociales très fortes derrière ce scandale.
Faire d'un fait divers un fait de société, n'est-ce pas généraliser ?
Il y a toujours des logiques sociales derrière des faits divers. Ce qu'il faut chercher à comprendre, c'est si celles-ci sont représentatives de ce qui se joue dans une société de manière plus large.
"Essayer de faire sens, d'aller au-delà d'un récit singulier pour voir ce qu'il a à nous dire, est un réflexe assez naturel."
Claire Sécail, historienneà franceinfo
Toutes les affaires ne possèdent pas une dimension sociale qui parle à tout le monde. On le constate par exemple avec Simone Weber [surnommée "la diabolique de Nancy", condamnée en 1991 pour le meurtre de son compagnon], qui vient de mourir, ou encore avec Xavier Dupont de Ligonnès [suspecté d'avoir tué en avril 2011 sa femme et ses quatre enfants, et qui n'a jamais été retrouvé].
D'autres faits divers sont éminemment perméables au bain social qui les entoure. L'affaire Grégory [du nom d'un enfant de 4 ans retrouvé pieds et poings liés dans la Vologne en 1984] ne peut ainsi pas être isolée des questions liées à la transformation économique des Vosges, du marché de l'emploi, de l'industrialisation…
Comment expliquez-vous que certaines affaires, comme celle du petit Grégory, de Maëlys ou plus récemment du petit Emile, suscitent plus que d'autres un émoi national ?
Tous les faits divers où les enfants sont impliqués, que ce soit comme victime ou comme coupable, marquent les esprits. La question de l'âge fait particulièrement peur dans une société qui sacralise la place de l'enfant et qui s'inquiète énormément.
C'est pour cette raison également que les comportements criminels et délinquants font tant réagir. C'était déjà très présent dans les années 1970 : il y avait un certain nombre de faits divers autour d'enfants qui avaient kidnappé ou violenté d'autres enfants.
Cela avait engendré une forme de panique morale, où certains se demandaient si cette jeunesse n'était pas devenue complètement asociale, violente. Valéry Giscard d'Estaing était alors au pouvoir et était accusé d'être trop laxiste par une droite plus gaulliste, plus dure. Il y avait vite des instrumentalisations politiques derrière tout cela.
Comment analysez-vous cette instrumentalisation politique, qui tire le fait divers vers le fait de société ?
C'est vrai qu'il existe a une tendance à tirer les faits vers des interprétations, vers des logiques plus politiques. On veut à tout prix faire coller des évènements à des cadres idéologiques particuliers.
Quand un fait divers surgit, il doit d'abord être envisagé dans sa singularité. Une fois que l'on a compris ce qui s'est passé, s'il s'avère que la logique politique n'est pas compatible avec une logique sociale plus large, cela pose un problème : on tente de faire rentrer des ronds dans des carrés. Le passage d'un fait divers en fait de société devient alors abusif, voire complètement malhonnête.
Prenons, par exemple, le meurtre de Lola [une adolescente de 12 ans tuée en octobre 2022 à Paris] : il se trouve que la personne arrêtée était sous obligation de quitter le territoire français (OQTF). Evidemment, si elle n'avait pas été en France, Lola n'aurait pas subi cette horrible attaque. Pour autant, la question de l'OQTF n'est pas centrale dans le passage à l'acte. Ça ne veut pas dire qu'on ne peut pas ouvrir le débat ou se demander pourquoi le suivi des OQTF est défaillant, mais cela doit être décorrélé du crime lui-même.
Quelles distinctions faites-vous entre politisation et récupération politique ?
La politisation, c'est tout le travail d'une société qui s'empare de sujets pour changer le regard, lever des tabous et faire bouger des lois inadaptées à de nouvelles réalités. Ce travail de politisation est effectué par l'ensemble des acteurs autour d'un drame et va aboutir à une formulation d'un problème public, qui va ensuite être pris en charge.
"Les féminicides constituent un exemple qui a éminemment bien fonctionné de transformation de cas singuliers en faits de société."
Claire Sécail, spécialiste des médiasà franceinfo
La création du mot "féminicide" a été une façon d'imposer cette logique-là, de visibiliser une cause. Il a obligé la puissance publique à apporter des réponses. C'est pour cela qu'il y a une vertu à monter en généralité, dès lors qu'il existe une relation de causalité entre un fait singulier et des logiques sociales plus profondes.
La récupération politique survient quand une personnalité veut capitaliser autour d'une émotion. Il est intéressant de noter à quel point ce phénomène a touché des fonctions élevées dans notre société. L'exemple le plus frappant concerne les présidents. Longtemps, ils ont eu tendance à laisser les faits divers à distance. En 1969, on se souvient que Georges Pompidou avait cité le poète Paul Eluard pour répondre à une question à propos du suicide de Gabrielle Russier, une enseignante condamnée pour détournement de mineur. Il y avait une émotion si forte qu'il devait répondre, mais il a gardé le cadre républicain, le respect de la fonction.
Au fil du temps, la posture des chefs d'Etats a évolué. Nicolas Sarkozy voyait dans les faits divers de la matière pour lancer des lois. Cela permettait de mettre en scène une activité politique régalienne, au service de la sécurité, du pénal…
La transformation d'un fait divers en fait de société est-elle forcément synonyme d'instrumentalisation ?
Non. Je mets l'instrumentalisation dans le camp des mécanismes les plus dangereux, les plus pervers. L'instrumentalisation touche complètement à la nature des faits, qui ne comptent plus pour eux-mêmes, mais pour ce qu'on veut leur faire dire. Dès qu'un évènement surgit, on l'exploite, on ronge jusqu'à l'os ce qui va permettre de dérouler un récit dans un cadre interprétatif défini.
"L'évènement singulier possède une force qui peut être exploitée, donner lieu à des rebondissements sans fin, intéresser un public... Cela peut être un instrument redoutablement efficace lorsqu'il s'agit de dérouler des discours pré-établis."
Claire Sécail, historienneà franceinfo
On a par exemple vu Eric Zemmour inventer le terme "francocide" [pour désigner l'homicide d'une personne française par un étranger en raison de sa nationalité], exactement sur la même logique que pour le féminicide. Puisque le raisonnement était répandu dans la société, il n'avait qu'à capitaliser sur ce mécanisme pour visibiliser son discours politique.
Cela touche les politiques, bien sûr, mais également l'écosystème médiatique. Les journalistes ont des injonctions à entrer plus tôt dans le récit, à s'interroger, voire valider, la dimension affective et émotionnelle d'un fait divers. Et puis, avec les chaînes en continu et les réseaux sociaux, il est tellement simple de se lancer dans des interprétations complètement déraisonnées par rapport aux faits…
Depuis ces récentes agressions de jeunes devant des établissements scolaires, on constate que les discours dénonçant l'augmentation des violences à l'école se multiplient, à rebours pourtant des études menées sur le sujet. Comment expliquer ce décalage ?
C'est l'instrumentalisation d'une réalité qui est de l'ordre du ressenti. Prenons l'exemple des premiers sondages sur l'insécurité, menés dans les années 1970. A l'époque, Le Figaro lance son premier sondage, dans lequel 80% des Français qui disent avoir peur. Vous avez une réalité objectivée qui va devenir un point d'appui statistique. Cela va permettre, quand un évènement surgit, de faire fonctionner le lien entre la masse, l'opinion et l'évènement.
"On parle et on joue avec le ressenti que chacun peut avoir dans son quotidien."
Claire Sécail, historienneà franceinfo
Il suffit d'être témoin d'une scène d'incivilité dans le métro, ou d'en voir une à la télé, pour créer un climat dans lequel on va se dire que tous ces éléments ont un lien entre eux. Chaque fait qui va survenir va enraciner l'idée d'une violence généralisée dans les écoles, ou au sein d'une génération, pour finalement monter en généralité.
Les réseaux sociaux accélèrent-ils cette transformation du fait divers en fait de société ?
Le risque serait de croire que la société entière est présente et représentée sur ces réseaux sociaux. Ce qui est entièrement faux, si on regarde la manière dont les Français s'informent.
Le réseau X (ex-Twitter), par exemple, fonctionne un peu comme un fil de dépêches AFP et dicte parfois trop [aux journalistes] la hiérarchie de l'information et la sélection des sujets. Il présente en outre le risque d'enfermer ses utilisateurs dans une bulle algorithmique, soit sciemment, soit par facilité, parce qu'on est pris par des logiques beaucoup plus politisées.
L'autre point de vigilance concerne les enquêtes judiciaires : on a le sentiment, peut-être parce que l'arène médiatique a changé, qu'on est à ciel ouvert avec les réseaux sociaux. Il y a désormais une pression qui n'existait pas auparavant : les logiques d'exposition et de temporalité ont évolué.
L'exposition publique de certains faits divers a-t-elle d'autres conséquences ?
Pour les concernés, le choc est encore plus dur à vivre, parce qu'il faut aussi intégrer cette dimension de publicisation. Il y a tout de même des dispositifs dans la chaîne de l'enquête et du procès judiciaire qui sont assez fonctionnels. Après l'affaire Outreau, les procureurs ont commencé à prendre la parole rapidement une fois que l'information judiciaire était ouverte. Cela a permis d'enrayer un peu les rumeurs et d'atténuer la pression médiatique.
Il faut malgré tout avoir des institutions policières et judiciaires solides pour pouvoir mener l'enquête dans ce genre de contexte. Certes, les investigations peuvent avancer très rapidement parce que des témoins peuvent apporter des éléments. Mais le risque, c'est aussi qu'il y ait beaucoup de brouillages, de fausses pistes avancées par certains qui s'imaginent auxiliaire de justice…
Les rebondissements dans une enquête sont susceptibles de relancer l'intérêt du public. Mais comment un fait de société s'éteint-il ? Et qu'est-ce qui peut le rallumer ?
Le fait divers a une durée de vie limitée, qui peut être plus ou moins longue, mais il ne peut pas faire la une pendant des mois et des mois. Il arrive toutefois qu'un autre cas similaire survienne : dans ce cas, il va y avoir un travail de sérialisation, de mise en récit, en rappelant d'autres faits semblables survenus en amont. Le débat va alors reprendre.
Se pose aussi la question du caractère criminogène des récits : est-ce que le fait d'en parler suscite des idées malintentionnées ? C'est toujours délicat, car il y a d'autres raisons pour expliquer un passage à l'acte que le discours médiatique. Mais tant qu'il n'y a pas d'action politique, il y a de fortes chances que la société hoquette à chaque fait divers, parce qu'elle n'est pas en mesure de saisir des logiques sociales qui sont plus larges derrière chaque évènement.
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