: Grand entretien Pourquoi la France ne parvient-elle pas à faire baisser le nombre de féminicides ?
En deux jours, trois femmes sont mortes, tuées par leur compagnon ou leur ex-conjoint. Le 2 mars, une femme de 53 ans a été retrouvée poignardée de onze coups de couteau à son domicile en Seine-et-Marne. Son compagnon s'est tué en se jetant par une fenêtre, rapporte Le Parisien (article réservé aux abonnés). Le lendemain, en Gironde, une aide à domicile de 54 ans a été elle aussi poignardée par son ex. Le même jour, dans la Somme, une jeune femme de 27 ans a été tuée par son conjoint, après avoir reçu un coup de couteau à la tempe.
Ces deux dernières victimes avaient porté plainte pour violences contre les hommes qui les ont tuées. De quoi interroger l'efficacité des mesures de protection existantes. D'autant que le nombre de féminicides conjugaux a augmenté de 20% en France en 2021 par rapport à l'année précédente, avec 122 femmes tuées sous les coups de leur conjoint ou ex-conjoint, contre 102 en 2020, selon le ministère de l'Intérieur.
A l'occasion de la Journée internationale pour les droits des femmes, mercredi 8 mars, l'historienne Christelle Taraud, qui a dirigé l'ouvrage Féminicides – Une histoire mondiale (La Découverte) fait le point sur les raisons pour lesquelles les chiffres ne baissent pas.
Franceinfo : Comment expliquer la hausse des féminicides en France malgré la prise de conscience et les efforts déployés par les autorités publiques ?
Christelle Taraud : En réalité, il y a sans doute autant de féminicides qu'auparavant. Mais comme le disent nombre de chercheuses féministes : tant qu'on ne nomme pas un crime, il n'existe pas. Pendant des années, on avait des chiffres assez équivalents, mais comme les femmes mortes n'étaient pas visibles au travers d'un crime sexo-spécifique, elles passaient sous les radars. On parlait de "drames de la conjugalité", qui rentraient dans la catégorie des faits-divers.
"Maintenant, on définit le féminicide, ce qui permet de passer du fait-divers au fait de société."
Christelle Taraudà franceinfo
Ce système d'écrasement des femmes est très ancien, et le crime n'est que la partie la plus visible de l'iceberg. Quand on s'intéresse au parcours des femmes victimes de violences féminicidaires, on constate qu'il est émaillé de très nombreuses autres formes de violences connectées les unes aux autres. Cela peut être des violences verbales, physiques, sexuelles, et au final, des violences létales, qui conduisent à la mort physique de la personne. Mais en réalité, de très nombreuses femmes sont "mortes" avant d'être mortes.
De nombreux professionnels dénoncent un budget encore insuffisant, la France se situant encore loin derrière des pays comme l'Espagne. Partagez-vous leur opinion ?
Il faut mettre de l'argent pour former toute la chaîne répressive. Dans le cas du féminicide en Gironde, par exemple, on sait que la victime avait porté plainte deux fois contre son ex. Il faut qu'il y ait des équipes formées à ces questions dans tous les commissariats de France. Il faut aussi mettre en place des tribunaux dédiés, comme c'est le cas en Espagne, avec des magistrats spécialisés.
En Belgique, une loi "stop féminicides" est en train d'être votée. Elle propose un comptage différent des féminicides, moins réductionniste. Actuellement, on ne compte que les assassinats par un partenaire intime, mais on pourrait ajouter la question du suicide des femmes pendant et après des relations marquées par la violence. Il y a aussi tous les meurtres par des hommes qui ne sont pas des partenaires intimes, mais des hommes de la famille.
On peut également citer les femmes qui meurent après des mutilations génitales, mais aussi les meurtres transphobes, lesbophobes, putophobes [qui visent les travailleuses du sexe]… Il y a un intérêt politique à maintenir une catégorie restreinte pour ce recensement : 100 femmes qui meurent par an, ce n'est pas pareil que 1 000 femmes ou 10 000 femmes. Et cela ne nécessite pas les mêmes moyens.
Plusieurs spécialistes pointent une formation encore insuffisante chez les forces de l'ordre. Mais n'est-ce pas toute la société qu'il faut former et sensibiliser sur la question ?
Le continuum féminicidaire qui conduit au meurtre est, pour des pans entiers, totalement intériorisé par les hommes, mais aussi par les femmes. D'où l'importance de l'initiative d'Hélène Bidard, adjointe à la maire de Paris chargée de l'égalité femmes-hommes, qui a distribué partout à Paris un "violentomètre" (document PDF) en plusieurs langues. Il permet de situer les couples à partir de situations de la vie courante : vert, ce sont des situations acceptables, normales. Et il est gradué jusqu'au rouge écarlate, pour une situation dans laquelle il faut s'enfuir et demander de l'aide.
Avec l'aide de la @Mairie10Paris, le #violentomètre a été traduit en 6 langues: Anglais, Espagnol, Arabe, Tamoul, Chinois et Turc. Notre outil de prévention des violences dans le couple est maintenant disponible pour les jeunes femmes non francophones #25novembre pic.twitter.com/GBVFdSfKKA
— Hélène Bidard (@Helenebidard) November 21, 2019
Car les violences arrivent toujours par étapes : ça va commencer par des violences verbales, des humiliations répétées. Puis des insultes – "T'es nulle, t'es conne" –, auxquelles s'ajoutent des suspicions de comportements indécents – "T'es une salope, une pute." Au fur et à mesure, le contrôle s'installe, avec une coercition psychologique. Puis les coups, avec la première baffe : c'est un signe fort qu'il faut partir. Mais une gifle est rarement perçue comme cela : il y a une telle acclimatation à la violence dans nos sociétés que les femmes excusent leur agresseur. Elles se disent : "Si je prends une baffe, c'est que je l'ai mérité." L'acclimatation à la violence laisse place à un système de terreur.
On est donc confronté à la difficulté à percevoir certains signaux du continuum féminicidaire, car les violences sont polymorphes et prégnantes dans nos vies quotidiennes. Quand les femmes se font agresser dans la rue, par exemple, elles continuent leur chemin. Mais elles devraient s'arrêter, filmer, et déposer systématiquement plainte. Elles ne le font pas car elle n'en ont pas le courage, pas l'énergie, pas le temps. Se dire que cela n'est pas grave est incorporé dans notre psyché féminine. Mais c'est grave, car toutes les violences sont liées entre elles.
Des peines de plus en plus lourdes sont pourtant prononcées envers les auteurs de féminicides. Et la loi évolue pour protéger les enfants témoins des féminicides. Cette prise de conscience au niveau judiciaire n'est pas assez dissuasive ?
Déjà, il ne faut pas parler d'enfants témoins, mais de "co-victimes". On n'est pas "témoin" de la mort de sa mère : cela vous impacte avec une puissance inouïe. Si on part du principe que ces enfants sont également victimes, on ne voit pas bien comment on pourrait maintenir l'autorité parentale du père. On continue pourtant à le faire.
Au niveau judiciaire, les condamnations sont de plus en plus importantes, mais ne sont pas dissuasives. Parce que ceux qui commettent des féminicides restent dans une logique d'écrasement de leur victime – que leur défense entretient d'ailleurs –, et qui les conforte dans l'idée qu'ils n'auraient finalement rien fait. On l'observe aussi dans les stages imposés par la justice que doivent faire des hommes qui ont exercé des violences à l'intérieur de leur famille : il y a une résistance extrêmement forte de ces hommes à reconnaître qu'ils sont responsables de la situation.
L'accent est-il assez mis sur la prévention dès le plus jeune âge ? La loi de 2001 par des cours d'éducation à la sexualité et sur le sexisme dans les établissements scolaires n'est toujours pas appliquée dans plusieurs académies…
Trois associations ont porté plainte pour que la loi soit respectée et que davantage de séances soient mises en place. Si on veut que ça bouge, il faut éduquer. Chacun doit se déconstruire, réfléchir aux logiques internes dans les familles. Toutes les instances de socialisation doivent être formées : les travailleurs sociaux, les enseignants, les médecins, les psychologues…
Pour mettre en place une société d'égalité réelle, il faut parler de ces questions, mais il faut surtout des personnes formées. Une adolescente m'a récemment confié que, dans son cours d'éducation non-sexiste au lycée, on leur a expliqué que l'espace public était très dangereux la nuit pour les filles, et qu'elles devaient faire attention à la manière dont elles s'habillent – ce qui est assez hallucinant. Il ne s'agit donc pas seulement de faire des cours, mais de savoir ce qu'on met dedans.
Faut-il agir sur d'autres leviers comme l'alcool ? Dans une tribune publiée par Le Monde , l'addictologue Laurent Bègue-Shankland affirme que l'alcool est présent dans plus d'un féminicide sur deux.
Si l'alcool est présent dans un féminicide sur deux, ça veut aussi dire qu'il n'est pas présent dans un cas sur deux. Il existe des tas de personnes alcooliques qui ne sont pas féminicidaires et vice-versa. Bien sûr, le passage à l'acte peut être plurifactoriel : une addiction peut y participer, mais cela entretient une forme d'irresponsabilité. Est-ce que c'est la substance qui est responsable ? Non : c'est tout le système d'écrasement des femmes. L'alcool est juste un facteur supplémentaire.
A-t-on également trop laissé de côté l'accompagnement des hommes violents dans la conjugalité ?
Beaucoup d'associations de terrain féministes s'inquiètent du fait que le budget global est assez pauvre sur le terrain du préventif, comme sur celui du répressif. Si on doit retirer de l'argent qui devrait servir aux femmes victimes pour traiter les agresseurs, alors on a un gros problème. Il n'y a déjà pas assez de foyers d'urgence, les victimes ne sont pas traitées correctement… Peut-être faudrait-il des budgets distincts : un pour la prise en charge des agresseurs et un autre pour celle des victimes.
Je ne conteste pas la nécessité de travailler avec les agresseurs, mais il faut aussi mettre en place des moyens de sécurisation de la vie des victimes, pour que celles-ci puissent se réparer sereinement. C'est une urgence absolue.
Le Haut Conseil à l'égalité a récemment relevé que notre société était de plus en plus sexiste. Comment expliquer cela malgré la révolution #MeToo ?
Notre société a toujours été sexiste. On ne peut donc pas parler de régression. Mais il faut noter que chaque fois que les femmes combattent pour leurs droits, il y a des réactions anti-féministes extrêmement puissantes.
"Depuis #MeToo, on observe une activité extrêmement organisée des réseaux masculinistes sur internet."
Christelle Taraudà franceinfo
C'est ce qu'a montré Cécile Delarue, dans son numéro de "La Fabrique du mensonge" consacré à l'affaire Amber Heard-Johnny Depp. Il est glaçant de voir comment ces réseaux ont retourné l'opinion publique aux Etats-Unis. Et on constate chaque jour que nos acquis sont fragiles, comme l'a montré la révocation du droit fédéral à l'interruption de grossesse aux États-Unis.
Est-il réellement possible de voir le nombre de victimes baisser plus rapidement dans une société encore imprégnée d'une culture patriarcale ?
Oui, on peut voir les victimes baisser avec une politique très volontariste, comme celle mise en place en Espagne. Les féminicides n'y ont pas été éradiqués, mais ont diminué de manière très conséquente. L'aspect répressif fait réfléchir, mais est-ce que ça change radicalement les choses ?
"Si le projet politique de notre société n'est pas la sortie pure et simple du patriarcat, on continuera à éteindre un incendie avec un verre d'eau."
Christelle Taraudà franceinfo
Car les conséquences de ce système de domination sont nombreuses : violence, hiérarchie, verticalité, agressions, ravages, conquêtes, compétition, colonisation, impérialisme. Si nous ne tournons pas le dos à cela, on ne réglera pas le problème des féminicides.
Les femmes victimes de violences peuvent contacter le 3919, un numéro de téléphone gratuit et anonyme. Cette plateforme d'écoute, d'information et d'orientation est accessible 24 heures sur 24 et sept jours sur sept. Ce numéro garantit l'anonymat des personnes, mais n'est pas un numéro d'urgence comme le 17 qui permet pour sa part, en cas de danger immédiat, de téléphoner à la police ou la gendarmerie.
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