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"On n'est plus maîtres de notre quotidien" : un an après le drame de la rue d'Aubagne, retour à Marseille avec les sinistrés

Peu après le 5 novembre 2018, nous avions rencontré des sinistrés. Nous les avons revus un an après. Ils nous ont raconté comment ils ont vécu cette année difficile.

Article rédigé par Violaine Jaussent - Envoyée spéciale à Marseille
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 18min
Le trou béant laissé par l'effondrement des immeubles rue d'Aubagne à Marseille, pris en photo le 25 octobre 2019. (GERARD JULIEN / AFP)

"Une dent creuse." Un an après l'effondrement des immeubles de la rue d'Aubagne, en plein centre-ville de Marseille, les habitants utilisent cette expression pour désigner le trou béant qui s'est formé entre les numéros 61 et 69. Les édifices de cette rue sinueuse et grimpante du quartier de Noailles se sont écroulés le 5 novembre 2018, comme des châteaux de cartes. Huit vies ont été emportées dans les décombres. Le drame a provoqué un sursaut : les autorités municipales ont ordonné l'évacuation de 359 immeubles menacés de péril, soit au moins 4 000 personnes, selon un bilan officiel du 16 octobre.

Certains vivent à l'hôtel depuis des mois. D'autres ont pu réintégrer leur logement ou bénéficient d'un toit provisoire, parfois obtenu par leurs propres moyens. Des milliers de cas particuliers unis par un sentiment commun : la colère. Pour mieux comprendre leurs situations, nous sommes retournés à Marseille, les 28 et 29 octobre, auprès des habitants qui s'étaient exprimés sur franceinfo après la catastrophe. Ils nous ont confié leur année de déboires et leurs inquiétudes concernant l'avenir.

Emilie, 39 ans : "A long terme, c'est l'incertitude"

Le 5 novembre 2018. Comme chaque lundi, Emilie se rend à l'école où elle enseigne, dans le nord de Marseille. Son compagnon, Maël, emmène Lénaïg, leur bébé de 8 mois, à la crèche. Il faut la déposer avant 8h45. Ils viennent de quitter le domicile familial, au 69 rue d'Aubagne, lorsqu'à 9h09, les bâtiments des numéros 63 et 65 s'effondrent. Deux jours plus tard, leur immeuble est partiellement détruit pour sécuriser la zone et permettre aux pompiers de continuer à extraire les corps des décombres. La pelleteuse emporte l'appartement du cinquième étage acheté deux ans auparavant, avec sa petite terrasse et sa vue sur la mer. L'opération est stoppée au troisième étage. "Ils ont eu peur de l'effet domino", explique la Marseillaise de 39 ans. Un an après, une toiture a été posée au-dessus des étages restants.

On est partis un lundi matin et on n'est jamais rentrés. On est victimes d'un immeuble à côté qui n'était pas entretenu, victimes d'un système qui laisse pourrir des logements.

Emilie

à franceinfo

Une année en suspens. Emilie nous reçoit dans un F4 lumineux, au 3e étage d'un HLM, à deux pas de la gare Saint-Charles et à un kilomètre de son ancien domicile. Habiter ce quartier lui permet de conserver la place de sa fille dans la même crèche, "un repère important". Lénaïg appuie sur les boutons colorés d'un jouet musical, dans un coin de la salle à manger. La blondinette a pris ses marques dans cet appartement. Emilie, elle, a eu plus de difficultés.

Quand nous l'avions rencontrée, le 20 décembre 2018, elle n'avait "pas encore réalisé" qu'elle avait "tout perdu". Elle avait déjà été hébergée dans quatre endroits différents : à l'hôtel, chez des amis, chez une collègue de travail, et enfin chez une cousine. "On est restés chez cette cousine trois semaines. On est allés ensuite chez une amie et c'est là qu'on nous a proposé ce logement temporaire, qui est très bien", reprend-elle un an plus tard. Le contrecoup se produit quand elle emménage, fin janvier. "Quand on s'est posés, on a réalisé qu'on n'avait plus d'appartement. C'était dur pour moi. J'avais encore l'impression d'être dans un logement Airbnb", confie Emilie. Elle décide alors de consulter une psychologue bénévole au sein du collectif du 5 novembre, créé en soutien aux délogés. "Cela m'a beaucoup aidée."

Emilie et sa fille Lénaïg, le 29 octobre 2019, dans leur logement provisoire à Marseille. (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Emilie s'appuie aussi sur une "solidarité énorme". A la crèche, des collectes de vêtements sont organisées pour Lénaïg et les enfants des délogés. Les dons à la Croix-Rouge sont transformés en bons pour acheter du mobilier. Même l'inspection académique fait un geste : jusqu'en février, elle lui accordait un jour par semaine pour ses démarches, sans baisse de salaire. Car du temps, il en faut pour obtenir gain de cause. Sept mois de négociations avec la banque pour suspendre le prêt immobilier, des relances pendant de nombreuses semaines auprès de l'assurance habitation pour obtenir "à titre exceptionnel" une indemnisation pour les meubles, un dossier refait trois fois pour tenter – sans succès pour l'instant – d'être exemptés de la taxe foncière… "On arrive à obtenir des choses, mais c'est de guerre lasse", soupire-t-elle.

Et après ? Le couple vient de se constituer partie civile dans l'enquête ouverte pour "homicides involontaires" et "mise en danger de la vie d'autrui". Emilie sait que ce sera long mais elle attend une décision de justice. L'enseignante a porté plainte dès le 7 novembre 2018 contre la mairie. "En un an, on n'a jamais été reçus, déplore-t-elle. Qu'ils aient dû détruire, je peux le comprendre, mais qu'ils n'indemnisent pas…" Emilie craque. "C'est dur de parler de ça, j'ai des larmes", dit-elle à sa fille dans un sanglot. Lénaïg s'approche d'elle, lui fait un petit câlin. "On ne peut pas demander l'expropriation, c'est pourquoi on demande une indemnisation", explique la jeune femme.

Son prêt de 140 000 euros sur 25 ans est une épée de Damoclès. Il est suspendu pendant deux ans, mais ensuite, il faudra rembourser pour cet appartement détruit à jamais. Impossible, donc, d'en acheter ou d'en louer un autre. D'autres projets personnels sont bloqués : "Je voulais faire un échange de poste à poste avec le Québec, mais c'est compliqué de partir. On pensait avoir un deuxième enfant, on hésite, forcément." "On est vivants, on a un boulot, il y a Lénaïg. Il y a du positif… Mais ça reste dur au quotidien, et à plus long terme, c'est l'incertitude", résume-t-elle.

Hassan, 54 ans : "Je suis à moitié tranquille"

Le 5 novembre 2018. Ce matin-là, Hassan est pris d'un vertige. Le quinquagénaire habite, depuis le 1er mai 2017, à quelques numéros d'Emilie, au 89 rue d'Aubagne. Il a des problèmes de santé et prend "des médicaments forts", dont il ressent parfois les effets secondaires. Il est troublé aussi à la vue, par sa fenêtre, du nuage de poussière soulevé par les effondrements. "Je pensais que la boulangerie avait pris feu", raconte-t-il, un an plus tard. Intrigué, il descend en bas de chez lui. "Est-ce qu'il y a des victimes ?" s'enquiert-il. Un policier lui indique que son immeuble se trouve dans le périmètre de sécurité immédiat. Il faut évacuer. Pour aller où ? Hassan préfère remonter chez lui, où il reste jusqu'à un rendez-vous médical, en fin de journée. "J'avais besoin de mon dossier pour y aller et j'avais plein de paperasse à faire. J'ai l'habitude de passer la journée chez moi", explique cet homme en recherche d'emploi après avoir travaillé dans l'archivage numérique. Il est en instance de divorce et n'a pas d'enfant à charge.

Une année en suspens. Après son rendez-vous médical, Hassan n'a plus le choix : il doit dormir à l'hôtel. Une première nuit à laquelle succéderont d'autres, tantôt en Appart City, tantôt en Ibis Budget. Quand nous le rencontrons, fin décembre 2018, il nous montre un SMS de son propriétaire lui rappelant qu'il doit s'acquitter du loyer, car son immeuble ne fait pas l'objet d'un arrêté de péril, mais lié au périmètre de sécurité. Mais Hassan refuse. Les rapports avec son propriétaire, qui possède la totalité de l'immeuble, s'enveniment. Finalement, le 15 janvier, il retrouve son appartement de 27 m2, situé au dernier étage, dans un piteux état, d'après les photos qu'il nous a montrées.

Hassan, devant l'entrée de l'appartement qu'il occupait au 89 rue d'Aubagne, le 28 octobre 2019. (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Carrelage fissuré, WC abîmés, chambre vétuste… Hassan estime que son ancien logement est insalubre. L'immeuble, dans lequel il nous conduit, est délabré, régulièrement infesté de rats, de punaises de lit et de cafards. Au premier étage, le sol du palier est en pente et tangue au passage des occupants. Des lambris ont été posés sur les murs. "Un cache-misère", commente Hassan. Le 20 janvier, on lui propose un logement provisoire. Le T2 dans lequel il emménage est plus grand. Et propre.

Et après ? Le 5 juin, Hassan reçoit une assignation à comparaître devant le tribunal d'instance pour loyers impayés. L'audience devait avoir lieu le 25 octobre. Elle a finalement été reportée au 10 janvier 2020. Entre-temps, Hassan a signé un bail de trois ans pour son nouveau logement. Il a donc un toit pour plusieurs années, mais n'est pas toujours serein. "Je suis à moitié tranquille… J'ai toujours le litige autour de l'appartement rue d'Aubagne. Le manque de sommeil, la fatigue, les problèmes qui bombardent la tête… Ça va mieux. Mais j'attends que la dette soit annulée", confie-t-il. Il espère, en comptant sur son avocate et sur la solidarité entre délogés. Emilie, par exemple, le connaît bien : "Il vient souvent à la maison."

Lucie et Valentin, 26 et 27 ans : "Toute notre vie est dans cet appartement"

Le 5 novembre 2018. Lucie et Valentin apprennent la nouvelle sur les réseaux sociaux. Ils sont sans voix, sous le choc : ils connaissent bien le quartier de Noailles pour y avoir habité. "Nous étions révoltés qu’une telle chose soit arrivée", se souvient Lucie un an après. Ils ne se doutaient pas que leur vie à eux basculerait, le 8 décembre 2018. 

Nous avons fait leur connaissance une dizaine de jours plus tard, au Molotov. Dans cette petite salle de concert, rue d'Aubagne, le collectif du 5 novembre, qui s'est constitué après le drame, tient une permanence pour aider les sinistrés dans leurs démarches. Lucie et Valentin font le récit de leur histoire aux bénévoles : en week-end dans les Hautes-Alpes, ils reçoivent le coup de fil d'un voisin. Il leur annonce que l'entrée de leur immeuble est barricadée. Le bâtiment fait l'objet d'un arrêté de péril grave et imminent. "Depuis, on n'est plus du tout maîtres de notre quotidien", constate Lucie, que nous retrouvons un an plus tard, avec son compagnon, à la terrasse d'un pub sur le Vieux Port de Marseille. Le couple raconte volontiers son histoire mais ne souhaite pas être photographié.

Une année en suspens. Les deux jeunes gens sont hébergés deux jours chez des amis. Puis, dès le 10 décembre, ils se rendent à la cellule de crise, rue Beauvau. "On est bouleversés et démunis. On loupe notre premier jour de travail, ce qui en annonce bien d'autres à venir", raconte Lucie. Le couple passe deux semaines à l'hôtel, "dans une chambre de 5 m2 sans chaise, ni bureau". Ils s'engagent au sein du collectif du 5 novembre, puis s'impliquent moins

On n'ose pas parler en réunion : à chaque fois que quelqu'un prend la parole, c'est horrible, sa situation est bien pire que la nôtre.

Lucie

à franceinfo

Lucie et Valentin pensent à tous les habitants qui ne disposent pas des "codes" pour affronter une telle complexité. "On a de la chance, ma sœur travaille dans une agence immobilière. Elle s'est rapidement saisie du dossier", poursuit Lucie. Elle met à leur disposition un studio meublé de 24 m2. 

Le couple y emménage début janvier… et y vit encore aujourd'hui. Tant bien que mal. "Le matin, je me lève une à deux heures avant Lucie, j'essaie de travailler discrètement sur le canapé, sans la réveiller", décrit Valentin, qui jongle entre sa thèse et son emploi salarié à mi-temps. Lucie, elle, cumule CDI en télétravail et auto-entreprise : "Mon activité d'auto-entrepreneure est aujourd'hui proche de zéro… J'ai loupé une formation et j'ai posé tous mes jours de congé pour les démarches." Et pour chercher un nouvel appartement. En vain. "Quand on a expliqué cette situation aux propriétaires, beaucoup de numéros ont commencé à sonner dans le vide", pointe-t-elle. En février, ils abandonnent pour se concentrer sur le développement de leurs activités professionnelles. "Aujourd'hui, on en est là. Il n'est pas question de revendiquer un luxe, mais on a l'obligation de travailler", insiste Valentin.

On a un quotidien qu'on n'a pas choisi. On est privés du loisir de se projeter.

Valentin

à franceinfo

Et après ? Les travaux entamés dans l'immeuble ont pris du retard. "Quand on demande des nouvelles à l'agence immobilière, on n'a pas d'infos. Elle nous transfère à peine les mails du syndic qui dit qu'il ne sait pas où ça en est", regrette Valentin, amer. Comme la loi le prévoit, ils ne paient plus de loyer pour cet appartement car un arrêté de péril a été pris pour l'immeuble. "On passe souvent devant chez nous pour voir les barricades, les engins de chantier et pour juger des avancées de nos propres yeux. On se dit que c'est la meilleure chose à faire", poursuit Lucie. Tout comme son compagnon, elle espère un jour réintégrer ce logement qu'ils aiment tant, avec tous leurs biens. "Toute notre vie est dans cet appartement." Mais dans quel état le retrouveront-ils ? L'idée angoisse Lucie : "Il a peut-être été 'visité'… Et imaginez tous les frigos avec la nourriture à l'intérieur, qui n'ont pas été vidés. Les cafards dont on peinait à se débarrasser…" "La formule n'est pas belle, mais j'ai peur que ce soit L'Exorciste", lance Valentin.

Kaouther, 42 ans : "J'ai mis ma vie de côté"

Le 5 novembre 2018. "Ça s'est effondré, faut aller voir tata !" Le téléphone de Kaouther ne cesse de sonner. Toute sa famille l'appelle pour lui dire qu'il se passe quelque chose rue d'Aubagne. Elle n'y vit pas, mais connaît le quartier par cœur. "J'ai grandi dans les bidonvilles au nord de Marseille, mais quand on allait en centre-ville, on dormait là. Mes oncles possèdent des bars dans cette rue. Une de mes tantes y habite et je connais toutes ses voisines", explique la quadragénaire. Elle se rend immédiatement sur place.

Je suis choquée. Deux immeubles par terre... Je pense à une bombe, à un attentat. Jamais à la vétusté.

Kaouther

à franceinfo

Cette Marseillaise n'arrive pas à joindre sa tante, qui vit au numéro 61. "Tout le monde pleure, se cherche, se regarde. On pense que ma tante est sous les décombres. Puis, on la voit apparaître, en pyjama, au milieu des gravats", raconte Kaouther. La vieille dame de 88 ans veut retourner dans son logement, récupérer les photos de son fils mort dans un accident, des médicaments, son téléphone. Un an après, elle ne s'en est toujours pas remise. "Elle est complètement désorientée." La vie de Kaouther est elle aussi bouleversée : "Le 5 novembre 2018, c'est parti et ça ne s'est plus arrêté."

Une année en suspens. Peu après les effondrements, Kaouther participe à une réunion entre riverains de la rue d'Aubagne. "J'ai été contrariée de voir que les habitants historiques, les Noirs, les basanés, pour aller vite, ainsi que ceux qui avaient leurs familles sous les décombres, et des sans-papiers, n'avaient pas la parole", retrace-t-elle. Elle s'investit d'abord dans le collectif du 5 novembre, avant de fonder sa propre association, Marseille en colère, en décembre 2018. "Dans cette association, je ne suis qu'une personne ressource. Les patrons sont les personnes concernées [par le logement indigne]", souligne cette ancienne éducatrice spécialisée. Pourtant, c'est elle qui a lancé directement un appel à Emmanuel Macron, le 9 janvier sur franceinfo.

Rue d'Aubagne, où nous la retrouvons dix mois plus tard, Kaouther est toujours très sollicitée. De nombreux passants la saluent, l'interpellent sur leur situation, prennent conseil. "Je ne travaille pas, donc je suis disponible H 24. C'est vrai que depuis un an, j'ai mis ma vie de côté. Face à la détresse et au désarroi, on est obligé de répondre", estime-t-elle, son ordinateur à portée de main. Son fils de 8 ans en sait quelque chose. Il la suit partout en cette période de vacances scolaires, sans jamais se plaindre. Elle répond aussi aux demandes des journalistes, nombreuses à l'approche du premier anniversaire du drame.

Kaouther Ben Mohamed montre une fissure dans la cour d'un immeuble de la rue d'Aubagne, le 28 octobre 2019. (VIOLAINE JAUSSENT / FRANCEINFO)

Et après ? "Aujourd'hui, on gère encore l'urgence", constate Kaouther. En un an, la Marseillaise et les membres de son association ont mis en place une équipe d'avocats pour accompagner les délogés et participé à des réunions avec les institutions pour gérer la situation. Insuffisant selon elle. "Je ne dis pas que rien n'a été fait. Mais tant qu'on ne décrétera pas le caractère exceptionnel de cette crise, il n'y aura pas de prise en charge adaptée, martèle-t-elle. Au vu de la crise unique que nous traversons, je considère que les moyens restent largement insuffisants."

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