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Disparition de Delphine Jubillar : comment des milliers d'amateurs jouent aux enquêteurs sur Facebook

Article rédigé par Violaine Jaussent
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Une dizaine de groupes Facebook sont consacrés à la disparition de Delphine Jubillard. Les internautes y partagent leurs théories sur ce fait divers.  (PIERRE-ALBERT JOSSERAND / FRANCEINFO)

Alors que cette femme n'a plus donné de signe de vie depuis mi-décembre, franceinfo s'est intéressé aux fans de faits divers qui échafaudent sur les réseaux sociaux tout un tas de scénarios.

"Enquête affaire Delphine Jubillar", "Disparitions inquiétantes Delphine Jubillar et autres affaires", "Delphine Jubillar contre-enquête"... La disparition aussi mystérieuse qu'inexpliquée de cette infirmière de 33 ans, vue pour la dernière fois le 15 décembre 2020, dans sa maison du village de Cagnac-les-Mines (Tarn), près d'Albi, continue d'intriguer proches et enquêteurs mais surtout d'aiguiser la curiosité de nombreux anonymes. Sur une dizaine de groupes Facebook, ces détectives en herbe creusent toutes les hypothèses, de la fugue de Delphine Jubillar à la vengeance d'un amant éconduit, en passant par l'action d'un tueur en série ou bien un meurtre conjugal commis par Cédric Jubillar, son mari. Certains y voient ainsi des similitudes avec l'affaire Alexia Daval.

Capture d'écran de certains groupes Facebook créés autour de la disparition de Delphine Jubillar. (FACEBOOK)

Ce foisonnement de théories à la fois sérieuses et abracadabrantesques se retrouve dans les commentaires qui accompagnent chaque article de presse partagé sur Facebook dans ces groupes. "Salut à tous, pensez-vous toujours que Cédric soit le responsable ?" peut-on ainsi lire en dessous d'un lien vers le site du Journal des femmes. C'est un utilisateur appelé "Mac Gil", administrateur du groupe Facebook intitulé "Soutien Delphine Jubillar - Crimes enquête & faits divers 2020", qui a relancé ce débat, récurrent, tant la personnalité du mari de Delphine Jubillar, jamais placé en garde à vue, mais entendu deux fois par les gendarmes et convoqué devant les juges d'instruction, est clivante. La question génère pas moins de 120 commentaires parmi les 4 300 membres.

"Je suis accro aux faits divers"

Dans la vraie vie, "Mac Gil" se prénomme Bertrand. Agé de 45 ans, il vit à une trentaine de kilomètres de Bruxelles et travaille 24 heures par semaine dans une grande surface de bricolage. Le reste du temps, ce Belge francophone, père de famille, friand d'émissions de faits divers à la télé, le consacre à cette "passion qui a pris de l'ampleur au fil des années" et qu'il partage avec sa femme : les faits divers. "Je suis accro. J'aime comprendre la complexité de l'être humain", explique-t-il à franceinfo. Bertrand réalise d'ailleurs ses propres vidéos pour alimenter sa chaîne YouTube, "Bercrimes", suivie par 7 000 personnes.

Bertrand gère aussi le groupe Facebook qu'il a créé il y a environ huit mois et dont le nom a été modifié au moment de la disparition de Delphine Jubillar. "Il faut surveiller les commentaires non appropriés, supprimer les messages insultants", énumère-t-il. Voire bloquer certaines personnes. "Les utilisateurs me signalent cinq à dix messages par jour. Parfois c'est uniquement parce que ça ne va pas dans leur sens. Alors je laisse le commentaire tel quel : on a le droit de penser ce qu'on veut", assure l'administrateur. "Je cherche juste à entrer en contact avec d'autres passionnés, j'aime bien voir tous les points de vue", témoigne Bertrand.

"Je me connecte dès que j'ai 5 minutes"

"On discute des choses incohérentes dans une enquête, y compris avec des personnes qui n'ont pas le même avis. C'est très intéressant de lire les théories des gens", acquiesce Julie*, 36 ans, administratrice du groupe Facebook "Disparitions inquiétantes Delphine Jubillar et autres affaires", avec deux autres femmes de son âge. Elle n'en est pas à son coup d'essai : elle avait créé un groupe sur la disparition et la mort de Victorine Dartois, survenue près de chez elle, en septembre 2020. Cette Iséroise passe une à deux heures par jour en moyenne sur Facebook : "Je me connecte et je regarde les commentaires dès que j'ai cinq minutes, par exemple quand je suis dans la salle d'attente chez le médecin." Elle en discute avec ses co-administratrices et repère les articles de presse en lien avec l'affaire Delphine Jubillar pour les partager sur Facebook. Un réseau social qui a d'ailleurs une place spéciale dans l'enquête : le compte de Delphine Jubillar a été mystérieusement réactivé le 13 janvier, puis le 9 février, selon Le Point.

"Delphine Jubillar est une femme lambda, qui a la trentaine, comme nous. On dit toujours que ça n'arrive qu'aux autres, mais sa disparition montre que ça pourrait nous arriver", développe Julie. Mère de deux enfants comme l'infirmière de Cagnac-les-Mines, elle ne peut s'empêcher de s'identifier à elle.

"La disparition de Delphine nous touche parce qu'on est maman. On se met à la place de ses enfants. C'est impossible qu'elle ait pu les laisser."

Julie, administratrice d'un groupe Facebook

à franceinfo

"La réalité est plus forte que l'imaginaire, c'est ce qui fascine dans le fait divers. Avec un double effet : cela inquiète et rassure à la fois, décrypte Patrick Avrane, psychanalyste et auteur de Les faits divers (éd. Puf). Surtout quand il s'agit d'un enfant ou d'une mère."

"L'équivalent du comptoir de bistrot"

"Le fait divers développe le lien social avec autrui", pointe Lucie Jouvet-Legrand, maîtresse de conférences en socio-anthropologie à l'université de Franche-Comté. D'après elle, les réseaux sociaux sont des canaux de communication modernes pour échanger sur des affaires qui n'ont pas encore trouvé de dénouement. "Ces groupes Facebook sont l'équivalent du comptoir de bistrot, mais élargi. Et comme ils sont fermés en ce moment, c'est pratique !" observe de son côté Patrick Avrane. Le psychanalyste y voit aussi l'occasion de "construire l'histoire de la façon qui lui correspond le mieux".

"Chacun devient l'auteur du fait divers avec sa propre théorie."

Patrick Avrane, psychanalyste

à franceinfo

Et tant que l'énigme n'est pas résolue, le phénomène se prolonge, "comme un roman policier, un feuilleton qui n'en finit plus". C'est le cas avec le meurtre du petit Grégory, survenu en 1984, ou avec l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès, introuvable depuis 2011, alors qu'il est suspecté d'avoir assassiné sa famille. Ces deux affaires déchaînent les passions et génèrent encore, des années après, d'innombrables commentaires sur les réseaux sociaux.

"Ils sèment le trouble"

"Pour certaines personnes, c'est la seule distraction de leur vie. Les gens sont excités par ces histoires criminelles", raille Philippe Pressecq, avocat de deux cousines et quatre amies de Delphine Jubillar, qui se sont portées partie civile. Il estime que ces groupes "polluent l'enquête". Et, de surcroît, provoquent des "tensions importantes entre les protagonistes" du dossier. A tel point que la mère de Cédric Jubillar, désigné par certains médias comme le suspect idéal, a poussé un coup de gueule, le 17 février, sur Facebook. "Je suis triste de voir à quel point les gens peuvent parler sans savoir réellement les choses juste en se basant sur des ouï-dire ou des publications journalistiques !" écrit-elle, citée par LCI, dans un message posté sur le groupe "Fort soutien à la famille de Delphine Jubillar". "S'il vous plaît, arrêtez de vous prendre la tête pour des conneries, nous n'avons pas besoin de ça !" supplie-t-elle.

Capture d'écran Facebook d'un message posté par la belle-mère de Delphine Jubillar. (FACEBOOK)

Le message de Nadine Jubillar s'adresse aux "apprentis enquêteurs" que Jean-Baptiste Alary, l'avocat de son fils, fustige lui aussi sur BFMTV : "Ils ont résolu l'affaire avant même qu'elle ne démarre et se croient meilleurs qu'une dizaine d'enquêteurs et deux magistrats instructeurs." "Ils sèment le trouble", abonde Laurent Nakache-Haarfi, qui représente les frères et la sœur de Delphine Jubillar. "La famille est exposée à ces messages. La priorité reste de préserver les enfants", insiste l'avocat.

"L'empathie est une chose, la curiosité une autre. La frontière entre les deux est très mince dans ce genre d'affaire."

Laurent Nakache-Haarfi, avocat

à franceinfo

"Je comprends la réaction de la belle-mère de Delphine Jubillar. Mais je ne suis pas non plus un défenseur de son fils Cédric. J'essaie de rester le plus neutre possible, je prends la défense de la présomption d'innocence", réagit Bertrand. "La mère de Cédric dit qu'il est innocent, je peux la comprendre, c'est son fils. Mais beaucoup de gens pensent que c'est son mari qui l'a tuée", complète Julie. Ainsi, opposants et partisans de cette thèse se déchirent sur les réseaux sociaux, au grand dam des membres de la famille de Delphine Jubillar. "Pour mes clientes, il y a une espèce de fascination-répulsion, confie Philippe Pressecq. Elles vont voir ce qui se dit dans ces groupes en pensant y lire de nouvelles informations, mais en même temps, cela les dégoûte."

"Il faut rester prudent"

Du côté de la gendarmerie, et alors que la piste criminelle reste privilégiée dans la disparition de Delphine Jubillar, on surveille avec attention ces groupes Facebook. "Quand les participants sont proches des faits géographiquement, cela permet aux enquêteurs de percevoir le contexte général. Ils peuvent recueillir des informations plus facilement", indique à franceinfo le Service d'informations et de relations publiques des armées (Sirpa). Grâce à l'anonymat, les langues se délient et offrent la possibilité aux enquêteurs d'esquisser des hypothèses de travail. "Mais ils font aussi preuve de discernement, ajoute le Sirpa. Sur les réseaux sociaux, il faut rester prudent face aux faux témoignages et la divulgation de renseignements erronés." 

"Les informations recueillies, qu'elles soient vraies ou fausses, peuvent parfois être divulguées avant même toute vérification procédurale", déplore un enquêteur à franceinfo. Aucune piste n'est négligée mais, bien souvent, cela n'apporte "rien", souligne-t-il. Pas plus que les indications des mediums et radiesthésistes qui se manifestent à chaque fait divers ou bien les recherches entreprises par une Tarnaise qui randonne "en quête d'indices", selon La Dépêche du Midi"Si quelqu'un veut enquêter on lui dit de faire attention. On déconseille de faire une battue seule", affirme Julie. Plutôt que de jouer au Sherlock Holmes dans son coin, l'administratrice préfère recommander d'appeler le numéro vert paru avec l'appel à témoins en cas de doute sur un éventuel renseignement : "Nous, on n'est pas enquêtrice. Chacun son métier."

* Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée.

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