: Vidéo Les mots de la campagne présidentielle de 2022 : "Woke"
Afin de mieux comprendre ce terme qui s'est invité dans la campagne pour l'élection présidentielle, franceinfo a interrogé la linguiste Claudine Moïse. Elle décrit "un état d'esprit" conscient des inégalités sociales, notamment liées aux questions d'ethnies et de genre, qui se traduit par une "opposition qui se veut rebelle, déterminée, pugnace".
Le terme ne cesse d'être employé ici et là : il s'agit de "woke" (ou de son dérivé, "wokisme"). "Réflexions sur le wokisme et l'insécurité. Le diagnostic et les remèdes", a écrit sur Twitter Bruno Retailleau, chef de file des sénateurs Les Républicains, évoquant le programme des journées parlementaires LR, le 17 septembre. "La réalité, c'est que le 'wokisme' a tué la gauche !", a jugé sur RTL l'essayiste Paul Melun, président du mouvement Souverains demain !. "On voit à quel point la 'woke culture' est en train de bousculer notre pays", a estimé sur franceinfo Sarah El Haïry, secrétaire d'Etat auprès du ministre de l'Education nationale, chargée de la Jeunesse et de l'Engagement. Le danger du "woke" serait tel, selon l'exécutif, que le ministre de l'Education, Jean-Michel Blanquer, a lancé la semaine passée son think tank, Le Laboratoire de la République, destiné à remporter "la bataille des idées" en défendant notamment "l'humanisme et l'universalisme" face au "wokisme".
Mais de quoi s'agit-il ? Pour comprendre ce terme, franceinfo a interrogé Claudine Moïse, linguiste au laboratoire Lidilem de l'université Grenoble-Alpes. Le "woke", "au départ, c'est un état d'esprit", explique-t-elle. "Et puis le mot en lui-même l'évoque bien. Parce que to wake, en anglais, c'est se réveiller, s'éveiller. Et to stay woke ou to be woke, c'est être éveillé."
"C'est prendre conscience des rapports de domination et d'une certaine façon des injustices sociales, et notamment des injustices sociales qui seraient systémiques, c'est-à-dire induites par le système social et politique en place."
Claudine Moïse, linguisteà franceinfo
"Rebelle, déterminée, pugnace"
Pour l'universitaire, l'état d'esprit "woke" se caractérise surtout par un mode d'action plus ferme que celui observé habituellement au sein des partis politiques dits de gouvernement. Il s'agit, selon elle, de "lutter contre les inégalités sociales de façon affirmée", avec une "opposition qui se veut rebelle, déterminée, pugnace".
"On n'est plus dans l'action non violente, du tout", relève Claudine Moïse. La raison de cette pugnacité est que ces revendications "engagées" portent sur des "colères qui ont été engrangées pendant des années et des années". Elles "sont l'expression politique d'histoires identitaires, ethniques, genrées etc. qui n'ont pas été réparées", résume la chercheuse. "C'est autour de l'esclavage, de la colonisation, de la place des femmes", illustre-t-elle. Mais les thèmes sont plus vastes : il peut également s'agir de grossophobie, par exemple.
Le terme a d'abord commencé à se populariser aux Etats-Unis avec le mouvement "Black Lives Matter" après les émeutes de Ferguson, en 2014, qui avaient suivi le meurtre de Michael Brown, un jeune homme noir, par Darren Wilson, un policier blanc. Mais, d'après la linguiste, le mot "woke" a pris "une place très importante au moment de la présidence de Donald Trump", touchant le grand public.
Avec les grandes manifestations de 2020 qui ont eu lieu aux Etats-Unis après la mort de George Floyd, le mot s'est mondialisé via les réseaux sociaux. L'action a été reprise et analysée par les universités américaines. Et le terme finit par être repris en France mais, des deux côtés de l'Atlantique, il se retrouve désormais principalement employé par la droite conservatrice, qui l'utilise de façon péjorative. "Ce que révèle ce phénomène, c'est la menace que ressentent les groupes dominants", avance Claudine Moïse.
Du "woke" à la "cancel culture"
Quel est le lien entre le woke et la "cancel culture", expression souvent accolée au terme ? Pour Claudine Moïse, la "cancel culture" (aussi appelée en français culture de l'annulation, culture du boycott ou encore culture de l'effacement) est "l'effet du fait d'être vigilant, éveillé, et de ne plus accepter certaines choses qui venaient des sphères dominantes". "C'est tout ce qui renvoie à la déconsidération, à la disqualification, voire au mépris, et donc un sentiment de supériorité de la part des classes dominantes", explicite la linguiste.
Concrètement, cela consiste à bannir de l'espace public une personnalité ou une œuvre pour ses actes ou ses paroles jugés immoraux, sexistes ou inégalitaires, comme l'a expliqué franceinfo. L'autrice de la saga Harry Potter, J. K. Rowling, a été visée par des appels au boycott, en 2020, après un tweet transphobe : elle avait estimé que les femmes transgenres n'étaient pas des femmes. "Ce qui surprend et ce qui, vraiment, déstabilise énormément, c'est le fait que cela se loge dans les petites choses. Ces micro-agressions, elles passent énormément par le langage", relève Claudine Moïse.
Une personne peut également être "cancel" pour son comportement. C'est le cas du réalisateur Roman Polanski, condamné et accusé d'agressions sexuelles, qui avait été la cible d'appels au boycott lors de la sortie de son film J'accuse.
Des intellectuels dénoncent "l'intolérance à l'égard des opinions divergentes"
Quelque 150 écrivains et intellectuels, de J. K. Rowling à Margaret Atwood (l'autrice notamment de La Servante écarlate), avaient signé, en juillet 2020, une tribune dans Harper’s Magazine (en anglais) pour dénoncer "l'intolérance à l'égard des opinions divergentes, un goût pour l'humiliation publique et l'ostracisme". Loretta Ross, universitaire et féministe américaine, dénonçait à la même période le manque de nuances d'une pratique qui est parfois utilisée pour "faire honte et humilier publiquement des gens".
Reconnaissant quelques "dérives" de certains militants, Claudine Moïse soutient l'état d'esprit "woke". et de conclure : "Cela s'appelle un changement de paradigme, d'époque, de monde. Voilà, c'est intéressant quand même à vivre."
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