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ENTRETIEN. Présidentielle 2022 : "Ce n'est pas la fin du clivage gauche-droite, mais son évolution", selon le politologue Pierre Bréchon

Pour ce professeur de sciences politiques, le premier tour de l'élection présidentielle de 2022 approfondit la plupart des dynamiques entamées en 2017, de l'éclatement des partis traditionnels à la montée des extrêmes.

Article rédigé par Luc Chagnon
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 6 min
Des panneaux d'affichage électoraux à Denain (Nord), le 11 avril 2022. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Comme un air de déjà-vu. Le premier tour de l'élection présidentielle de 2022 s'est caractérisé par la qualification d'Emmanuel Macron et Marine Le Pen au second tour, une hausse de l'abstention, l'émergence d'Eric Zemmour et l'effondrement de deux partis historiques – Les Républicains et le PS. Des transformations politiques déjà enclenchées en 2017, mais qui n'ont pas toutes évolué de la même façon. À quel point ces tendances se sont-elles amplifiées, interrompues ou renversées ? Entretien avec Pierre Bréchon, professeur émérite de sciences politiques et auteur du livre Les Elections présidentielles françaises.

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Franceinfo : En 2017, l'apparition d'Emmanuel Macron s'était faite au détriment des partis politiques traditionnels (notamment le Parti socialiste). Cette évolution s'est-elle poursuivie lors du premier tour de l'élection de 2022 ?

Pierre Bréchon : Elle s'est même amplifiée ! Au premier tour de l'élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron avait surtout siphonné la gauche, ce qui explique le score de 6,4% réalisé par le candidat socialiste, Benoît Hamon. Mais il n'avait pas siphonné la droite. Il l'avait tout au plus effritée, puisque François Fillon avait assez bien tenu avec 20% des voix. Il avait probablement perdu une partie de ses électeurs à cause de son programme économique ultralibéral, qui avait pu conduire la partie la plus centriste de son électorat à passer chez Emmanuel Macron. Et aux élections législatives, ensuite, Les Républicains ont gardé un groupe de 101 députés à l'Assemblée. On est loin du "dégagisme".

En revanche, en 2022, la droite historique connaît, elle aussi, une chute considérable, avec la candidate LR, Valérie Pécresse, à moins de 5%. C'est l'effet de la stratégie d'Emmanuel Macron : dès son élection, il choisit comme Premier ministre Edouard Philippe, il débauche des cadres de LR et il mène une politique économique qui va dans le même sens que celle qu'aurait probablement appliqué François Fillon, même si elle est moins extrême, avec la suppression de l'ISF ou les aides économiques non contraignantes aux entreprises par exemple.

"Pour Les Républicains, l'effondrement est venu progressivement tout au long du quinquennat."

Pierre Bréchon, politologue

à franceinfo

Est-ce la suite de la disparition du clivage gauche-droite, comme on a pu le dire il y a cinq ans ?

Ce n'est pas la fin de l'axe gauche-droite, mais son évolution. Cet axe est traversé par plusieurs clivages : certains sont devenus de plus en plus importants dans la vie politique depuis 2017, comme le débat autour des questions de sécurité et d'immigration, et d'autres continuent à perdre leur rôle structurant, comme le clivage économique "pour ou contre le capitalisme" qui a longtemps structuré l'opposition gauche-droite. Mais ces clivages peuvent coexister : les divisions sur l'économie entre Emmanuel Macron et Jean-Luc Mélenchon restent très fortes. Et les électeurs utilisent encore les expressions de "gauche" et "droite" pour se situer politiquement.

"Ni 2017 ni 2022 ne montrent la fin du clivage gauche-droite. C'est la fin de la présence au second tour des deux grands partis de gouvernement, de gauche et de droite, qui s'opposaient tous les cinq ans et se succédaient au pouvoir."

Pierre Bréchon, politologue

à franceinfo

C'est très différent : on a pu constater, le 10 avril 2022, qu'il y avait un pôle électoral de gauche autour de Jean-Luc Mélenchon, même s'il est un peu affaibli.

A quoi ressemble désormais le paysage politique, avec cette nouvelle reconfiguration ?

Le premier tour est dans la continuité de la recomposition entamée en 2017 : on avait auparavant une bipolarisation autour de deux partis de gouvernement fortement installés. Le centre et les radicaux étaient plutôt faibles. Aujourd'hui, l'espace partisan devient tripolaire, avec un pôle de droite radicale autour de Marine Le Pen, un pôle centriste autour d'Emmanuel Macron, et un pôle de gauche radicale autour de Jean-Luc Mélenchon. A l'intérieur de chaque ensemble, on peut trouver des sous-groupes dont les positions divergent.

L'abstention a atteint 26,31% au premier tour le 10 avril, une nouvelle hausse par rapport à 2017 (22,23%). Que peut-on en déduire ?

Selon moi, il faut encore y ajouter les 5% de Français non-inscrits sur les listes électorales et les 2,1% de votes blancs ou nuls… On est plutôt sur un tiers de la population en âge de voter qui ne participe pas. Donc oui, l'abstention a augmenté depuis 2017.

Mais est-ce que ça signifie une hausse de la dépolitisation. Pour moi, non. Les Français ne sont pas moins politisés ces dernières décennies, au contraire : les niveaux d'éducation n'ont fait que progresser, ils entendent beaucoup parler de la politique à la télévision et sur les réseaux sociaux. 

Ce qui a continué de monter depuis 2017, ce sont des valeurs d'individualisation : chacun veut être autonome, décider de son avenir.

"De plus en plus d'électeurs ne veulent pas qu'on leur dicte ce qu'ils doivent penser ou voter, et ne veulent pas signer de chèque en blanc à des personnalités politiques."

Pierre Bréchon, politologue

à franceinfo

Dans ce contexte, le sens du vote a aussi changé : avant on allait voter par devoir, par conformité. Alors qu'aujourd'hui, on va voter si on a le sentiment d'avoir quelque chose à dire et qui vaille la peine d'être dit. Selon une étude (article payant), cette tendance est de plus en plus forte, de génération en génération. Et aujourd'hui, seuls les plus de 70 ans sont encore dans une perspective de vote par devoir.

On avait aussi pu interpréter l'élection présidentielle de 2017 comme le déclin des partis face aux mouvements, des organisations politiques comme En marche ! censées être plus flexibles et laisser plus de place aux choix de l'individu. Ce premier tour a-t-il confirmé cette tendance ? 

Oui, elle s'est répandue : on a pu constater que La France insoumise et Reconquête ! fonctionnaient aussi avec cette logique de mouvement. Mais après 2017, on a vite compris leur vraie nature : la structure montée autour d'Emmanuel Macron l'a beaucoup aidé à accéder au pouvoir, mais dès octobre 2017, LREM était devenu une coquille vide, la vie partisane interne à ce mouvement était à peu près inexistante. C'est en partie dû à la stratégie d'Emmanuel Macron lui-même, car son désir de verticalité s'opposait à la constitution d'un parti lourd ou d'un mouvement structuré.

Ces regroupements ne sont donc pas des mouvements au sens d'un "mouvement social", ce sont des rassemblements épisodiques, très liés aux périodes électorales, qui ne cultivent pas le militant de base en permanence. Ils sont aussi constitués autour de personnalités, avec un aspect populiste indéniable.

"Parmi les principaux candidats, il n'y a que le Rassemblement national qui continue de fonctionner sur le modèle des partis traditionnels."

Pierre Bréchon, politologue

à franceinfo

En ce qui concerne Reconquête ! et Eric Zemmour, il est un peu tôt pour répondre : sur quel modèle va-t-il fonctionner, parti ou mouvement ? J'ai le sentiment que ce sera plutôt un parti, au service de son chef mais avec une structuration interne. Le mouvement a l'intention de durer, mais les événements peuvent modifier le cours des choses : cinq ou six ans après s'être séparé du Front national, Bruno Mégret n'existait plus politiquement.

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