Elections européennes : comment les campagnes d'ingérence numériques russes menacent-elles le scrutin ?
"La France ne délivre plus de visas aux étudiants russes", "La France appelle à des mesures radicales contre Zelensky", "Emmanuel Macron annule son voyage à Kiev : il a peur des bombes"... Voilà le genre d'allégations mensongères disponibles sur les 200 "portails d'information" identifiés dans un rapport publié lundi 12 février par Viginum, l'organisme français chargé de surveiller les ingérences numériques étrangères.
Après quatre mois de travail, l'organisme a mis au jour un réseau "structuré et coordonné (…) de sites aux caractéristiques similaires, qui diffusent des contenus prorusses à destination d'audience internationale", en Europe et aux Etats-Unis. Baptisé "Portal Kombat" par les autorités françaises, ce réseau s'apparente à une nouvelle campagne de désinformation qui vise les pays européens. Dans une note destinée aux forces de l'ordre, la Direction générale de la sécurité intérieure a également alerté, vendredi 23 février, sur des "actions subversives" menées par les services de renseignements russes.
Quelques jours plus tard, Gérald Darmanin a assuré que Moscou était désormais "le principal ennemi" de la France "dans la guerre informationnelle". Interrogé par la commission des Lois du Sénat mardi 27 février, le ministre de l'Intérieur est revenu sur l'affaire des étoiles de David taguées sur des façades d'immeubles à Paris et en région parisienne en octobre, pour répéter qu'elle était le fruit de "proxy" (d'intermédiaires) russes, y voyant une illustration de cette menace d'ingérence. A l'approche des élections européennes, spécialistes et élus sont sur leurs gardes.
Un risque "très élevé"
Doctorante à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire, Jeanne Maurin-Bonini revient sur le fonctionnement des portails repérés par Viginum. "Ces sites relaient des récits trompeurs ou faux qui seraient créés par la Russie. Elle vise les pays occidentaux, mais aussi les organisations internationales comme l'Otan, l'ONU, l'Union européenne afin de les discréditer", expose cette experte. Le 10 janvier 2024, le Forum économique mondial a d'ailleurs publié un rapport qui classe la désinformation comme premier risque mondial en 2025 et 2026, devant le réchauffement climatique ou les conflits armés.
"Malgré l'identification de ces réseaux, leurs opérations continuent en permanence sur les réseaux sociaux."
Jeanne Maurin-Bonini, chercheuseà franceinfo
La députée Renaissance Constance Le Grip, rapporteure à l'Assemblée nationale de la commission d'enquête sur les ingérences étrangères, confirme que cette menace est "très élevée" en cette année électorale. Selon cette élue de la majorité, il y a "une volonté du régime russe d'amplifier ses manœuvres de déstabilisation, de construction de récits alternatifs et de manipulation de l'opinion pour faire pencher le vote des électeurs vers certains partis plus complaisants que d'autres envers lui".
De son côté, Nathalie Loiseau, eurodéputée Renew (centre) dont le téléphone a été infecté par le logiciel espion Pegasus, dit "prendre très au sérieux ce risque" d'ingérence. "Le projet même d'une Union européenne est un projet auquel la Russie est hostile. Et tout ce qui peut viser à désunir ou diviser l'Union européenne est bon à prendre pour la Russie", explique celle qui préside également la sous-commission de la Défense au Parlement européen.
L'Ukraine ciblée
Le contexte international a exacerbé cette menace, selon Jeanne Maurin-Bonini. "A l'occasion de ces élections, la Russie pourrait réaliser des campagnes de manipulation de l'information sur le sujet du soutien à l'Ukraine, mais aussi d'autres sujets clivants en Europe, comme l'immigration", explique la chercheuse. Pour Rachid Temal, sénateur PS fraîchement nommé rapporteur de la commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères, la Russie "se sert d'un narratif" reposant sur la guerre en Ukraine "pour peser à nouveau sur l'Union européenne", comme cela a déjà été le cas pour des ingérences passées, comme lors du vote sur le Brexit en 2016.
Dernier exemple en date : une vidéo virale, faussement attribuée à France 24, accuse l'Ukraine d'avoir projeté d'assassiner le président français, ce qui aurait poussé ce dernier à annuler un déplacement sur place. Il s'agit en réalité d'un deepfake, un montage réalisé à l'aide de l'intelligence artificielle pour recréer des visages. La chaîne d'information internationale a dénoncé "une vidéo trafiquée, faisant dire à l'un de [ses] journalistes des propos qu'il n'a jamais tenus".
Une source diplomatique a également démenti l'authenticité de ces images, en dénonçant une instrumentalisation de la Russie. Et pour cause : la fausse vidéo a largement été relayée sur les réseaux russes. "Macron semble avoir eu tellement peur d'un assassinat réel ou présumé dans la ville nazie de Kiev" qu'il a "annulé son voyage dans cette ville", a ainsi déclaré Dmitri Medvedev, ex-chef d'Etat et vice-président du Conseil de sécurité russe, dans un post sur le réseau social X, mercredi 14 février. L'agence de presse russe Anna a très rapidement relayé ces propos sur Telegram, se fondant sur ce "reportage de la chaîne de télévision France 24" pour relayer cette rumeur.
L'intelligence artificielle, un risque supplémentaire
Les progrès des programmes d'intelligence artificielle générative permettent de faciliter ce type de manipulation. "L'accès de l'IA à un public plus large permet de réduire les coûts de la désinformation", confirme Jeanne Maurin-Bonini. Une note du service de recherche du Parlement européen (document PDF) relatait ainsi en octobre 2023 que "les deepfakes avaient un énorme potentiel de mésinformation (informations fausses ou inexactes), voire de désinformation (informations ayant pour but d'induire en erreur), notamment par la création de memes et de contenus vidéo humoristiques, qui deviennent souvent viraux en ligne".
Face à ces nouveaux défis, certains acteurs du secteur ont décidé de prendre les devants pour empêcher leurs produits d'être utilisés à des fins politiques. En janvier, la société californienne OpenAI, créatrice de logiciels d'intelligence artificielle générative comme ChatGPT ou Dall-E, a par exemple interdit l'utilisation de sa technologie pour créer des robots conversationnels qui imiteraient des candidats. Aux Etats-Unis, ChatGPT a en outre été programmé pour renvoyer les électeurs vers un organisme indépendant reconnu lorsque ceux-ci l'interrogent sur le déroulement du scrutin. "Nous voulons être certains que notre technologie ne sera pas utilisée de manière à porter atteinte" au processus démocratique, expliquait OpenAI.
Des précédents inquiétants
L'intelligence artificielle ne fait en tout cas que renforcer des tentatives d'ingérences russes qui existent depuis longtemps sur le continent européen. Outre les accusations d'interférence lors du vote sur le Brexit en 2016, la Russie a également été soupçonnée d'avoir agi pour soutenir le référendum organisé par le gouvernement indépendantiste catalan en 2017. Selon Madrid, des groupes installés en Russie auraient utilisé les réseaux sociaux pour mener une campagne de "désinformation" sur internet concernant la crise qui avait secoué le pays à l'époque.
En France, c'est l'affaire dite des "MacronLeaks" qui avait braqué la même année les projecteurs sur les ingérences russes. La Russie avait été accusée d'avoir piraté l'équipe de campagne du candidat Emmanuel Macron et diffusé sur les réseaux sociaux plusieurs milliers d'e-mails internes, à quelques jours du second tour de l'élection présidentielle.
"La Russie a une longue pratique d’ingérence."
Nathalie Loiseau, eurodéputée Renew et présidente de la sous-commission Défenseà franceinfo
En juin 2023, Viginum avait enfin mis en lumière l'opération "Doppelganger". La technique utilisée par les hackers prorusses consistait à créer des sites imitant ceux de grands médias nationaux ou d'institutions gouvernementales pour y diffuser de fausses informations. Parmi les sites copiés figuraient ceux du Parisien, du Figaro, du Monde ou encore de 20 Minutes, ainsi que des sites institutionnels, comme celui du ministère des Affaires étrangères.
Quel impact peuvent réellement avoir ces tentatives de déstabilisation ? "Il est important de ne pas surévaluer la menace d'ingérences au risque de décrédibiliser et de délégitimer l'élection", nuance Jeanne Maurin-Bonin. A l'échelle européenne, "il est peu probable qu'il y ait une grande campagne de désinformation qui fasse vraiment basculer l'élection", assure la chercheuse. Elle met tout de même en garde contre la possibilité qu'il y ait "plusieurs campagnes simultanées" qui "sèment la confusion sur différents sujets et participent à la polarisation des débats et à l'accroissement des tensions déjà existantes."
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