"S'il faut être là à Noël et au Nouvel An, on sera là" : les "gilets jaunes" d'Albert, près d'Amiens, mobilisés depuis le premier jour
A Albert, dans la Somme, des dizaines de "gilets jaunes" déterminés occupent un rond-point depuis bientôt trois semaines.
Le jour point sur les champs nus de la Somme, mardi 4 décembre, mais Frédéric est déjà là, sur le rond-point à l'entrée d'Albert, en direction d'Amiens. Le manutentionnaire de 49 ans s'attelle à la tâche la plus importante de la matinée : il ravive le brasero de fortune des "gilets jaunes", en jetant du bois de cagettes dans un bidon métallique. A l'entrée principale du giratoire, "Raoul" – son surnom sur le rond-point –, aidé de trois camarades, remonte comme chaque matin "la tonnelle". Quelques parpaings, des palettes et une bâche en plastique bleu qui les protègent (mal) du vent et de la pluie.
"On a attaqué la troisième semaine", commente ce chômeur de 44 ans. "On est là de 8 heures à 17 heures. Ça vaut quasiment un job au niveau de la fatigue. Et on n'a pas toujours eu une météo clémente." Au niveau des deux autres accès, les abris ont été aménagés derrière les glissières de sécurité et ne risquent donc pas d'être percutés par des voitures. Deux vieilles banquettes ont même été installées pour plus de confort.
A Albert, les "gilets jaunes" ont commencé à manifester avant le 17 novembre. "On avait fait un petit coup le 9 novembre, quand Emmanuel Macron est venu à Albert pour les commémorations de la Grande Guerre. On voulait se faire voir. On a été refoulés. On a été cachés", raconte "Raoul", amer.
Le quadragénaire parle d'une voix éraillée d'avoir trop crié samedi 1er décembre à Paris. Les rares "gilets jaunes" du secteur qui sont allés manifester sur les Champs-Elysées en gardent un mauvais souvenir. "A peine arrivés, on a compris tout de suite. On a reçu les lacrymos et les tirs de flashball." "Raoul" boitille encore du projectile reçu en plein genou. Samedi 8 décembre pourtant, deux bus au moins partiront d'Albert pour la capitale, comme l'indique une "gilet jaune" sur le groupe Facebook "Blocage Albert".
"Tous les jours, fidèle au poste"
Au fil de la matinée, d'autres "gilets jaunes" arrivent sur le rond-point. Mireille, jeune retraitée de 63 ans, a apporté sa marmite de soupe, comme tous les matins. Elle l'a cuisinée "avec les légumes du jardin". Et elle est "tous les jours fidèle au poste". "Les 'gilets jaunes' ne se battent pas que pour eux, mais pour tout le monde", explique cette ancienne auxiliaire de vie, qui perçoit moins de 700 euros par mois de retraite.
"Tout est injuste", dénonce-t-elle, ciblant Emmanuel Macron. "Soit il fait ce qu'on demande – augmenter les salaires, les retraites, l'assurance-chômage, baisser les taxes – soit il dégage, lâche-t-elle. Il faudrait qu'il parle. Il a été beau parleur au début, maintenant il n'est plus rien. Je ne suis pas déçue parce que je n'ai pas voté pour lui. Je suis en colère contre son inefficacité."
Une pointe d'accent picard sur la langue, François, 54 ans, et Christian, 61 ans, font le même constat : "Ici, il y a 30 ans, c'était un bassin d'emploi. Aujourd'hui, si tu enlevais l'aéronautique et tous les sous-traitants, ça ferait mal." "C'est malheureux d'en arriver là. Le gouvernement nous mange. On a un président, c'est un monarque."
"Rester tant qu'il le faudra"
Didier, lui, a voté Emmanuel Macron "pour ne pas avoir Marine Le Pen". Il n'en manifeste pas moins aujourd'hui contre ce président, "dédaigneux envers les ouvriers", son gouvernement et sa politique, et promet de "rester tant qu'il le faudra". Ce retraité de l'aéronautique de 65 ans estime qu'il n'est pas à plaindre avec ses 1 450 euros mensuels de pension. "Je manifeste pour mes gosses, pour mes petits-enfants. Honnêtement, je ne voudrais pas avoir 20 ans aujourd'hui. Ils parlent de mettre la retraite à 63 ans, et après ce sera quoi ? 64, 65 ans... J'ai fait mon relevé de carrière. Mes meilleures années, c'était les années 1970. Avant, j'avais sept lignes de cotisations sur ma fiche de paie. Regardez maintenant." Son verdict est sans appel : "Il faut qu'ils arrêtent."
A la radio, l'information tombe. "Soi-disant Edouard Philippe va annoncer des mesures aujourd'hui. On attend de voir ce qu'il va dire", prévient "Raoul", ajoutant cependant : "Je vois mal le gouvernement remettre l'ISF et enlever les taxes en deux semaines." Les manifestants poursuivent donc leur distribution de tracts – jaunes évidemment – aux conducteurs, les appelant à les rejoindre, et font signer la pétition réclamant la démission du président. Ils déchargent aussi un stock de bois, apporté par une fourgonnette blanche.
Presque chaque routier qui passe salue les "gilets jaunes" d'un long coup de klaxon tonitruant. Beaucoup d'automobilistes aussi jouent de l'avertisseur. Des signes de solidarité remerciés de la main par les manifestants. Les "gilets jaunes" d'Albert ont gagné une petite notoriété dans la presse locale. Ils ont également reçu la visite du député insoumis François Ruffin, à deux reprises. Et une télévision italienne est même passée les voir. "Pierrot", que tous surnomment "Tortue géniale", à cause de cette image du personnage de Dragon Ball Z qu'il a collée dans le dos de son gilet jaune, remporte un franc succès. Son casque de GI sur la tête et sa longue barbe blanche y sont sans doute aussi pour quelque chose.
"C'est ma première manif"
Appareil photo autour du coup, Jérémy immortalise l'action des "gilets jaunes" d'Albert depuis le premier jour. "C'est ma première manif", glisse-t-il en souriant. "On n'a jamais fait ça avant. Sur le rond-point personne n'est syndiqué", confirme Mickaël. A 22 ans, Jérémy, le photographe, est sans emploi, malgré son CAP de tailleur de pierre, et enchaîne les petits boulots en intérim. Il compte partir au Québec en début d'année prochaine et pourquoi pas faire sa vie dans ce qu'il espère être son eldorado. En attendant, il manifeste. "Ici, il n'y a pas grand-chose à bloquer : le péage est à Bapaume, les usines à Amiens. Sur le rond-point, on fait voir qu'on est là."
Il faut que ça bouge. Le plus beau, ce serait que le gouvernement actuel disparaisse ou qu'il augmente les salaires. Si on est encore là, c'est parce que rien n'a changé. Tant qu'Emmanuel Macron ne parlera pas on restera là. On voit bien qu'il ne se passe rien et qu'on est toujours autant dans la mouise.
Jérémy, "gilet jaune" à Albert (Somme)à franceinfo
Il est midi. Opinel en main, Anthony, alias "Babar", fend les baguettes et distribue les sandwichs, garnis des saucisses et merguez cuites sur l'un des braseros. Une boîte de chocolats, donnée par un automobiliste, fait office de dessert. Un peu avant 13 heures, le Premier ministre prend enfin la parole. Les "gilets jaunes" l'écoutent attentivement à la radio. Moratoire de six mois sur la hausse de la taxe carbone, gel des tarifs du gaz et de l'électricité cet hiver, renoncement à durcir le contrôle technique automobile avant l'été... Les promesses du chef du gouvernement ne les convainquent pas.
"On arrêtera quand on aura ce qu'on voudra"
"C'est une poignée de cacahuètes. C'est pour endormir les gens", assène Arnaud, qui poursuit : "Il faut se bouger. Ce n'est pas en restant chez soi que ça va changer. On n'a rien à perdre. On a quasiment déjà tout perdu." Le couvreur de 30 ans n'a en effet plus aucun moyen de subsistance. Une jambe devenue subitement douloureuse et raide l'a éloignée du travail et ses indemnités journalières lui ont été retirées, bien que les médecins n'aient toujours pas établi de diagnostic.
"C'est juste pour nous faire taire cinq minutes", juge également Loïc, 24 ans, analysant : "Il y a une vraie grosse fracture entre le pouvoir en place et les citoyens. La base de la démocratie, c'est le pouvoir du peuple. Il faut qu'on revienne à ça. Ils ne veulent pas rendre le pouvoir au peuple. Ça va aller de pire en pire, tant qu'ils ne voudront pas nous écouter." Le jeune homme a passé une année à la rue. Il a fini par trouver un travail. Son employeur ne le savait pas sans-abri. Une collègue l'a hébergé et l'a aidé à remonter la pente. Depuis le 17 novembre, il vient quelques heures par jour. "Mon patron le sait, il soutient le mouvement. Il sait pourquoi on se bat", affirme-t-il. "On est tous des travailleurs pauvres."
Pour moi, ce mouvement a une chance de changer les choses. Il ne faut pas lâcher.
Loïc, "gilet jaune" à Albertà franceinfo
"C'est bien de rester dans son canapé, mais c'est mieux d'agir", tranche aussi une "gilet jaune" de 26 ans, surnommée "Léa", en arrêt maladie à cause d'un accident de buggy – "le peu de loisir qu'on pratique". La jeune femme gagne 1 100 euros par mois et en dépense 850 pour vivre. Alors il n'est pas rare qu'elle aille manger chez son père quand le frigo et le porte-monnaie sont vides. Mais voilà, le paternel vient d'être mis au chômage. "Ça va être encore plus difficile", déplore celle qui se soigne parfois avec des remèdes de grand-mère, toujours moins chers qu'une consultation chez le médecin. "On arrêtera quand on aura ce qu'on voudra", conclut-elle.
Qu'il descende de son piédestal, qu'il vive un mois comme nous au smic, avec un boulot de merde qu'on n'a pas choisi.
"Léa", "gilet jaune" à Albertà franceinfo
Les "gilets jaunes" d'Albert attendent toujours qu'Emmanuel Macron s'adresse à eux. En laissant son chef du gouvernement parler à sa place, "il s'est encore foutu de notre gueule", enrage "Pierrot". Ce retraité de 73 ans, qui s'estime "privilégié par rapport à certains", égrène les raisons de sa colère : les retraites des députés, les salaires des grands patrons, la nouvelle moquette de l'Elysée, la piscine de Brégançon, la fin de l'ISF... La liste n'est pas exhaustive. "Jamais un président n'a insulté son peuple comme ça. Mais là, il est tombé sur un os. Et il ne pensait pas qu'on serait soutenu comme ça."
On devient révolutionnaires. On devient méchants. On est révoltés. Je n'ai jamais parlé comme ça. C'est malheureux d'en arriver là.
"Pierrot", "gilet jaune" à Albert (Somme)à franceinfo
Dans le courant de l'après-midi, les "gilets jaunes" reçoivent encore du renfort. Stéphane, 50 ans, qui travaille de nuit, est venu avec sa compagne, Laurence, 52 ans, qui s'occupe de sa mère et de son fils. Coiffés de leurs bonnets de père et de mère Noël, les deux sont de très bonne humeur. "On compte rester jusqu'au bout. Les annonces de ce midi, ça nous a remotivés encore plus. En plus, on est unis, on est une si bonne équipe. On ne se connaissait pas, mais on s'est liés d'amitié sur le rond-point. On prévoit même de faire une bouffe ensemble quand ce sera fini. On aurait dû faire ça en plein été, on aurait eu encore plus de monde", plaisantent-ils.
"Le gouvernement ne cède pas et les gens sont de plus en plus solidaires. Le président de la République nous a amené au moins ça", analyse également Céline, 37 ans, qui elle aussi travaille de nuit et vient dès qu'elle le peut. Et d'ajouter : "Mon père dit que Mai-68 a commencé comme ça."
"Nous résisterons"
Le soleil inhabituel de cet après-midi de décembre réchauffe les cœurs après des jours de froid. Sur le rond-point, la sono crache sa musique, parfois couverte par les klaxons d'encouragement des voitures et des camions. "Ce qui m'énerve, c'est qu'on ne soit pas encore plus nombreux. Pourtant, des gens au chômage à Albert, il y en a", peste Estelle. "Il veut supprimer les chaudières au fioul, les voitures diesel... Moi, je me chauffe au fioul et je roule dans un vieux diesel et je n'ai pas les moyens de les remplacer."
En plein licenciement et sans aucune indemnisation depuis fin octobre, cette sexagénaire est obligée de demander de l'aide à son fils. "J'ai du temps libre. J'aime mieux être là que devant la télé", sourit-elle. "Il faut rester souder. En Mai-68, il y a eu des résultats. Je ne vois pas pourquoi on n'en aurait pas."
Le soleil se couche, mais Francine, 63 ans, poursuit le tractage, tout en distribuant des pâtes de fruits aux conducteurs qui rentrent chez eux après une journée de labeur. "J'ai travaillé 43 ans, je me suis crevé le cul et maintenant je commence à puiser dans mes économies. Ils nous aspirent. Il faut les arrêter. Ça devient triste. Je n'aurais jamais pensé vivre ça. On tiendra le coup tant qu'il le faudra. Nous résisterons", martèle la retraitée.
"S'il faut être là à Noël et au Nouvel An, on sera là", assure Alexandra, bientôt 40 ans, dont les dix derniers à chercher un emploi. "Je suis à la campagne, sans permis, ce n'est pas évident", explique celle qui vit de l'ASS (allocation de solidarité spécifique), à peine 500 euros par mois. Elle ne vient que depuis une semaine, mais elle compte bien, elle aussi, rester "jusqu'au bout".
A la tombée de la nuit, l'abri est démonté. Les "gilets jaunes" d'Albert se réchauffent les mains au-dessus des braseros et s'offrent un dernier tour de rond-point en scandant "Macron, démission !", enchaînant avec une Marseillaise. Le groupe se disperse peu à peu, sous le regard des gendarmes qui se sont relayés eux aussi toute la journée pour surveiller la manifestation. Les "Bonne soirée tout le monde !" répondent aux "A demain !". Il ne reste bientôt plus dans la nuit qu'un petit sapin décoré pour Noël, placé au centre du rond-point. Et à côté, une croix rudimentaire faite de deux lattes de bois. "La future tombe d'Emmanuel Macron."
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