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"J'ai tout perdu pour une manifestation" : que sont devenus les premiers "gilets jaunes" condamnés ?

Selon la ministre de la Justice, quelque 2 000 personnes ont été condamnées depuis le 17 novembre. A l'occasion de la 20e journée de mobilisation, samedi 30 mars, franceinfo a retrouvé trois d'entre elles.  

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 10min
Manifestation de "gilets jaunes" devant la cour d'appel de Colmar (Haut-Rhin), le 5 janvier 2019.  (MAXPPP)

A plus de 30 ans, Olivier* manifestait pour la première fois de sa vie. Le 24 novembre, il monte à Paris pour participer au deuxième samedi de mobilisation des "gilets jaunes". La hausse des prix du carburant et notamment du diesel est encore le mot d'ordre principal. "J’ai senti le pays et le peuple s’unir autour d’une même cause"s'enthousiasme ce saisonnier originaire de la Vienne. Avec des amis, pour certains rencontrés sur les ronds-points, il défile dans la capitale puis dîne dans un restaurant "à la tombée de la nuit".

Plus tôt dans la journée, sur les Champs-Elysées, le face-à-face entre les forces de l'ordre et les manifestants a tourné à l'émeuteLe petit groupe décide de refaire un tour sur la célèbre avenue pour, dit-il, voir son état après les dégradationsLa suite est écrite dans son procès-verbal de garde à vue : il est accusé de "rébellion" et "participation à un groupement formé en vue de commettre des violences et des dégradations". "On s’est retrouvés coincés dans une rue avec des groupes un peu plus violents et encerclés par des CRS, affirme Olivier. J'ai tenté de fuir au moment de mon interpellation, mais c'était de la panique et un instinct de survie." La condamnation tombe un mois et demi plus tard, le 7 janvier : 105 heures de travaux d'intérêt général (TIG). 

"Je savais que mon avenir était en jeu"

Olivier est loin d'être le seul : selon les chiffres du ministère de la Justice, quelque 2 000 personnes ont été condamnées depuis le début de ce mouvement social inédit, il y a plus de quatre mois. Loin des profils traditionnels de casseurs, la plupart n'avaient jamais eu affaire à la justice auparavant pour ce type d'infractions, voire pour un quelconque délit. 

Je suis un travailleur donc les travaux d'intérêt général, ça ne me dérange pas, mais je trouve cela cher payé pour avoir porté un gilet jaune.

Olivier, "gilet jaune"

à franceinfo

Interpellé comme une centaine de personnes ce jour-là dans la capitale, Olivier passe "quarante-trois heures" en garde à vue avant d'atterrir avec vingt autres "gilets jaunes" au tribunal correctionnel des Batignolles pour une comparution immédiate. Assisté d'un avocat commis d'office, Olivier sollicite un renvoi pour préparer sa défense. Il a interdiction de paraître à Paris d'ici à la prochaine audience.  

J’ai continué à manifester en province. Mais je dormais mal la veille et je serrais les fesses du début à la fin de la journée car je savais que mon avenir était en jeu.

Olivier*, "gilet jaune"

à franceinfo

Plus de gilet jaune, plus de masque de protection, Olivier s'habille désormais "comme tous les jours" pour aller manifester afin d'éviter "les contrôles préventifs". Depuis le jugement début janvier, il soutient toujours le mouvement, mais plutôt sur les réseaux sociaux et moins sur le terrain. "Ce qui m’empêche de manifester aujourd'hui, c’est la peur. La seule arme qui me reste, c’est le soutien", souligne le trentenaire, même s'il assure que ce passage par la case justice a "renforcé [sa] mobilisation".

Un CDD non renouvelé

Malgré le fait qu'Olivier soit aisément reconnaissable dans les articles de presse consacrés à l'affaire, son employeur ne lui en a pas tenu grief. Le CDD d'Enzo, 23 ans, n'a lui pas été renouvelé après sa condamnation à 160 heures de TIG le 3 décembre. Ce jour-là, le jeune homme est le seul à être jugé en comparution immédiate à Nancy et les médias locaux s'en font l'écho.

Deux jours plus tôt, Enzo participait à sa "troisième manifestation" avec les "gilets jaunes" dans une petite ville de l'est de la France. "On défilait dans le calme quand les CRS ont décidé de charger. J'avais le visage masqué par une écharpe, ce qui n'a pas aidé", rapporte-t-il, affirmant s'être "retrouvé au sol, les bras dans le dos, menotté". Enzo est interpellé pour "participation à un attroupement avec volonté de dissimuler son visage". Il est aussi soupçonné d'avoir jeté un "objet" sur les forces de l'ordre, ce qu'il nie. 

J’ai été traité comme si j'avais tué quelqu’un, avec des menottes tout le long, et une comparution derrière une vitre en Plexiglas.

Enzo, "gilet jaune"

à franceinfo

"J'ai passé la nuit du samedi et du dimanche en garde à vue pour être jugé à 17 heures le lundi, c'était très éprouvant", témoigne-t-il. Lorsque le procureur requiert six mois de prison ferme, Enzo s'effondre "en larmes" dans le box. "Ce dossier est complètement vide. Mon client s’est simplement retrouvé avec une bière dans la main et la capuche sur le visage, pour les gaz lacrymos. C'est une affaire montée de toutes pièces, pour faire un exemple, satisfaire le politique", plaide son avocate. Finalement, le tribunal le relaxe pour les "violences sur personne dépositaire de l'autorité publique" et le condamne pour l'attroupement et la dissimulation du visage.

"Je suis sorti fatigué mais soulagé", reprend Enzo, qui effectue actuellement ses travaux d'intérêt général pour la commune où il a été interpellé : "Je nettoie un peu les trottoirs, je change les sacs-poubelle, je ramasse les crottes de chien."

J’ai tout perdu pour une manifestation. J’avais des projets, prendre un appartement, c’est tombé à l’eau. Je n'ai plus de ressources.

Enzo, "gilet jaune"

à franceinfo

Enzo dit avoir malgré tout continué à manifester les "deux samedis" suivant sa condamnation, un peu "en retrait". "C'était important pour moi, pour l’injustice que j’ai vécue et pour tous les gens qui y retournent malgré ce qui leur arrive, ceux qui perdent une main, un œil. Même si j’avais peur, je ne pouvais pas arrêter là." La baisse de la mobilisation dans sa ville, où les manifestations se sont espacées, a fini par l'éloigner du mouvement. 

Stéphane Trouille, lui, n'a plus le droit de manifester sur le territoire national et ce, pendant trois ans. Ce vidéaste indépendant fait partie des 40% de "gilets jaunes" qui ont écopé de peines de prison ferme sur les 2 000 jugements prononcés. Le quadragénaire a été condamné à dix-huit mois de prison, dont six avec sursis, le 26 décembre, pour des faits survenus lors de la quatrième journée de mobilisation, le samedi 8 décembre, à Valence (Drôme).

"Pour moi, c'est une injustice"

"Il y avait une opération de blocage près d'un gros centre commercial et alors qu’on quittait les lieux, on vu deux personnes s'en prendre à des 'gilets jaunes'", relate Stéphane Trouille à franceinfo, reconnaissant être intervenu et avoir porté "trois coups de pied". "Je me suis rendu compte que c’était un policier au moment où il a sorti son arme", poursuit-il. Or le policier en question était le chef de la sécurité publique du département. Lui et son collègue se sont vu prescrire respectivement trois et deux jours d’incapacité totale de travail (ITT).

A l'issue de sa garde à vue et du renvoi de son procès, le militant est placé en détention provisoire. "Après 48 heures dans une cellule dégueulasse et sans dormir, c’était presque agréable", ironise-t-il. Il passe dix jours en prison, jusqu'à l'obtention de sa remise en liberté le 20 décembre. "J'ai reçu beaucoup de soutien depuis l'extérieur et les gardiens étaient respectueux et bienveillants", assure-t-il.  Lors de sa comparution avec trois autres "gilets jaunes", le tribunal suit d’assez près les réquisitions du procureur, pour qui les prévenus voulaient "bouffer du flic". Si "390 mandats de dépôt" ont été prononcés depuis le début du mouvement, selon les chiffres de la Chancellerie, Stéphane Trouille a eu la "chance" de ressortir libre de l'audience, sa peine étant aménageable.

Il a aussitôt fait appel de la décision. "Pour moi, c'est une injustice et cela va à l'encontre du droit de manifester", fait-il valoir auprès de franceinfo. Il dénonce la circulaire du 22 novembre 2018, qui recommande aux procureurs de requérir à l'encontre des "gilets jaunes" des peines complémentaires, comme l'interdiction de manifester pendant trois ans dont il a écopé.

L'appel étant suspensif, le vidéaste est retourné manifester depuis, "plutôt pour filmer et en ayant conscience qu’il ne faut pas déconner, que ça peut aller très vite". Si sa peine est confirmée, "il va falloir se tenir à carreau pendant cinq ans". 

Avoir un passé judiciaire, c’est quelque chose d’assez terrible, ça change une vie.

Stéphane Trouille, "gilet jaune"

à franceinfo

D'autres condamnations de "gilets jaunes" devraient encore intervenir dans les prochaines semaines et prochains mois, "près de 1 800 personnes" interpellées depuis le 17 novembre n'ayant pas encore été jugées. Les leaders du mouvement dénoncent une "judiciarisation" de la contestation, vouée à décourager les manifestants. Après une journée de mobilisation plus calme samedi 23 mars, des actes plus virulents sont malgré tout annoncés pour les prochaines semaines, notamment un "ultimatum 2" à Paris pour la 23e journée, samedi 20 avril.

 * Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressé 

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