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La réforme des retraites va-t-elle encourager le système par capitalisation ?

Les économistes interrogés par franceinfo pointent plusieurs dispositions de nature à inciter les actifs à se tourner vers l'épargne retraite, mais ils assurent que la capitalisation va rester marginale.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 8 min
Une manifestante contre la réforme des retraites, le 17 décembre 2019, à Toulouse. (VALENTIN BELLEVILLE / HANS LUCAS / AFP)

La réforme des retraites sera-t-elle le cheval de Troie qui fera entrer la capitalisation dans le système par répartition français ? L'argument est en tout cas avancé par les opposants au projet de l'exécutif, qui redoutent l'avènement des fonds de pension sur le modèle américain et brandissent comme épouvantail le géant américain de la gestion d'actifs BlackRock, dont le patron de la branche hexagonale, Jean-François Cirelli, figurait parmi les promus du Nouvel An de la Légion d'honneur. Mais ces craintes sont-elles fondées ? Et les explications des contempteurs de la réforme relèvent-elles du vrai ou du "fake" ?

"Globalement, la réforme maintient le système des retraites dans un régime par répartition, assure Jean-Olivier Hairault, professeur à l'université Paris-1 Panthéon-Sorbonne et directeur de l'Ecole d'économie de Paris. Les cotisations des actifs vont continuer à financer les pensions des retraités." Contrairement au système par capitalisation, dans lequel chaque actif épargne dans son coin pour assurer ses vieux jours. Mais à y regarder de plus près, une mesure spécifique aux hauts revenus pourrait inciter ces derniers (qui ne représentent que 1% des actifs) à se tourner vers la capitalisation.

Des cadres dirigeants encouragés à capitaliser

Aujourd'hui, les cadres supérieurs paient des cotisations à taux plein sur la quasi-totalité de leur salaire, jusqu'à 27 000 euros brut par mois, soit huit fois le plafond de la Sécurité sociale – un montant de référence permettant le calcul de prestations sociales et égal à 40 524 euros en 2019. Dans le futur système voulu par le gouvernement, ce seuil serait abaissé à trois fois le plafond, soit en 2020 environ 10 000 euros de revenus brut mensuels ou 120 000 euros annuels. Tous les revenus mensuels perçus jusqu'à 10 000 euros seront soumis à un taux de cotisation retraite de 28,12%. Mais si la rémunération excède 10 000 euros par mois, le taux de cotisation tombera à 2,81% sur la part dépassant ce seuil. 

"Pour atteindre le même montant de retraite que précédemment, ces personnes vont devoir compléter leur pension via une retraite individualisée par capitalisation", anticipe Jean-Olivier Hairault. "Il va donc falloir que ces cadres dirigeants négocient avec leur employeur pour que les cotisations employeur qui ne seront plus payées aillent ailleurs. Et cet ailleurs le plus évident, c'est d'abonder les retraites supplémentaires d'entreprises ou de faire des placements d'épargne salariale –via l'intéressement et la participation– et éventuellement de négocier une augmentation de salaire net pour aller eux-mêmes faire des placements et des investissements", poursuit Michaël Zemmour, maître de conférences en économie à l'université Paris-1 Panthéon Sorbonne et chercheur à Sciences Po. Entre 200 000 et 300 000 cadres supérieurs seront concernés.

A la marge, on a un effet très symbolique sur les hauts revenus. Mais ça ne concerne que 1% des actifs français. On est sur un volume relativement faible qui ne remet pas en cause le système par répartition.

Jean-Olivier Hairault, directeur
de l'Ecole d'économie de Paris

à franceinfo

Un second facteur pourrait bien pousser de nombreux futurs retraités français vers l'épargne retraite : l'incertitude entourant l'évolution du taux de remplacement, c'est-à-dire le pourcentage de votre ancien salaire que vous percevez une fois à la retraite.

Une incertitude qui pousse à épargner

"L'intérêt de la réforme par points pour les libéraux, c'est qu'elle permet d'ajuster automatiquement les pensions à la baisse, analyse Christophe Ramaux, maître de conférences au Centre d'économie de la Sorbonne et membre du collectif des Economistes atterrés, classé à gauche. Ça s'est vérifié dans tous les pays qui appliquent la retraite par points (la Suède, l'Allemagne...). Vous quittez le système dit 'à prestation définie', où vous savez à peu près à combien vous aurez droit à la retraite, selon votre carrière et votre durée de cotisation. Vous n'avez plus qu'une seule garantie : combien vous avez cotisé. Vous ne savez pas combien vous toucherez, puisque les gouvernements peuvent ajuster beaucoup plus aisément la pension versée par la retraite par points, en jouant notamment sur la valeur de liquidation du point, mais aussi sur sa valeur d'achat."

"Aujourd'hui, on a des taux de remplacement qui vont jusqu'à 70-80%, même au smic, indique Michaël Zemmour. Mais les taux annoncés dans le rapport Delevoye pour les vingt ou trente prochaines années sont beaucoup plus faibles : de l'ordre de 50%." A moins d'augmenter les cotisations, ce qui n'est pas envisagé par le gouvernement à l'heure actuelle. "Dans ce contexte, on peut se dire que les gens qui en ont les moyens ou qui travaillent dans les bonnes entreprises vont chercher à compléter leur pension par des dispositifs de retraite supplémentaires qui existent aujourd'hui, mais qui sont peu utilisées, parce que la retraite publique par répartition apparaît suffisante." D'après l'économiste, "la question va se poser pour les personnes de 40 ans et moins", qui cotiseront essentiellement sous le régime de la retraite par points.

Si vous anticipez que demain vous aurez une moins bonne retraite – ce que la plupart des jeunes ont en tête  et si vous en avez les moyens, vous allez vous tourner vers la capitalisation.

Christophe Ramaux, maître de conférences au Centre d'économie de la Sorbonne

à franceinfo

L'idée serait même en train de faire son chemin dans l'opinion publique. Un sondage, réalisé en février pour Le Cercle de l'épargne et AG2R La Mondiale, révélait qu'une majorité des sondés (57%) était favorable à un système de retraite en partie financé par capitalisation. Mais, comme le soulignent les économistes interrogés par franceinfo, il est tout sauf certain que les épargnants français changent leurs habitudes et se tournent massivement vers les produits d'épargne retraite. "En général, les Français ont tendance à préférer d'autres placements, comme l'assurance-vie et l'immobilier", relève Michaël Zemmour. "En France, on a moins de 1% de notre PIB qui est mis en épargne sous forme de fonds de pension, alors qu'aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, la capitalisation atteint 100% du PIB. On est très loin de ce schéma-là", évalue François Langot, professeur d'économie à Le Mans Université, qui avait soutenu la candidature d'Emmanuel Macron à la présidentielle.

La société BlackRock, elle-même, le déplorait dans une note en juin qui évoquait la situation en France : "Fin 2017, seuls 130 milliards d’euros avaient été collectés dans ces produits, ce qui est décevant par rapport à l’épargne déposée en liquidités (1 500 milliards d'euros), les produits d'assurance-vie en euros (1 600 milliards d'euros) ou les investissements directs/indirects en actifs non financiers (plus de 7 600 milliards d'euros)." 

Avec la réforme, les Français cotiseront 28% de leur salaire brut pour leur retraite. Pour capitaliser, il faudrait qu'ils épargnent encore davantage. Ça ferait quand même beaucoup d'épargne mise de côté. Ça ne me semble pas être un danger immédiat, ni même un danger du tout.

François Langot, professeur d'économie à Le Mans Université

à franceinfo

L'épargne retraite favorisée depuis longtemps

S'il y a bien une incitation à la capitalisation, celle-ci n'a pas commencé avec cette réforme des retraites, observent les experts contactés par franceinfo. "Ça fait longtemps que la France cherche à développer ces retraites supplémentaires, au moins depuis 2003 et la réforme Fillon. Puis on a fait la loi Pacte pour permettre au marché de décoller", expose Michaël Zemmour. 

"Non seulement les compagnies d'assurances vous y incitent, mais l'Etat aussi, souligne Christophe Ramaux. C'est même l'une des principales dispositions de la loi Pacte qui a renforcé les dispositifs d'exonération fiscale. Quand vous abondez vos plans d'épargne retraite, vous pouvez en partie défiscaliser les sommes en question, donc c'est l'Etat qui paie et qui abonde les fonds de pensions." 

Dans sa note de juin, BlackRock se félicitait d'ailleurs de ces aménagements et le groupe qualifiait la loi Pacte de "bon plan". Quelques mois plus tard, son patron français, Jean-François Cirelli, n'a pas fait mystère des appétits suscités par la nouvelle réforme des retraites. "Je crois que c'est l'intérêt de ce nouveau texte du gouvernement, de la loi, qui est de permettre aux Français, enfin, de s'approprier l'épargne retraite", glissait-il sur franceinfo en juin.

Il est de bonne guerre pour les assureurs et les fonds de pension d'essayer de récupérer ce morceau des retraites de 320 milliards d'euros qui leur échappe, comme ils essaient de récupérer une partie du morceau de la santé. Mais on peut juger que cela va à l'inverse de l'intérêt général.

Christophe Ramaux, maître de conférences au Centre d'économie de la Sorbonne

à franceinfo

Certains économistes sollicités par franceinfo pointent les "effets pervers" de la capitalisation. D'abord, "par nature, il n'y a pas de garantie du capital", relève Michaël Zemmour. "C'est aléatoire, ça dépend des performances des marchés financiers", abonde Christophe Ramaux. Ensuite, "ça creuse les inégalités", dénonce ce dernier. Si vous êtes riche, vous pouvez vous offrir un bon fonds de pension, si vous êtes un salarié modeste, vous n'y avez pas droit ou très peu. C'est un peu comme les mutuelles, mais démultiplié."

"Les pays qui ont le plus de capitalisation ont tendance à avoir, d'une part, des niveaux de vie à la retraite plus faibles, parce qu'on ne capitalise pas assez, et d'autre part, davantage d'inégalités, parce qu'il y a moins de solidarité, on capitalise toujours plus pour soi", poursuit Michaël Zemmour, qui note également "une inégalité au sein des entreprises en fonction des statuts"

Michaël Zemmour l'assure : "Cette réforme des retraites est une bonne nouvelle pour la capitalisation. Elle construit un marché ou elle tend à le développer. Le parallèle, c'est vraiment le marché de la santé : on a maîtrisé les dépenses de santé en ville, les mutuelles sont devenues indispensables et même obligatoires, et c'est une bonne nouvelle pour les complémentaires santé."

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