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Actionnaire d'Axa et corapporteur de la réforme des retraites, Jacques Maire est-il en plein conflit d'intérêts ?

Le député LREM, corapporteur du projet de loi sur la réforme des retraites, a décidé de saisir la déontologue de l'Assemblée nationale, afin que celle-ci dise si, oui ou non, ses 400 000 euros d'actions Axa constituent un conflit d'intérêts.

Article rédigé par Benoît Zagdoun
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8 min
Le député LREM Jacques Maire, co-rapporteur du projet de loi de réforme des retraites, le 24 février 2020, dans l'hémicycle de l'Assemblée nationale à Paris. (LUDOVIC MARIN / AFP)

Peut-on détenir un portefeuille de quelque 400 000 euros d'actions de la compagnie d'assurances Axa et être, en même temps, le corapporteur d'un projet de loi de réforme des retraites susceptible de favoriser ce secteur ? La question se pose pour le député La République en marche Jacques Maire, au sujet duquel l'élue La France insoumise Mathilde Panot a dénoncé à plusieurs reprises la situation. Le membre de la majorité ne nage-t-il pas en plein conflit d'intérêts, comme vous nous l'avez demandé dans le live de franceinfo ? Eléments de réponse.

Comment Jacques Maire a-t-il acquis ses actions Axa ?

Dans sa dernière déclaration d'intérêts en date, déposée fin janvier 2019 à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), le député La République en marche des Hauts-de-Seine Jacques Maire déclare détenir 13 836 actions Axa pour un montant qu'il évalue alors à 358 935 euros. Sa participation a augmenté depuis, a-t-il expliqué vendredi 28 février. Il possède aujourd'hui "17 700 actions" d'Axa pour "une valeur de 400 000 euros".

Jacques Maire précise, dans sa déclaration, qu'il a acquis ces titres dans le cadre d'un plan d'épargne entreprise (PEE). Car avant d'être élu à l'Assemblée, l'énarque, fils d'Edmond Maire, ancien secrétaire général de la CFDT, a multiplié les allers-retours entre cabinets ministériels et entreprises privées, et a été pendant dix ans un des cadres dirigeants du géant de l'assurance Axa, entre 2002 et 2012.

Mais plus d'un an après avoir remis ce document à la HATVP, Jacques Maire détient-il toujours ce gros portefeuille d'actions du groupe d'assurance ? Interpellée lundi 24 février en séance par la députée La France insoumise Mathilde Panot, l'élu a répondu de manière détournée à la question. "Tout ce qui me concerne est évidemment dans ma déclaration à la HATVP. Je n'ai absolument aucune information supplémentaire à livrer", a lâché le corapporteur, s'enorgueillissant de ne pas être l'un de ces "professionnels de la politique" tout en jurant de sa "bonne foi" et de son "éthique".

Comment le député LREM se défend-il ? 

Face aux critiques, Jacques Maire a fini par annoncer mardi à l'AFP qu'il saisissait la déontologue de l'Assemblée nationale, afin de "voir s'il y a conflit d'intérêts ou pas". Lui n'en décèle aucun. "Je n'ai pas du tout considéré qu'il y avait un quelconque conflit d'intérêts, parce que ce n'est pas un texte sur les produits d'épargne français, c'est un texte sur le régime par répartition", justifie-t-il.

Dans la partie du projet de loi dont il est rapporteur, on "traite exclusivement d'enjeux sociaux, de pénibilité, de carrières longues", fait-il valoir. Jacques Maire est effectivement rapporteur du titre II du texte qui porte sur les carrières longues, le cumul emploi-retraite, la retraite progressive, la pénibilité et les régimes spéciaux, et dans lequel il n'est pas fait mention d'épargne retraite.

Au passage, le député précise qu'il est toujours "possesseur d'actions", "au titre de mon activité passée". "Je n'ai pas vendu les actions. Pour moi, c'est un produit d'épargne classique, comme de l'assurance-vie, Il n'y a plus aujourd'hui de gestion active de cette épargne. Elle est pour moi dormante", affirme-t-il. Son portefeuille a même "légèrement augmenté", confie-t-il, car "il y avait des stock-options" qui sont arrivées à échéance, mais il n'y a pas eu "d'évolution substantielle" qui aurait nécessité de remettre à jour sa déclaration d'intérêts, selon lui. Le député garantit également ne plus avoir de lien avec le monde des assureurs. "J'ai quitté Axa fin 2012. Depuis, je n'ai aucun contact particulier avec l'assurance", assure-t-il.

L'un de ses propres tweets vient pourtant le démentir. Début décembre 2018, il se réjouit de sa rencontre avec Jean-Laurent Granier, ancien collègue à la direction d'Axa, devenu PDG de Generali France et vice-président de la Fédération française de l'assurance. 

Pourquoi la députée LFI voit un possible conflit d'intérêts ? 

Pour Mathilde Panot, la détention d'actions Axa et l'exercice de la fonction de corapporteur du projet de loi de réforme des retraites sont incompatibles et constitue un potentiel conflit d'intérêts. L'élue juge que Jacques Maire, en tant qu'actionnaire d'Axa, va "tirer un bénéfice privé" de la réforme des retraites, dont il est "l'un des artisans", en sa qualité de corapporteur.

Plusieurs dispositions du projet de loi sont en effet de nature à inciter à la capitalisation, notamment la baisse du taux de cotisation au-delà de 10 000 euros de rémunération brute mensuelle, qui devrait concerner 200 000 à 300 000 cadres supérieurs. Dans les années à venir, les Français pourraient donc se tourner davantage vers l'épargne-retraite et l'assurance-vie, de l'avis des experts interrogés par franceinfo.

Or, Axa a tout à y gagner, comme le dénonce l'Association pour la taxation des transactions financières et pour l'action citoyenne (Attac). L'assureur était en 2018 le champion de l'épargne-retraite, avec 44,2 milliards d'euros d'encours, selon L'Argus de l'assurance. Axa était également cinquième du classement des gestionnaires d'actifs d'épargne-retraite, avec un portefeuille de 6,5 milliards d'euros gérés à travers ses fonds en 2019, selon l'Association française de gestion financière. Mi-janvier, le groupe a d'ailleurs mis en ligne (avant de la dépublier) une publicité pour son plan d'épargne-retraite, dans laquelle il pointait "la baisse programmée des futures pensions", à cause de la réforme.

Le gouvernement ne fait pas non plus mystère de son intention d'encourager le secteur de l'épargne à travers sa réforme, comme il l'a déjà fait avec la loi Pacte, entrée en vigueur en 2019. L'article 65 du projet de loi réformant les retraites ne dit-il pas : "Le secteur de l'assurance est appelé à se mobiliser, afin que le recours à ces véhicules [les plans épargne-retraite] se généralise et que l'économie française puisse ainsi bénéficier pleinement du dynamisme de l'épargne-retraite généré par la loi Pacte."

Que dit la loi ?

Le règlement de l'Assemblée nationale et le Code de déontologie des députés dictent aux élus de s'abstenir de tout conflit d'intérêts. La  loi de 2013, relative à la transparence de la vie publique, est claire : "Constitue un conflit d'intérêts toute situation d'interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l'exercice indépendant, impartial et objectif d'une fonction".

Il y a un conflit d'intérêts quand l'interférence est suffisamment forte pour soulever des doutes raisonnables quant à la capacité du responsable public pour exercer ses fonctions en toute objectivité.

Haute Autorité pour la transparence de la vie publique

La détention d'actions d'une entreprise représente bien un intérêt privé. Reste à savoir si cet intérêt privé interfère avec l'exercice de la fonction publique. Voici le point que la déontologue de l'Assemblée nationale doit désormais trancher. "La déontologue se prononcera et conseillera soit le déport, soit de liquider ces actions ou de les remettre à un tiers en fiducie, ou elle considérera que le seul fait de détenir des actifs ne constitue pas une interférence et qu'il peut continuer à exercer ses fonctions", liste Eric Alt, président d'Anticor. La fonction de déontologue a cependant ses limites. "Elle peut conseiller le député, si elle est saisie, mais elle ne peut pas procéder à des investigations", pointe ce magistrat de formation.

Mais, avant elle, la Haute Autorité aurait pu repérer un éventuel conflit d'intérêts dans la déclaration de Jacques Maire. L'avait-elle fait et avait-elle contacté le député à ce sujet ? Jointe par franceinfo, la HATVP ne fournit aucune réponse et se retranche derrière le "secret professionnel". Lorsque les agents de la Haute Autorité examinent une déclaration d'intérêts et y détectent une situation de conflit d'intérêts, ils peuvent certes recommander au responsable politique d'y remédier et, si l'élu fait la sourde oreille, ils peuvent lui envoyer une injonction, pour mettre un terme au conflit d'intérêts. Mais les parlementaires ne peuvent pas y être soumis.

Comment éviter ce genre de situation ?

"Le conflit d'intérêts n'est pas répréhensible en soi, rappelle le président d'Anticor. La question se poserait de savoir s'il y avait éventuellement un trafic d'influence, par exemple. Mais là, c'est vraiment beaucoup trop tôt pour le dire." Mais "le simple fait d'envisager un conflit d'intérêts affaiblit le politique dans l'exercice de sa fonction et l'oblige à se défendre", souligne Marc-André Feffer, président de Transparency International France.

Il n'est pas sain qu'il y ait des interférences entre le monde des assurances et ceux qui travaillent sur le dossier des retraites, notamment dans la mesure où, s'agissant des cadres, la réforme va être très positive pour les fonds de pension et les assurances retraite.

Eric Alt, président d'Anticor

à franceinfo

Le président de Transparency International France préconise aux politiques d'adopter "des mesures plus systématiques", afin de "se prémunir des suspicions de conflit d'intérêts", alors que "l'exigence des citoyens a augmenté". Comme l'ONG l'avait déjà écrit dans son rapport de 2017 "Pour un Parlement exemplaire", Marc-André Feffer "préconise qu'un avis préalable obligatoire du déontologue précède la nomination d'un rapporteur"

A cette recommandation, le président de Transparency International France en ajoute une autre : "Qu'un responsable politique vende ses actions ou mette son portefeuille sous mandat de gestion avant d'accéder à une fonction publique à forte exposition, comme l'a fait Thierry Breton, qui a cédé ses actions Atos lorsqu'il est devenu commissaire européen."

Le cas de Jacques Maire est "effectivement limite, comme était limite le cas de Jean-Paul Delevoye", juge Eric Alt, évoquant le haut-commissaire en charge de la réforme des retraites, qui avait démissionné après la révélation de ses nombreux autres mandats, notamment celui d'administrateur de l'Ifpass, un institut de formation de l'assurance détenu par le groupe IGS.

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