: Reportage Dans le Finistère, des petits pêcheurs veulent "redonner une bonne image" de leur métier après un mois d'arrêt forcé
Il est "content comme un gamin" de pouvoir retourner pêcher. Depuis des semaines, Matthieu Claquin tourne en rond sur les quais d'Audierne, usant ses bottes bleues sur le bitume du port. Le pêcheur finistérien bichonne son bateau, remplace ses filets ou démonte ses tuyaux hydrauliques. Tout ça, faute de traquer le poisson au large de la pointe du Raz, près de l'île de Sein, sa "passion", sa "vie". "Quand je remonte mes filets pour découvrir la pêche du jour, je suis excité comme une puce", décrit ce fils et petit-fils de marins de 26 ans, dont six déjà aux commandes du Noz Dei II.
Le 22 janvier, tout s'est arrêté. Le patron et ses deux matelots ont amarré le fileyeur de 11 mètres pour un repos forcé d'un mois. Même sort pour près de 450 autres navires de pêche, de la pointe bretonne jusqu'aux côtes espagnoles. Ainsi en avait décidé le Conseil d'Etat, saisi par quatre associations de défense de l'environnement, pour réduire la mortalité des dauphins victimes de captures accidentelles dans le golfe de Gascogne.
Cette interdiction, imposée jusqu'au 20 février inclus aux bateaux jugés les plus à risque, a suscité l'incompréhension des pêcheurs d'Audierne. "On s'était vachement impliqués depuis trois ans pour ne pas en arriver à une telle extrémité", se désole Matthieu Claquin. "Chaque année, je pêche quatre ou cinq dauphins, maximum. Ce n'est pas grand-chose, mais ça ne fait jamais plaisir et, en plus, ça déchire les filets." Pour éviter ces captures, les pêcheurs ont testé d'eux-mêmes des balises anticétacés et des réflecteurs sur les filets, avant de passer à des répulsifs acoustiques sous la coque. "Tout ça pour être punis."
Un port sous perfusion
Ce mercredi 21 février marque la fin d'un mois d'abstinence, dont le port d'Audierne sort en titubant. Privée de ses fileyeurs, qui pêchent 70% de l'apport local, la criée du cap Sizun a tourné au ralenti. "Au lieu d'avoir cinq ventes hebdomadaires, on n'en a organisé que deux ou trois par semaine", rapporte son directeur, François Priol.
"Notre chiffre d'affaires va forcément en pâtir."
François Priol, directeur de la criée d'Audierneà franceinfo
Les mareyeurs des Viviers d'Audierne, intermédiaires entre la criée et les grossistes, hypermarchés et restaurateurs, ont renoncé à embaucher du personnel pour l'hiver, d'ordinaire riche en lieu jaune. Aux halles, ce poisson noble, trésor local, est devenu une denrée rare, qui se vend à près de 40 euros le kg à la coupe, le double de la normale. "Les clients voient le prix et font demi-tour", constate Marc Moullec, le poissonnier.
Une fois la gueule de bois passée, l'interdiction de pêche devrait toutefois avoir un impact limité. Le gouvernement a promis, dès janvier, des indemnisations jusqu'à 85% du chiffre d'affaires mensuel pour les pêcheurs touchés et des "aides spécifiques" pour le reste de la filière. Le choc restera avant tout symbolique, estime Matthieu Claquin. "On veut pêcher, pas passer pour des assistés."
Pour le marin, le pire est peut-être à venir. Le Conseil d'Etat a d'ores et déjà acté le principe de deux nouveaux arrêts d'un mois dans le golfe de Gascogne, début 2025 et début 2026. Insuffisant aux yeux des ONG écologistes. Elles réclamaient jusqu'à quatre mois de répit pour les cétacés, qui périssent par milliers chaque année en mer et s'échouent parfois sur les côtes. "Les avis scientifiques montrent qu'il faudra aller plus loin pour assurer un avenir viable à ces espèces protégées", plaident-elles. "Hors de question", répond Matthieu Claquin. "Autant mettre le feu tout de suite à nos bateaux et les couler."
Remontés contre leur syndicat
Pour faire entendre leurs inquiétudes, des dizaines de pêcheurs bretons ont rejoint le mouvement des agriculteurs, le 25 janvier, à Rennes. "On était une trentaine d'Audierne", affirme Benoît Normant, 33 ans, patron du fileyeur L'Aurore boréale.
Les pêcheurs du cap Sizun en veulent surtout à leurs organisations représentatives, le Comité national des pêches et son antenne dans le Finistère, aussi influents que la FNSEA dans le secteur agricole, voire davantage, en l'absence de syndicat concurrent. "Le système est noyauté par des représentants de la pêche industrielle, dont on découvre qu'ils veulent importer du poisson depuis Oman et exploiter le plus grand chalutier du monde à Saint-Malo", expose Sébastien Biolchini, l'un des organisateurs du périple à Rennes.
"Nos instances ne vont pas du tout dans le sens des petits pêcheurs artisanaux."
Sébastien Biolchini, fileyeur à Audierneà franceinfo
Les marins d'Audierne pratiquent une pêche côtière, souvent à la journée, contrairement à nombre de chalutiers, qui passent plusieurs jours ou semaines au large. "Dès qu'il y a une crise sur le gasoil, les comités appellent à la mobilisation pour sauver ces bateaux gourmands en carburant", observe Sébastien Biolchini. "Par contre, quand il s'agit de soutenir les fileyeurs, rien. On s'est fait même traiter de 'pleureuses' par nos représentants départementaux."
Le Comité national des pêches, lui, assure avoir agi "sans relâche" pour défendre les pêcheurs touchés et vante les mesures de compensation "obtenues" auprès de l'exécutif. L'instance promet de faire de ce dossier "une priorité ultime" et de se battre devant le Conseil d'Etat pour faire annuler les interdictions prévues en 2025 et 2026, face aux ONG qualifiées de "fossoyeurs de la petite pêche et de la pêche artisanale".
Des stocks qui ne cessent de chuter
Ronan Thomas, lui, n'est pas allé défiler à Rennes. Pas plus que la plupart des 35 ligneurs du cap Sizun, qui représentent l'autre type de bateaux du coin, épargnés par l'interdiction. Seul avec sa canne à pêche, le patron de l'Altaïr, petit bateau de 8,5 mètres, s'est offert quelques sorties, mais le cœur n'y était pas vraiment. De toute façon, "l'hiver est une saison calme pour nous", glisse-t-il.
En décembre, un accord européen destiné à préserver les stocks de poissons a acté une réduction drastique des captures autorisées de lieu jaune pour 2024 et 2025. A la criée d'Audierne, les pêcheurs vont devoir diviser par deux leurs apports, de quoi fragiliser l'équilibre d'un port jusqu'ici en bonne santé. "Des jeunes qui viennent de se lancer se retrouvent presque sans rien", s'inquiète le pêcheur de ligne Ronan Thomas, du haut de ses 54 ans. "Certains vont peut-être vouloir vendre leur bateau. Mais, sans quotas de lieu, leur engin ne vaut plus grand-chose. C'est la double peine. Et difficile de se reporter vers d'autres espèces, avec la ressource en bar qui ne cesse de chuter aussi."
"Si on n'a pas de poulpe pour nous sauver comme l'an dernier, ce sera la catastrophe."
Ronan Thomas, ligneur à Audierneà franceinfo
Résigné, il raconte les nombreuses alertes lancées par les ligneurs ces dernières années pour gérer le lieu jaune. "On a vu les stocks s'effondrer. On a proposé d'imposer une période de repos biologique ou d'augmenter la taille minimale de capture, en vain", se désole-t-il.
Une bataille de l'opinion à gagner
Main dans la main, fileyeurs et ligneurs d'Audierne veulent désormais se faire entendre et montrer qu'une autre voie est possible. C'est devenu le combat de Thomas Le Gall, président fondateur de l'association Pêche avenir cap Sizun, lancée en mars 2023. "On veut faire revivre la démocratie dans les ports, face à une gouvernance de la pêche très verticale et centralisée", explique ce ligneur de 45 ans, ancien juriste en droit maritime.
L'un des sujets les plus brûlants sur la table est le dialogue avec les associations de défense de l'environnement. A Rennes, des marins ont exprimé leur ressentiment à l'égard de Sea Shepherd, accusée de vouloir "interdire totalement la pêche" et d'avoir "harcelé" certains d'entre eux par le passé en tentant de filmer des captures accidentelles de dauphins. Mais "les ONG sont en train de gagner la bataille de l'opinion", observe Thomas Le Gall, bonnet bleu vissé sur la tête. Il dit réfléchir à "un cadre pour un débat apaisé avec certaines d'entre elles", tout en reconnaissant une "crispation" sur le port. "Le combat de ces associations représente un risque existentiel pour nos activités et donc une anxiété pour nos gars."
Des terrains d'entente peuvent-ils être trouvés avec les ONG ? Les pêcheurs du cap Sizun disent défendre un modèle de pêche "vertueux", "peu consommateur en gasoil", misant sur "la qualité" du poisson plutôt que la quantité, tout en restant "très bien valorisé" en criée. Ils ont vu dans un récent rapport scientifique initié par l'association Bloom une validation des bienfaits de leurs pratiques côtières, tant sur le plan environnemental que social, par rapport à la pêche au large, pourtant nettement plus subventionnée. L'un de leurs projets est désormais de s'inviter davantage dans les assiettes des écoles et des Ehpad du cap Sizun, avec un volet d'éducation alimentaire.
A l'heure de reprendre la mer, Matthieu Claquin se sent investi d'une mission. Le jeune fileyeur veut retisser du lien entre les pêcheurs et les citoyens, peu conscients que leur poisson est rarement français. "Je rêve qu'ils arrêtent d'acheter de la merde sans tête ni écailles venues d'on ne sait où au supermarché", lâche-t-il. Il entend partager ses sorties en mer sur Facebook et vendre lui-même une partie de son poisson sur le port. "J'ai entendu des gens dire que c'était très bien que les marins soient stoppés un mois, ça m'a fait mal. On veut redonner une bonne image des pêcheurs", affirme-t-il. Pas le choix, selon lui, pour vivre encore longtemps de sa passion.
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