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Pourquoi accuse-t-on Amazon d'être le diable ?

Les députés français tentent de protéger la filière livre en empêchant le géant américain de cumuler rabais de 5% et gratuité des frais de port sur les ouvrages expédiés. Que lui reproche-t-on, au juste ?

Article rédigé par Nora Bouazzouni
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
Le logo du géant de la vente en ligne Amazon, fondé en 1995 par Jeff Bezos. (LIONEL BONAVENTURE / AFP)

Vade retro, Amazon. En France, les députés de tous bords ont adopté, jeudi 3 octobre, un texte visant à empêcher l'entreprise de Jeff Bezos, qui détient 70% du marché de la vente en ligne de livres imprimés, de cumuler à la fois le rabais de 5% et la gratuité des frais de port sur les livres expédiés. Pourquoi tant de haine ?

Amazon casse les prix

Alors que le chiffre d'affaires global des libraires français est "en recul de 8% entre 2003 et 2012", signale Ecrans, Amazon, avec ses 45 milliards d'euros de chiffre d’affaires dans le monde, effraie la compétition. Comment ? En affichant des prix défiant toute concurrence. En France, la loi Lang de 1981 a instauré le prix unique du livre, pour limiter la concurrence et protéger la filière. Mais la réduction de 5% qu'elle autorise est pratiquée systématiquement par Amazon – qui aurait tort de s'en priver – face à des commerçants qui ne peuvent plus réduire leurs marges.

Et dans les pays où le prix du livre est libre, l'écart est souvent dramatique. Sans oublier les éditeurs qui évoquent, notamment aux Etats-Unis, les méthodes douteuses (en anglais), voire punitives, du géant américain. L'un d'entre eux a par exemple vu les boutons "acheter sur Amazon" supprimés de son site après avoir refusé de lui accorder une ristourne supplémentaire. Des éditeurs sous pression, qui sont forcés de vendre moins cher, font moins de profit, et prennent donc moins de risques à publier des premiers romans ou des œuvres radicales.

Pour Aurélie Filippetti, Amazon pratique une stratégie de concurrence déloyale et de "vente à perte". "Une fois qu'ils seront en position dominante et auront écrasé notre réseau de libraires, ils remonteront les prix", a dénoncé la ministre de la Culture. En réponse à l'amendement "anti-Amazon" (qui doit encore passer au Sénat), l'intéressé a prévenu que "toute mesure visant à augmenter le prix du livre sur internet pénaliserait d’abord le pouvoir d’achat culturel des Français".

Mais pour le journaliste Jean-Marc Proust, cette loi arrive bien trop tard et "protège des commerçants, pas des consommateurs". Et de s'interroger, sur Slate : "Peut-être faut-il s’attaquer aux questions réelles : le partage de la valeur ajoutée entre éditeurs et diffuseurs ? Le coût des loyers en centre-ville ?"

Amazon ne paye pas assez d'impôts

En 2011, Amazon n'a payé que 3,3 millions d'euros d'impôts en France, au lieu de 10,9, grâce à un astucieux montage fiscal, révèle une étude de la Fédération française des télécoms. A l'instar d'Amazon, Apple, Google ou encore Facebook "emploient la même méthode : les bureaux français sont considérés comme de simples prestataires au service de maisons mères basées en Irlande, en Suisse ou au Luxembourg. (…) Amazon France facture des prestations de service à une maison mère et n’a déclaré que 110  millions d’euros de recettes, alors que les revenus sont estimés entre 1,5 et 2 milliards d’euros", relève La Tribune (PDF). En juillet, l'OCDE a d'ailleurs présenté au G20 Finance un plan d'action pour combattre l'optimisation fiscale des multinationales, indiquait Le Figaro.

En juin, Aurélie Filippetti, qui annonçait un deuxième plan d'aide de 9 milliards d'euros en faveur des libraires, jugeait les pratiques d'Amazon "destructrices d'emploi". Pourtant, l'entreprise américaine a ouvert plusieurs entrepôts en France. Mais si elle fait tout pour y payer moins d'impôts, paradoxalement, elle reçoit des aides financières de l'Etat. En juin 2012, Arnaud Montebourg annonçait l'ouverture d'un troisième entrepôt français à Sevrey (Saône-et-Loire). En échange, le ministre du Redressement productif va faire bénéficier Amazon de "la prime d'aménagement du territoire, les aides en matière de service de ramassage des salariés du Grand Chalon et des investissements dans des crèches pour les enfants des femmes qui travailleront chez Amazon", rapportait L'Expansion. Soit une subvention minimum de 6 millions d'euros, selon le site. Amazon a également reçu 1,125 million d'euros pour l’embauche en CDI de 250 salariés au même endroit, rappelle le Syndicat de la librairie française (PDF).

Amazon met la pression sur ses employés

Un peu partout dans le monde, les conditions de travail des salariés d'Amazon sont régulièrement montrées du doigt. Dans son livre En Amazonie, infiltré dans le "meilleur des mondes" (Fayard, 2013), le journaliste Jean-Baptiste Malet, qui s'est fait embaucher dans le dépôt logistique de Montélimar (Drôme), décrit la précarité de cet environnement. Chaque nuit, il marche 20 km pour aller prélever les objets commandés par les clients d'Amazon (des pratiques qui se sont généralisées, notamment dans la grande distribution) et les transmettre aux employés charger de préparer les colis, qui font du surplace pendant huit heures. Il évoque des fouilles aléatoires, une pression permanente, des pauses qui n'en sont pas ("Chez Amazon, on n'a pas le droit de parler"), des quotas de productivité qui doivent "obligatoirement être en perpétuelle croissance".

"Il faut que le consommateur comprenne que, si son livre arrive aussi vite dans sa boîte aux lettres, c'est parce que l’envers du décor est aussi violent", raconte-t-il à L'Humanité.

Mais Amazon vit avec son temps

"En inventant la librairie en ligne, Jeff Bezos a facilité l'accès au livre. Et asphyxié les libraires. En banalisant l'ebook, il a réinventé la lecture. Et entamé un dangereux bras de fer avec les éditeurs." Dans son dossier "L'effet Amazon", la revue Books (octobre 2013) met le doigt sur la schizophrénie qui agite amoureux des livres et défenseurs des librairies indépendantes.

Car si le consommateur ne peut se résoudre à boycotter Amazon, c'est parce qu'il sait qu'il a un nombre de titres – neufs, rares, d'occasion, épuisés, en langues étrangères – quasi illimité à portée de clic, quelle que soit l'heure, quel que soit l'endroit, pourvu qu'il ait une connexion internet. Plus besoin de commander un ouvrage en librairie et d'attendre trois semaines, ni d'écumer les rues de sa ville pour trouver telle bande dessinée en version originale. 

Encore mieux : grâce au Kindle, Amazon a permis d'alléger valises, sacs à main et budget livres. Or, à l'instar de l'industrie musicale, les libraires n'ont pas su anticiper ni négocier le virage de la dématérialisation, malgré quelques initiatives intéressantes, comme la plate-forme 1001libraires. En 2011, Amazon a écoulé 61% de tous les ebooks vendus dans le monde, rapporte Salon (en anglais). Et en août 2012, deux ans seulement après le lancement de sa liseuse, Amazon annonçait que pour la première fois, au Royaume-Uni, ses ventes de livres électroniques avaient dépassé celles des livres physiques. 

Et l'entreprise, qui s'est désormais lancée dans l'édition, n'a pas fini de donner du fil à retordre à l'industrie du livre. Parmi le top 100 de ses ventes d'ebooks, 15 sont des ouvrages publiés par des auteurs indépendants sur sa plate-forme Kindle Direct Publishing. Le bébé de Jeff Bezos met désormais au défi les éditeurs en les forçant à se moderniser, mais, comme pour les librairies, c'est façon "marche ou crève".

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