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Réforme du Code du travail : aux prud'hommes, certains craignent une "déshumanisation de la justice"

Le plafonnement des indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif est l'une des principales mesures figurant dans les ordonnances du gouvernement. Reportage aux prud'hommes de Paris, où ces dossiers sont nombreux.

Article rédigé par Vincent Daniel
France Télévisions
Publié
Temps de lecture : 3 min
La façade du conseil des prud'hommes de Paris, le 23 mars 2015. (MAXPPP)

Avant le début de l'audience, les avocats s'expriment à l'aide de grands gestes, agitant leurs robes. Au cœur de leurs conversations au conseil des prud'hommes de Paris : les ordonnances modifiant le Code du travail, annoncées le 31 août par le gouvernement. Avec un point notamment au centre des discussions : le plafonnement des indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif.

Quand les quatre conseillers prud'hommes (deux salariés, deux employeurs) entrent, vendredi 1er septembre, la salle se lève. Au menu de l'audience, une affaire complexe. Celle de Sylvie*, la trentaine, qui attaque son employeur, une agence de voyages où elle est chargée de clientèles depuis 2006. Elle demande la résiliation judiciaire de son contrat de travail, c'est-à-dire une rupture au tort de l'employeur qui aurait l'effet d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Victime d'un cancer, Sylvie est mise en arrêt-maladie en octobre 2014. Sous chimiothérapie, l'employée va continuer de travailler depuis son domicile, d'où elle traite notamment les e-mails de clients de l'agence. Son avocate dénonce un "travail dissimulé", produisant de nombreux échanges de courriers électroniques, quand son employeur plaide la bonne foi : "Elle voulait continuer son activité, une façon de se changer les idées avec la maladie", justifie l'avocate de l'agence de voyages. 

"Une situation de harcèlement"

Sylvie reprend le travail en avril et mai 2015, avant d'être de nouveau arrêtée pour des raisons de santé jusqu'en septembre 2016. A son retour, tout a changé. "Son bureau a été attribué, elle est désormais placée à côté de la cuisine, liste son avocate. Un endroit de passage important de l'agence. Des caméras de surveillance sont pointées sur son poste. Sylvie a interdiction de répondre au téléphone..."

Chaque conseiller prud'homme porte une médaille à l'effigie de Marianne. (SEBASTIEN RABANY / PHOTONONSTOP / AFP)

"Des conditions de reprise qui la mettent dans une grande difficulté et une mauvaise ambiance qui caractérise une situation de harcèlement", souligne l'avocate de la plaignante. Elle réclame une "sanction lourde" à l'encontre de son employeur : 28 000 euros de dommages et intérêts ; l'équivalent de douze mois de salaires environ.

L'avocate de l'agence de voyages réfute ces arguments. Selon elle, Sylvie "instrumentalise les prud'hommes" afin d'obtenir un licenciement abusif et devrait plutôt démissionner ou négocier une rupture conventionnelle avec son employeur. Par conséquent, l'agence de voyages dénonce une procédure abusive et réclame réparation. La décision sera rendue en décembre.

"Une atteinte à la réparation des préjudices"

Au sortir de l'audience de plus de deux heures (une durée exceptionnellement longue pour les prud'hommes), les avocats poursuivent leur conversation sur la réforme du Code du travail. Au cœur de leurs critiques, le plafond d'indemnités prud'homales en cas de licenciement abusif : un mois de salaire pour un an d'ancienneté, trois mois de salaire jusqu'à deux ans d'ancienneté et, progressivement, jusqu'à vingt mois maximum au-delà de vingt-neuf ans d'ancienneté. A l'image d'Eva Touboul, avocate en droit social, qui souhaite conserver une personnalisation des indemnités.

Fixer par avance à combien le juge doit estimer le préjudice d'un salarié qu'il n'a pas encore entendu sur son vécu professionnel risque d’entraîner une déshumanisation de la justice.

Eva Touboul, avocate

à franceinfo

"Une fourchette, c'est juste du bon sens"

Richard Muscatel, conseiller prud'homme à Paris depuis trente ans et élu CPME (Confédération des petites et moyennes entreprises) ne partage pas ces réserves. "Dans la pratique, on est déjà dans ce cadre, explique ce représentant des employeurs. En prenant la moyenne des condamnations actuelles, on se situe dans le niveau du barème." Selon une étude de 2014 relayée par Les Echos, un salarié licencié d'une entreprise de plus de 10 salariés sans cause réelle et sérieuse obtient en moyenne une indemnisation qui représente dix mois de salaire (soit à peu près les dommages et intérêts réclamés dans l'affaire citée ci-dessus). "De façon implicite, on respecte déjà une moyenne lorsqu'on condamnne", assure le conseiller prud'homme, soutien d'une réforme qu'il juge "raisonnable" : "Ce n'est qu'une fourchette, c'est juste du bon sens." 

A entendre ses détracteurs, le projet du gouvernement pose un autre problème : le montant maximal ne concerne pas les cas d'atteinte aux libertés fondamentales, de harcèlement ou de discrimination. "Pour échapper au plafond, on va plaider le harcèlement dans tous les cas, redoute Eva Touboul. Cela ne va pas faciliter le règlement des 'vrais' cas de harcèlement." 

*Le prénom a été modifié. 

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