: Reportage "Madame, je veux en finir, je n'en peux plus" : on a suivi une assistante sociale au chevet des agriculteurs en Haute-Vienne
Jean-Michel accroche ses imposantes mains à tout ce qu'il peut. Les accoudoirs de sa chaise, les manches de son gilet et même la nappe. S'il a déjà pensé à mettre fin ses jours ? "Oui...". S'il y pense encore ? "Oui, parfois. Mais moins qu'avant." Dans la rustique salle à manger, soudain, l'air devient irrespirable. Entre chaque nouvelle réponse, l'agriculteur installé près de Limoges marque plusieurs secondes de silence. Il renifle. A l'autre bout de la table, Marion Desbordes, l'assistante sociale, plisse les yeux, rature quelques notes sur un carnet. Elle relance, demande des précisions. "Mais ça va mieux quand même, non ?" "Un peu. Avant, j'y pensais pratiquement une fois par nuit, répond-il, la bouche sèche. Un matin, je me suis même dit : 'Je n'en peux plus, faut que je parte. J'avais mon fusil sous le lit.'"
A l'occasion du Salon de l'agriculture, qui s'ouvre samedi 24 février à Paris, franceinfo a suivi cette assistante sociale de la Mutualité sociale agricole (MSA) sur les routes vallonnées de la Haute-Vienne. Les actions menées par les agriculteurs ces dernières semaines mettent en lumière une détresse qu'elle connaît trop bien. Rien que l'an dernier, elle a parcouru 70 000 km pour venir en aide à 148 exploitants agricoles et 70 salariés de ce département rural. Cela fait maintenant deux ans et demi qu'elle accompagne ainsi Jean-Michel, éleveur de vaches limousines d'une cinquantaine d'années, dans ses hauts et surtout ses bas.
"Rappelez-moi, je ne m'en sors plus"
Une ferme de 80 hectares, un bâtiment de 2 250 m2 qui plombe les comptes, une séparation douloureuse, deux enfants à charge, mais 200 euros de salaire par mois pour vivre... Les yeux ronds du gaillard d'1m80 s'embuent. "J'ai déjà vendu une partie de mes bêtes mais ce n'est pas encore assez. C'était la ferme de mes parents, c'était celle de mes grands-parents, et c'est la mienne depuis 2002. Ça ne peut pas s'arrêter comme ça..." bredouille-t-il, pl anté au milieu de sa stabulation à 200 000 euros.
Mais Marion Desbordes n'a pas le temps de trop s'appesantir, la voilà rattrapée par de nouvelles sollicitations : deux messages viennent de tomber sur son répondeur. L'hôpital Esquirol, à Limoges, lui demande de le recontacter. C'est au sujet d'un éleveur qu'elle suit. Il a été pris en charge en soins psychiatriques pour "dépression sévère". L'assistante sociale de 25 ans a enregistré dans son répertoire les contacts des cas les plus critiques. "Il y en a certains, quand je vois leur nom s'afficher, je sais que ce n'est pas pour me demander un papier administratif." L'autre jour, c'est pour une histoire de frigo vide qu'on la réclame. Au bout du fil, trois minutes de pleurs, un agriculteur, que l'on appellera "Monsieur X", lui dit : "Madame Desbordes, je n'ai plus rien. Je ne sais pas ce que je vais donner à manger à mes enfants. Rappelez-moi, s'il vous plaît, je ne m'en sors plus avec ma ferme."
"On peut se sentir impuissante"
Le mal-être n'a jamais été aussi fort dans cette profession en pleine crise. Dans une note datée du début de l'année, la MSA, le régime de protection obligatoire des professions agricoles, avançait une donnée terrible : statistiquement, les agriculteurs de 15 à 65 ans ont un risque de se suicider 30% supérieur aux autres catégories professionnelles. En Haute-Vienne, ils sont "au moins" quatre à s'être donnés la mort l'an passé. Il y a quelques mois, l'une de ses collègues a débarqué en larmes dans son bureau : "C'est Monsieur X. Il s'est tué hier." Parfois, la nouvelle peut arrive au siège de la MSA, à Limoges, via un avis de décès. A chaque drame, une onde de choc traverse l'étage des assistantes sociales. Lors des débriefings avec la hiérarchie, "il peut y avoir un sentiment d'échec, comme si on n'avait pas été assez attentives, comme si on avait raté quelque chose chez l'agriculteur. Là, on peut se sentir impuissantes".
Les six assistantes sociales de la MSA en Haute-Vienne sont aujourd'hui toutes formées à l'évaluation du risque suicidaire. Elles savent quoi dire et quoi faire face à un quelqu'un qui compte en finir. Marion Desbordes garde en mémoire la fois où un agriculteur du coin l'a appelée directement sur son portable. "Il me dit : 'Madame, je veux en finir, je n'en peux plus. Je vais me pendre. je vais me tirer une balle dans la tête.'" L'assistante sociale garde alors son sang-froid. "Monsieur, racontez-moi pourquoi ça ne va pas. Je suis là, je vous écoute", lui demande-t-elle calmement. Elle parvient à l'apaiser, le temps que les pompiers arrivent sur place : il ne passera pas à l'acte.
"Avec l'expérience, j'ai appris une chose. Le fait qu'un agriculteur tente de me joindre alors qu'il a des pensées suicidaires, c'est qu'il a envie de me tendre une main, c'est qu'il est encore d'accord pour accepter de l'aide."
Marion Desbordes, assistante sociale à la MSA en Haute-Vienneà franceinfo
Car à la campagne, solliciter de l'aide ne va pas de soi. "Quand vous demandez aux agriculteurs comment ils vont, ils répondent toujours que 'ça va', sourirait presque Marion Desbordes en touillant son café. On peut se casser une cheville en tombant du tracteur. Mais avoir besoin d'être accompagné pour des problèmes à la tête, des problèmes de stress, là..." D'ailleurs, même depuis leur lit d'hôpital, il n'est pas rare que certains malades s'inquiètent d'abord pour leur ferme. "Et mes vaches ? Vous avez des nouvelles de mes vaches ? Elles vont bien au moins, mes vaches ?"
"Assistante sociale, ça fait un peu peur"
Jean-Michel non plus n'est "pas du genre" à se plaindre. Quand il bloquait les routes et les ronds-points du Limousin le mois dernier, qui parmi les manifestants connaissaient son histoire ? "Personne. Et personne ne doit le savoir, prévient-il, en levant un doigt comme pour signifier un ordre. Question d'honneur, de fierté." S'il accepte de témoigner auprès de franceinfo, c'est d'ailleurs sous conditions : pas de nom de famille, pas de nom de village, encore moins le nom de sa ferme. Si ses voisins l'apprennent, pense-t-il, il sera catalogué comme "celui qui ne va pas bien, le faible".
La peur du qu'en-dira-t-on agit comme du scotch double-face, encore plus en milieu rural. U ne collègue de Marion Desbordes a fini par demander à changer de secteur géographique. Question d'objectivité et de confidentialité : elle est elle-même la fille d'un agriculteur du secteur. Des médecins vont jusqu'à brouiller les pistes en ne mentionnant pas au complet le motif de l'arrêt-maladie, seulement la codification : F31 pour "trouble affectif bipolaire", F32 pour "épisodes dépressifs", F33 pour "épisodes dépressifs récurrents".
Parfois, cela relève du miracle quand une assistante sociale arrive à planifier un rendez-vous avec un agriculteur. "Même au téléphone, même quelques minutes, c'est une première victoire", se félicite Marion Desbordes. Pour ne pas éveiller les soupçons dans le voisinage, on peut lui demander de laisser sa voiture plus loin sur la route et de finir à pied. Un fermier l'a déjà accueilli ivre, un couteau et une machette étaient plantés dans la table. "Pour certains, c'est une démarche très, très compliquée. Assistante sociale, ça fait un peu peur, explique celle qui exerçait en Corrèze avant. Ils ont la sensation qu'il va falloir tout dire de soi, de sa vie. Et puis il y a un sentiment de honte de ne plus y arriver professionnellement. Ça sous-entend qu'ils sont moins bons que leurs parents, et ça, c'est insupportable à leurs yeux. C'est pour ça que certains se cachent."
"Ça vous change de mes problèmes !"
C'est justement pour repérer les agriculteurs qui passent encore sous les radars que la MSA met en place, petit à petit, un réseau de "sentinelles" partout en France. L'idée est de former des personnes qui ont un lien avec le monde agricole à détecter les personnes en souffrance. Les vétérinaires, les contrôleurs laitiers, les médecins traitants, les conseillers bancaires, les maires et même de simples voisins. En juin dernier, le dispositif comptait 3 500 veilleurs au niveau national. "En un peu plus d'un an, j'ai déjà fait remonter les cas de quatre collègues qui, à mes yeux, posaient problème, raconte Véronique Lefèvre, elle-même agricultrice en Haute-Vienne. Ce sont des gens que je connaissais avant, et j'ai senti qu'il y avait une différence, un changement de comportement. Il y en a un qui se refermait sur lui-même, une autre qui s'est mise à boire de l'alcool plus que de raison." Les quatre ont accepté "au moins une fois" la visite d'une assistante sociale.
"Je remarque qu'il y a souvent une question de solitude sur le plan privé qui vient s'ajouter à des difficultés dans la ferme."
Véronique Lefèvre, agricultrice en Haute-Vienneà franceinfo
Un agriculteur vient justement de demander un drôle de service à Marion Desbordes : "J'aimerais que tu m'aides à candidater à l'émission 'L'amour est dans le pré' sur M6. Il faudrait que je choisisse des photos, que j'écrive un texte sur moi." La requête la fait encore sourire. Tout comme cet éleveur qu'il l'a appelée pour lui annoncer qu'il allait devenir grand-père : "Je suis trop content et je voulais partager cette bonne nouvelle avec vous. Ça vous change de mes problèmes !"
Au mur de son bureau, Marion Desbordes a aussi accroché une carte postale en provenance de Chamonix. "Madame Desbordes, nous espérons que vos vacances sont aussi agréables que les nôtres. En vous remerciant pour votre aide", peut-on lire au dos. Elle est signée Jean-Michel. Grâce à "l'aide au répit" mise en place par la MSA, il a pu partir quelques jours avec l'un de ses enfants randonner dans les Alpes. C'était, à 50 ans, les toutes premières vacances de sa vie.
Si vous avez besoin d'aide, si vous êtes inquiet ou si vous êtes confronté au suicide d'un membre de votre entourage, il existe des services d'écoute anonymes. La ligne Suicide écoute est joignable 24h/24 et 7j/7 au 01 45 39 40 00. D'autres informations sont également disponibles sur le site du ministère des Solidarités et de la Santé .
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