: Enquête Transition écologique : les grandes manœuvres de l’industrie automobile pour limiter la casse
En 2040, plus aucune voiture neuve consommant des énergies fossiles ne devrait être vendue en France. L’industrie automobile est sous pression, ce qui la pousse à développer une stratégie de défense, quitte à contourner les règlementations.
L’industrie automobile n’a plus le choix. Dès 2040, la règlementation imposera l’interdiction de la vente de véhicules neufs équipés de moteurs thermiques. En attendant cette échéance, elle temporise en vendant de plus en plus de voitures électriques, tout en continuant à vendre des voitures thermiques. Mais pas n’importe lesquels : la plupart sont des véhicules imposants, tels que les SUV (sport utility vehicle).
"Plus elles sont lourdes, plus les constructeurs gagnent de l'argent, explique Nicolas Meilhan économiste et conseiller pour France Stratégie. La marge sur une voiture est proportionnelle à son poids. Pour les petits véhicules, qui coûtent peu cher, il n'y a plus assez de marge. De plus, l'objectif de réduction des émissions de CO2 est indexé sur le poids des voitures. Plus vous vendez des voitures lourdes, plus vous pouvez émettre de CO2."
Une anomalie qui remonte à 2009. À l’époque, à la Conférence de Copenhague sur les changements climatiques (COP 15), la France accepte sous la pression de l’Allemagne de moduler la quantité de CO2 autorisée par véhicule en fonction de son poids. L’idée selon laquelle plus le véhicule est lourd plus il a le droit de polluer est actée, la mode des SUV est alors lancée.
Des hybrides pas si propres que ça
La plupart de ces grosses voitures sont cependant des véhicules hybrides. Moitié électriques, moitié thermiques, donc beaucoup moins polluant peut-on penser. Mais ils sont aussi beaucoup plus lourds, car ils abritent deux moteurs. Et "une batterie électrique peut rajouter plusieurs centaines de kilos, explique Aurélien Bigo, ingénieur et chercheur dans la transition énergétique des transports. Pour la voiture électrique la plus vendue en France, la Zoé Renault, c'est 300 kg de batterie." L’utilisation des véhicules hybrides sur autoroute ou par grand froid ne permet pas de recharger le moteur électrique suffisamment vite. C’est donc le moteur thermique qui prend le relais, avec une consommation de carburant qui se rapproche des véhicules classiques.
La configuration des routes françaises est aussi en jeu : le nombre élevé de ronds-points et de ralentisseurs joue aussi sur la consommation des moteurs électriques. "La force qui est demandée au véhicule après un ralentisseur va affaiblir la batterie, dénonce Thierry Modolo, président de l’association Pour une mobilité sereine et durable (PMSD). Résultat, au lieu d'avoir une conduite coulée, on a une conduite hachée où on demande en permanence, comme pour un moteur thermique, de la puissance pour relancer. Un hybride ne peut donc pas faire le kilométrage qui est prévu initialement avec la batterie, parce qu'en permanence, on lui demande de relancer de la masse et donc de consommer de l'énergie."
Résultat : "Par rapport à une voiture de sa même catégorie, en thermique pur, vous gagnez un ou deux litres aux 100 [kilomètres]. Ce n’est pas du tout significatif", complète Matthieu Auzanneau, directeur du think tank The Shift Project.
Un malus pour les véhicules les plus lourds torpillé
En juillet 2020, la Convention citoyenne pour le climat propose d’instaurer un malus pour l’achat de véhicules de plus de 1,4 tonne, avec les SUV dans le viseur. Le syndicat professionnel Plateforme automobile (PFA) qui regroupe les équipementiers se bat contre cette taxation. "Ce n'est pas une bonne idée, ce n'est pas à coup de taxes qu'on sauvera l'industrie automobile, c'est absurde, fulmine le président de PFA et ancien ministre Luc Chatel. Il y a toute une filière de sous-traitance [en France] qui vend à tous les constructeurs mondiaux et en particulier aux constructeurs européens... On se tire une balle dans le pied." Sous sa pression, ainsi que d’associations d’automobilistes, le ministère de l’Économie a donc finalement fixé la barre à 1,8 tonne, et uniquement pour les moteurs thermiques. Cela ne concernera qu’environ 60 000 véhicules par an à partir de 2022.
Quand les constructeurs s’allient pour éviter de payer les amendes
L’Union européenne prévoit pour la première fois d’infliger pour 2020 des amendes aux pollueurs. Chaque constructeur s’est vu imposer un plafond d’émission de CO2 par véhicule. Ce plafond est fixé à 95 grammes par kilomètre pour les voitures légères et à 133 g/km pour les SUV. "La sanction, c'est une pénalité qui s'élève à 95 euros par gramme de CO2 par kilomètre en excès, et ceci est multiplié par le nombre de véhicules vendus par un constructeur sur une année, détaille Lucien Mathieu, analyste chez Transport & Environment. Si un constructeur qui vend 500 000 véhicules en Europe par an dépasse son objectif, avec 1 gramme de CO2 par kilomètre en trop, la pénalité sera de 50 millions d'euros."
Face à cette menace, des constructeurs ont mis au point un stratagème. Certains, en retard sur la réduction de leurs émissions, s’organisent pour constituer une alliance avec d’autres en avance sur l’électrique. Ils mutualisent ainsi leurs ventes déclarées auprès de Bruxelles pour éviter de payer des pénalités. C’est le cas de Fiat Chrysler (FCA). Pour une somme qui reste secrète, la firme italienne s’est alliée à Tesla, qui ne produit que des véhicules 100% électriques. C’est aussi le cas de Ford qui s’est allié à Volvo. Il existe aussi un partenariat entre Mazda et Toyota.
Des émissions de CO2 encore sous-estimées
Les constructeurs échappent ainsi aux pénalités alors que, par ailleurs, les émissions de CO2 prises en compte dans le calcul des amendes européennes sont toujours sous-estimées par rapport à la pollution réelle que dégagent ces véhicules. Depuis l’affaire Volkswagen, appelée aussi "dieselgate", Bruxelles tente de corriger son système de calcul. Mais aujourd’hui encore, on observe des écarts importants entre ce qui est affiché et la réalité. "Lorsque l’on achète un véhicule, il consomme à peu près un tiers de carburant en plus que ce qui est affiché par les constructeurs, et émet donc de l'ordre d'un tiers de CO2 en plus", estime le chercheur Aurélien Bigo. Une étude de l’ONG européenne Transport & Environment parue en novembre 2020, confirme que certains SUV hybrides émettent près de 30 % de CO2 en plus que ce qu'annoncent les marques.
La communication pour verdir son image
Pas question cependant pour les constructeurs de laisser dire qu’ils polluent. Le secteur automobile dépense plus de 3,5 milliards d’euros chaque année en communication et publicité, dans un secteur en pleine reconfiguration. Le géant américain de la publicité Omnicom vient de rafler au Français Havas le budget communication de PSA (Peugeot, Citroën), qui est en train de conclure sa fusion avec Fiat Chrysler pour former le 4e groupe automobile mondial.
Mieux verdir son image, montrer que les constructeurs sont de bons élèves et que les voitures ne sont pas seules responsables de la pollution. "Cela fait plusieurs années qu'au salon de l'auto, vous avez l'impression d'être au Salon de l'agriculture : tout est vert, tout est formidable", ironise le publicitaire Jean-Philippe Martzel.
Plus étonnant : l’industrie automobile a obtenu en juin 2020 la censure d’une publicité télé pour un vélo électrique hollandais, où l'on opposait le vélo à une industrie jugée polluante et dangereuse. L’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (Arpp) a demandé à ce que le spot soit modifié. Les producteurs ayant refusé, la publicité n’a jamais été diffusée.
Des usines relocalisées...
À plus long terme, la disparition des moteurs thermiques pourrait avoir de lourdes conséquences sur l’emploi. La France produit déjà un million de voitures en moins qu’il y a 20 ans, et la production devrait largement décrocher en 2020. En 12 ans, de 2000 à 2012, ce sont douze usines et la fabrication de quatre millions de véhicules qui ont été délocalisées de l’Europe de l’Ouest (Italie, Benelux, France) vers l’Europe de l’Est (Slovaquie, Pologne), mais aussi vers la Turquie et la Chine, selon un rapport de France Stratégie, soit une perte de 100 000 emplois.
La tendance pourrait s’inverser, avec l’arrivée d’usines dites "verticales", où toute la production d’un véhicule est regroupée. Peugeot et Renault sont déjà en train de mettre au point des usines où seront assemblés à la fois les batteries et les véhicules électriques, notamment dans les Hauts-de-France et en Lorraine. "Les constructeurs français ont compris que l'avenir du marché de l'électrique s'était intégré verticalement, s’enthousiasme Luc Chatel. Alors que les moteurs électriques de PSA étaient fabriqués en Chine, vous allez voir émerger en France plusieurs grands projets de production de batteries, qu’on appelle des gigafactories."
… mais des emplois en moins
Pourtant, à y regarder de plus près, ces nouvelles usines ne devraient pas se traduire par de nombreuses embauches. Le développement de l’intelligence artificielle et de la production automatisée ne nécessite pas autant de salariés qu’une chaîne de production classique. "Une voiture électrique, c'est beaucoup plus simple [à fabriquer], on a besoin de moins de bras, constate Matthieu Auzanneau, du think tank The Shift Project. Si vous imaginez systématiquement développer la mobilité électrique, vous détruisez de l'emploi."
La plupart des experts s’attendent à une restructuration du secteur automobile et à la perte de millions d’emplois dans le monde qui seront remplacés par l’intelligence artificielle. La France n’échappe pas à ce mouvement. "On est à la conjonction de la pire des configurations possibles pour le travail humain et la possibilité de garder des emplois, selon la philosophe et journaliste Célia Izoard, autrice du livre Merci de changer de métier. Aujourd'hui, on est en train de fabriquer non seulement du chômage avec cette automatisation, mais aussi des emplois vides de sens, répétitifs, qui n'ont rien de créatif et qui sont l'équivalent du clickworking ["travail du clic"]." D’où les grosses craintes des salariés français, notamment chez Renault, où 2 500 postes d’ingénieurs et cadres vont être supprimés, et où les 3 000 salariés de Flins (Yvelines) arrêteront de produire la Zoé dans trois ans pour laisser place à une usine de recyclage des véhicules et des batteries.
Survivre face aux GAFA
Mais la grande crainte à terme des constructeurs historiques c’est d’être remplacés par les acteurs du numérique. L’industrie automobile est désormais cofinancée et concurrencée par les GAFA qui comptent bien se tailler une part du marché grâce aux véhicules autonomes. "Dans la course à l'autonomie, c'est désormais un jeu entre des grands acteurs tech comme Google, Baidu, Amazon, et quelques grands constructeurs, tels Toyota et Daimler, analyse Pierre-François Marteau, chef de projet chez Boston Consulting Group, groupe de conseil américain qui réfléchit à la mobilité de demain. Le véhicule autonome n’est pas juste une voiture sans conducteur, c'est tout un écosystème avec des services, une plateforme pour y accéder. Les constructeurs ont donc besoin de se réinventer."
Cette réinvention a déjà commencé. Toyota se définit aujourd’hui comme "un entrepreneur de mobilité", et non plus comme un constructeur. La firme japonaise a ouvert une filiale à Cologne en Allemagne pour gérer une flotte de 100 000 véhicules hybrides en location avec option d'achat. Tout l’enjeu est de proposer une nouvelle offre de véhicules connectés sans se laisser devancer par Google ou Tesla. "Les constructeurs automobiles sont dans une situation très délicate, abonde Célia Izoard. Les grandes entreprises du numérique veulent aller vers la gestion globale de la mobilité. Les constructeurs ont tout à y perdre."
On le verra dès les Jeux olympiques de Tokyo à l’été 2021, Toyota a prévu de faire fonctionner des navettes autonomes pour transporter les athlètes. Pour les JO de Paris, il devrait y avoir des corridors pour voitures partagées et autonomes qui mèneront aux stades. "2024 c'est une formidable opportunité pour mettre en avant toutes ces ruptures technologiques et d'usages, s’enthousiasme Pierre-François Marteau, un des acteurs de ce projet. On pourra commencer à faire des expérimentations à grande échelle pour voir si les usagers acceptent ces véhicules, et si la technologie, finalement, fonctionne."
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