"J'avais l'impression d'ĂȘtre comme un chien blessĂ© qu'on laisse au bord de la route" : la dure reconstruction des femmes victimes de violences conjugales
Un rĂ©seau dâassociations accompagne partout en France les femmes qui subissent des violences conjugales. En cette JournĂ©e internationale contre les violences faites aux femmes, dimanche, franceinfo vous emmĂšne au cĆur de ces actions, au sein de l'antenne de Dijon.
Une femme meurt tous les trois jours sous les coups de son conjoint en France. Alors qu'a lieu dimanche 25 novembre la JournĂ©e internationale pour l'Ă©limination de la violence Ă l'Ă©gard des femmes, franceinfo a rencontrĂ© des victimes de ces violences conjugales qui tentent aujourd'hui de se reconstruire.Â
"On mâa proposĂ© un studio, je prends mes marques. Ăa permet de se poser, de souffler un petit peu", confie AgnĂšs. AprĂšs de longues annĂ©es de violences au sein de son couple, cette femme de 60 ans paraĂźt encore un peu dĂ©boussolĂ©e, les larmes viennent facilement. Elle a quittĂ© son foyer il y a quelques heures et sâapprĂȘte Ă passer sa toute premiĂšre nuit loin de son conjoint.
Lâassociation SolidaritĂ© femmes accompagne les victimes de violences partout en France. Au sein de lâantenne de Dijon, environ 500 femmes sont suivies chaque annĂ©e, comme AgnĂšs. "Dans ce studio, il y a tout, mĂȘme un petit coin pour faire sĂ©cher du linge", explique-t-elle. Câest petit, il nây a pas beaucoup d'affaires personnelles pour le moment, mais une petite radio et une paire de chaussons indiquent quâon a commencĂ© Ă vivre ici. "Tout est fait pour quâon se sente chez soi, quâon retrouve un petit peu ce quâon a perdu. Je peux fermer la porte, je suis tranquille. CâĂ©tait important quâon me propose cet hĂ©bergement."
Sept personnes sont actuellement logĂ©es par lâassociation, toutes au mĂȘme Ă©tage. Câest une rĂ©sidence sĂ©curisĂ©e, avec interphone, code pour faire fonctionner lâascenseur. Les visites sont interdites, tout comme les rendez-vous devant lâimmeuble. Le prix de la sĂ©curitĂ©, ou au moins du sentiment de sĂ©curitĂ©. "Je suis vraiment soulagĂ©e, apaisĂ©e aussi. On nâest plus dans la peur, dans le âquâest-ce quâil va se passerâ. On pose ses valises et on peut commencer la suite", explique AgnĂšs. Elle vient de mettre fin Ă une relation de 40 ans. "MĂȘme Ă lâheure actuelle, quand il appelle ou envoie un message, je ne me sens pas bien. Je suis encore dans la culpabilitĂ© parce quâil se sent abandonnĂ©. Câest trĂšs compliquĂ©. Mais je tiens bon et je me dis que je peux y arriver. Je sais que je ne suis plus toute seule, câest le plus important. Car tout seul on nâa pas le courage de faire les choses."
Il y a eu les enfants, on a cette peur dâabandon de la personne, qui vous possĂšde. On est un peu sa chose.
AgnĂšsĂ franceinfo
Toutes les femmes suivies par SolidaritĂ© femmes ne sont pas hĂ©bergĂ©es, loin de lĂ . LâactivitĂ© principale de lâassociation est dâaccompagner les victimes sur le plan psychologique, juridique et matĂ©riel. "On nâest pas lĂ pour prendre des dĂ©cisions Ă leur place, on est uniquement une aide Ă la dĂ©cision", explique Anne Joseleau, directrice de lâassociation depuis dix ans. "On leur explique comment ça se passe, ce qui existe et aprĂšs elles font leur choix. Et nous on les accompagne, mĂȘme si on nâest pas dâaccord dans ce choix, comme le fait de ne pas dĂ©poser plainte par exemple."
Ici, personne nâest jugĂ©, lâanonymat est garanti, aucune rĂ©ponse nâest obligatoire. Lâobjectif premier est de monter un "scĂ©nario de protection". Une mise Ă lâabri, Ă lâĂ©cart de la violence. Quand Nathalie, 40 ans, pousse la porte de SolidaritĂ© femmes, ça fait dĂ©jĂ un an quâelle sâest sĂ©parĂ©e de son conjoint. Plusieurs annĂ©es de violences, plusieurs sĂ©jours Ă lâhĂŽpital, le dernier avec 30 jours dâIncapacitĂ© totale de travail (ITT). "Mon visage Ă©tait plus que dĂ©truit". Fracture du plancher de lâorbite et traumatisme crĂąnien. "Avec ce coup de poing, jâai perdu connaissance. Mais câest moi qui ai dĂ» ramper vers le tĂ©lĂ©phone, Ă aucun moment il nâavait appelĂ© les secours."
"CâĂ©tait toujours de ma faute, mĂȘme Ă terre"
Nathalie explique, comme souvent dans ces situations de violences conjugales, que le mal arrive petit Ă petit, de maniĂšre insidieuse. "Au dĂ©part on ne sâen rend pas compte, parce que câest une fois, câest juste quâil me pousse. JâĂ©tais face Ă quelquâun qui parlait trĂšs bien, qui sâexcusait. Et puis il y avait toujours des moments sympas, il revenait avec un bouquet de fleurs, etc. Il a mĂȘme essayĂ© une thĂ©rapie de couple, ça faisait envie Ă mes copines. Mais Ă chaque fois, il y avait un petit peu plus. Quand jâai Ă©tĂ© enceinte, ça a Ă©tĂ© encore plus. Et puis au final ça a commencĂ© Ă ĂȘtre des coups de poing. CâĂ©tait toujours de ma faute, mĂȘme Ă terre."
Je nâavais pas conscience de la violence telle quâelle Ă©tait, parce quâelle Ă©tait toujours justifiĂ©e par sa journĂ©e Ă©prouvante ou fatigante.
NathalieĂ franceinfo
Si les coups sont ce quâil y a de plus connu, lâassociation ne parle jamais de "femmes battues". Et pour cause : "Contrairement aux idĂ©es reçues, la rĂ©alitĂ© des femmes qui viennent nous voir, le plus souvent, ne sont pas victimes de violences physiques. Mais pour autant, ce sont de vraies violences", dĂ©crit Anne, la directrice. Humiliations quotidiennes, contrĂŽle, brimades, lâemprise psychologique peut ĂȘtre terrible aussi. Les deux formes se cumulent souvent. "Moi jâen Ă©tais arrivĂ©e Ă un point oĂč jâavais lâimpression de ne plus rien valoir, de ne plus avoir de place dans la sociĂ©tĂ©. DâĂȘtre comme un chien blessĂ© quâon laisse au bord de la route", raconte aujourdâhui Nathalie.
"Ces hommes-lĂ vous dĂ©molissent", tĂ©moigne pour sa part ChloĂ©, une autre femme suivie par SolidaritĂ© femmes. "Ils savent parfaitement oĂč taper, lĂ oĂč ça fait mal. Ils prennent lâascendant sur vous. Ils se rendent indispensables. On croit Ă un moment donnĂ© quâon ne peut pas vivre si lâautre est parti. Il vous explique tout, mĂȘme comment repasser alors que vous repassez depuis 30 ans. Il mâa envahie. Petit Ă petit il vous mange." Le calvaire de ChloĂ© a durĂ© sept ans : "Il vous critique tout le temps, vous essayez de vous adapter, si vous dites oui, ça ne va pas, si vous dites non, ça ne va pas et câest de votre faute. Il y a toute cette culpabilitĂ©-lĂ quâil faut dĂ©construire et retrouver qui vous ĂȘtes. Il vous travaille la tĂȘte. Câest pour ça que ça dure si longtemps aprĂšs. Maintenant jâai rĂ©solu plein de choses, je me sens beaucoup plus forte."
Les douloureuses raisons dâun dĂ©part souvent retardĂ©
Comment expliquer que certaines femmes restent parfois si longtemps avec un conjoint violent ? "Dâabord, la violence ne dĂ©barque pas un beau matin comme ça. Cela arrive souvent progressivement et câest fait dâallers retours, de âma chĂ©rie jâai besoin de toi je tâaime je ne recommencerai pasâ, ça sĂšme la confusion chez les femmes", analyse la directrice de SolidaritĂ© femmes, Anne Joseleau.
"Une autre raison, câest la place des enfants. Souvent, la violence physique commence au moment de la premiĂšre grossesse, parce que lâarrivĂ©e de lâenfant perturbe. Les femmes se disent âje ne peux pas priver mes enfants de leur pĂšre, donc je vais essayer de mâaccommoder de ça'. Il y a une raison qui peut aussi ĂȘtre financiĂšre. âJe nâai pas de ressources, il ne voulait pas que je travaille, donc comment je vais mâen sortir ?â Il y a aussi la pression familiale. Dans certaines familles, on ne divorce pas." Des raisons personnelles et complexes, selon la professionnelle : "Il y a la pression que se mettent les femmes elles-mĂȘmes : âJâai ratĂ© mon couple, jâai ratĂ© ce que jâavais projetĂ© de la belle histoire avec cet homme. Il va falloir que jâavoue au monde que jâai Ă©chouĂ© lĂ .â Une femme victime de violences peut aussi espĂ©rer que le conjoint va redevenir celui quâelle aimait avant, quâelle va rĂ©ussir Ă le faire changer".
Tubes de gouache et gants de boxe
Si ChloĂ© est aujourdâhui parvenue Ă relever la tĂȘte (au sens propre comme au figurĂ©, elle raconte avoir pris conscience quâelle marchait toujours courbĂ©e, le regard vers le sol), câest grĂące aux diffĂ©rentes actions de SolidaritĂ© femmes : accompagnement matĂ©riel avec des travailleurs sociaux, travail avec des psychologues, mais aussi ateliers dâart-thĂ©rapie notamment. Comme les locaux de lâassociation, cet atelier est toujours fermĂ© Ă clĂ©, mĂȘme de lâintĂ©rieur.
Lâendroit ressemble Ă premiĂšre vue Ă un atelier classique : pinceaux, tubes de peinture, grandes tables, Ćuvres accrochĂ©es au mur. Mais dans un coin, on remarque vite un punching-ball et des gants de boxe. "Pour les moments de colĂšre", explique CĂ©cile Charrier, la thĂ©rapeute maĂźtresse des lieux. Lâune des participantes montre aussi une petite piĂšce insonorisĂ©e, "oĂč on peut crier, se dĂ©fouler. Il y a mĂȘme des grands tubes en carton quâon peut projeter contre le mur et casser."
Peindre pour aller mieux ? Lâart-thĂ©rapie est bien-sĂ»r plus complexe. En complĂ©ment du travail avec les psychologues, qui utilisent le langage verbal, lĂ câest le corps qui parle. "Je ne donne pas de consignes. Chacune va vers ce qu'elle a envie dâexprimer et aprĂšs moi je questionne, je propose, jâinduis. Je ne dis pas âtout le monde va faire une peinture sur tel thĂšmeâ", raconte CĂ©cile. Surtout, ne pas imposer. Laisser venir. "Je fais le lien avec le vĂ©cu de violences. Dans ces cas-lĂ , on a un rapport Ă son dĂ©sir et au dĂ©sir de lâautre qui est particulier. Toutes ces personnes ont grandi avec un dĂ©sir imposĂ© et du coup, ont une incapacitĂ© ou une impossibilitĂ© dâentendre leur propre dĂ©sir. Donc tout le travail de thĂ©rapie, câest de pouvoir entendre oĂč est le dĂ©sir et le besoin. AprĂšs, une fois quâon sâentend, il faut aussi parvenir Ă sâautoriser."
Quand les violences et la soumission ont durĂ© des annĂ©es, voire des dizaines dâannĂ©es, certaines choses sont ancrĂ©es. "Il y a des rĂ©flexes, câest terrible. Quand une femme, pendant lâatelier, fait tomber quelque chose derriĂšre le canapĂ©, il y en a une autre qui va se lever et va directement aller le chercher, parce quâelle a pris comme fonctionnement rĂ©flexe de rendre service, dâĂȘtre celle qui est lĂ pour aider, pour soutenir lâautre. Il faut dĂ©construire ce genre de choses", dĂ©crypte la thĂ©rapeute. Alors que donne cet art exutoire ? "Des choses lourdes. Il y a parfois des reprĂ©sentations des violences subies, sexuelles par exemple. Ou une femme peut prendre un morceau de terre, modeler la figure de lâagresseur et puis avoir besoin dâĂ©crabouiller cette figure-lĂ ."
Lâart-thĂ©rapie mâaide beaucoup, pour retrouver une confiance en soi, pour se dire quâon nâest pas nulle, parce quâon lâa beaucoup entendu, ça.
Chloéà franceinfo
Dans lâatelier dâart-thĂ©rapie, on peint, on boxe, on pleure. "Toutes les personnes qui ont vĂ©cu la violence ont un regard sur elles-mĂȘmes qui est abĂźmĂ©. Donc il y a tout un travail de rĂ©paration. Lâart est un moyen de valorisation de soi", poursuit CĂ©cile. "En 2013, jâai commencĂ© lâart-thĂ©rapie, deux mois aprĂšs jâavais le courage de partir de chez moi, tĂ©moigne ChloĂ©, je nâavais que mon sac Ă main, jâai fait le 115." Quand elle raconte son vĂ©cu, elle a la plupart du temps le regard fixe, pas dans les yeux, pour ĂȘtre bien concentrĂ©e, sĂ»re dâutiliser les bons mots. "Ici, comme on est dans un lieu sĂ©curisĂ©, on nâa pas peur de tester des choses. Si on se trompe, ça ne va pas nous dĂ©truire." Au dĂ©part, ChloĂ© ne faisait que des traits. Elle a mis longtemps Ă mettre de la couleur dans ses dessins. Aujourdâhui elle trace en quelques minutes de beaux aplats jaunes et bleus, lumineux, magnifiques. "Avec lâart-thĂ©rapie, on commence Ă ouvrir une toute petite porte. Et puis on agrandit, on creuse."
La confiance, Nathalie, elle, confie lâavoir perdue "avec la vie". Travailler en groupe lui permet de retisser du lien. "Câest une sorte de deuxiĂšme famille. Un petit cocon, un espace oĂč on se sent protĂ©gĂ©e, alors quâĂ lâextĂ©rieur, on est vulnĂ©rable Ă tellement de choses. Le groupe prend soin de vous, dans des situations oĂč vous nâĂȘtes plus capable de prendre soin de vous-mĂȘme. On a vĂ©cu plus ou moins des choses similaires, on partage."
Des violences courantes, aucun milieu épargné
Ces situations de violences conjugales ne sont lâapanage dâaucune classe sociale : "On a tous les milieux, tous les Ăąges, toutes les configurations possibles. DerniĂšrement on a eu une femme mĂ©decin, par exemple. On a des travailleurs sociaux, des personnes de milieux sociaux plus modestes (oĂč se rajoute, en plus de la question de la violence, la question de la difficultĂ© sociale), des vous, des moi, des madame tout le monde qui sont avec des monsieur tout le monde. On a des jeunes de 18/20 ans et puis des dames de plus de 80 ans", rappelle Anne Joseleau.
Beaucoup de monde, donc. Câest ce qui a impressionnĂ© CĂ©cile Hilal, la nouvelle secrĂ©taire de lâassociation, quand elle est arrivĂ©e il y a un mois et demi. "Ce qui mâa Ă©tonnĂ©e surtout, câest le nombre de coups de fils de personnes qui appellent pour la premiĂšre fois. Il y a des tas de nouveaux cas, juste sur le dĂ©partement de la CĂŽte d'Or, je ne pensais pas que câĂ©tait Ă ce point-lĂ ." Toute la journĂ©e, elle rĂ©pond aux femmes, les oriente, prend des rendez-vous avec les psychologues et les travailleurs sociaux. Souvent aussi, elle rappelle les heures et les jours des entretiens dĂ©jĂ calĂ©s. "Elles sont dans une pĂ©riode oĂč les choses sont un peu confuses", comprend la nouvelle employĂ©e, qui fait face aussi, bien sĂ»r, Ă des appels dâurgence. "Jâai eu une femme qui Ă©tait enfermĂ©e dans sa chambre, qui venait de subir des coups. LĂ , on a appelĂ© lâassistante sociale de la gendarmerie, parce quâelle avait dĂ©jĂ appelĂ© les gendarmes. Ils avaient dit quâils ne pouvaient pas se dĂ©placer parce que câĂ©tait dans le cadre du couple et que ça ne les regardait pas."
Entre situations dâurgence et travail au long cours, lâassociation SolidaritĂ© femmes combat les violences conjugales depuis 35 ans, en prenant en compte les difficultĂ©s et contradictions. Ă lâimage dâAgnĂšs, dans son nouveau studio sĂ©curisĂ©, loin de son conjoint. SoulagĂ©e mais anxieuse. "Je mâinquiĂšte un peu quand mĂȘme, est-ce quâil va arriver Ă se dĂ©brouiller tout seul sans moi ?"
* Le 3919 - Violences Femmes Info. NumĂ©ro dâĂ©coute national destinĂ© aux femmes victimes de violences, Ă leur entourage et aux professionnels concernĂ©s. Appel anonyme et gratuit 7 jours sur 7, de 9h Ă 22h du lundi au vendredi et de 9h Ă 18h les samedi, dimanche et jours fĂ©riĂ©s.
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