Mort d'Abdul Qadeer Khan : le père de la bombe atomique au Pakistan "a une auréole de gloire qui va le faire entrer dans les manuels d'histoire", selon un chercheur
Véritable héros national qui a permis au Pakistan de se doter de la bombe atomique, Abdul Qadeer Khan est mort dimanche 10 octobre. Ambassadeur de cette arme pour sa nation, le scientifique pakistanais avait promis des échanges avec de nombreux pays.
Abdul Qadeer Khan, considéré comme le père de la bombe atomique au Pakistan et héros national pour ses admirateurs, est mort dimanche 10 octobre à 85 ans, après avoir été testé positif au Covid-19 et hospitalisé plusieurs fois depuis août. "Il a une auréole de gloire qui va le faire entrer dans les manuels d'histoire pakistanais", a affirmé dimanche sur franceinfo Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au Centre de recherches internationales Sciences Po-CNRS (CERI), spécialiste notamment des relations entre l’Inde et le Pakistan. Abdul Qadeer Khan aura été "le grand proliférateur de l'histoire de l'arme atomique", estime Christophe Jaffrelot. Il a "promis des échanges" avec beaucoup de pays de la région.
franceinfo : Qui était Abdul Qadeer Khan ?
Christophe Jaffrelot : C'est un véritable héros national. C'est lui qui a donné l'arme suprême aux Pakistanais, qui ont pu ainsi faire face, en tout cas psychologiquement, à l'Inde, la grande voisine que redoutent tant les Pakistanais depuis la partition de 1947. L'arme atomique c'est ce qui vous donne la parité. Le mot parité était le mot clé dans le vocabulaire d'Abdul Qadeer Khan. Avec la bombe, le Pakistan arrivait au niveau de l'Inde en termes de dissuasion. Et on pense que c'est grâce à lui, principalement, et grâce à la Chine aussi, que cela a été réalisé.
Pourquoi grâce à la Chine ? Est-ce qu'elle a soutenu le Pakistan face l'Inde ?
Le Pakistan n'aurait jamais eu l'arme atomique sans l'aide de la Chine. Abdul Qadeer Khan est le premier à ramener des secrets d'Europe, principalement des Pays-Bas, dans les années 1970 pour doter le Pakistan de l'arme atomique. Mais sans la fourniture des plans de la bombe par les Chinois dans les années 1980, et même dès 1983, le Pakistan n'aurait jamais eu l'arme atomique. De même, Abdul Qadeer Khan aura été le grand proliférateur, puisque c'est lui qui va dealer avec les Nord-Coréens en faisant un accord d'échange. Il adapte les lanceurs et les missiles nord-coréens. Et en échange, il fournit les fameuses centrifugeuses qui permettent l'enrichissement de l'uranium. Ce ne sont pas seulement les Nord-Coréens, mais aussi les Iraniens, les Irakiens et Syriens, les Libyens auxquels il avait promis des échanges. Et on n'a réussi à percer son secret que lorsque Kadhafi, cherchant à se refaire une virginité, a dénoncé le trafic auquel s'adonnait Abdul Qadeer Khan. C'est très tardif, c'est au début des années 2000.
"Il aura proliféré probablement plus qu'aucun individu dans l'histoire de l'arme atomique"
Christophe Jaffrelot, directeur de rechercheà franceinfo
Est-ce que ce trafic lui rapportait beaucoup ?
Beaucoup d'argent ! On estime que c'est d'abord pour des raisons financières qu'il a fait cela. Mais cela lui a rapporté aussi une très grande gloire. Parce que, même lorsqu'il va être dénoncé par les Américains, il va être protégé comme le héros de la nation pakistanaise. Le général Pervez Musharraf, qui est au pouvoir à ce moment-là, va - dans une mise en scène incroyable - lui accorder son pardon à la télévision. Abdul Qadeer Khan est salué par toute la population pakistanaise. Et les Américains ne réussiront jamais à interroger Abdul Qadeer Khan, qui va être en résidence surveillée jusqu'en 2009. Après quoi, il recouvre la liberté. Cette gloire, il l'emmène dans la tombe. Il aura eu des retours sur investissement en termes sonnants et trébuchants. Et puis, une auréole de gloire qui va le faire entrer dans les manuels d'histoire pakistanais.
Quel est aujourd'hui l'état des lieux dans cette région du monde sur le front du nucléaire ?
On imaginait que la dissuasion c'était la voie royale vers la paix. Une paix armée, bien sûr, mais ce qu'on appelle l'équilibre de la terreur à l'époque de la guerre froide. En l'occurrence, cela aura eu un effet un peu différent. Car les Pakistanais, sachant que les Indiens ne pourraient pas engager une escalade sans avoir le risque de représailles atomiques, ont eu tendance au contraire à mener une guerre de basse intensité, à aider des jihadistes à s'infiltrer au Cachemire. En fait, cela a eu des effets de déstabilisation régionale. A chaque fois que les Indiens ont réagi par la méthode conventionnelle, en envoyant des avions de chasse ou autre, la communauté internationale est intervenue tout de suite, parce qu'il fallait éviter l'escalade entre ces deux puissances nucléaires.
Et aujourd'hui, qui a la bombe dans cette région ?
Vous avez trois pays frontaliers : Chine, Inde, Pakistan, qui sont armés. Et la relation Chine-Pakistan est une relation très importante sur le plan militaire. On parle aujourd'hui d'Indo-Pacifique. Nous sommes en train, nous Français, avec les Indiens, les Japonais et d'autres, de former une sorte de coalition. Mais en face, il y a un autre groupe qui s'est constitué et qui s'articule principalement autour de la Chine et du Pakistan, voire de l'Iran. Et donc, on est dans une atmosphère de guerre froide. Ce n'est pas "LA" guerre froide, mais c'est une atmosphère de guerre froide. Et la dissuasion nucléaire fait partie de ce cocktail.
Commentaires
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour participer à la conversation.