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"Est-ce qu'Amedy Coulibaly a voulu faire un essai avant de passer à l’action ?" : au procès des attentats de janvier 2015, le mystère du joggeur blessé par balles

La cour d'assises spéciale s'est penchée jeudi sur la tentative d'assassinat de Romain, alors âgé de 33 ans, à Fontenay-aux-Roses, le 7 janvier 2015, quelques heures après l'attaque contre "Charlie Hebdo".

Article rédigé par Catherine Fournier
France Télévisions
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 8min
Les avocats des parties civiles et le public au procès des attentats de janvier 2015, le 15 septembre 2020.  (ELISABETH DE POURQUERY / FRANCEINFO)

C'est une tentative d'assassinat sans mobile apparent ni auteur identifié. Une des zones d'ombre du dossier des attentats de janvier 2015. Au 12e jour du procès, jeudi 17 septembre, la cour d'assises spéciale a entendu Romain, l'une des victimes des trois jours meurtriers. Mais ce qui lui est arrivé le mercredi 7 janvier 2015 au soir, quelques heures après l'attaque de Charlie Hebdo, reste nimbé de mystère.

Comme il en a l'habitude plusieurs fois par semaine, le trentenaire part faire son jogging sur la coulée verte à Fontenay-aux-Roses (Hauts-de-Seine), casque sur les oreilles, K-way blanc et pantalon gris. Son parcours est rodé, il le connaît par cœur. Tout comme ce qui va suivre. L'air fatigué de quelqu'un qui répète le même récit depuis cinq ans, Romain enchaîne rapidement à la barre : "Quand je suis passé sur la droite du petit parc, il y avait un homme avec une doudoune, une capuche sur la tête. Dès que je suis passé devant lui, j'ai senti un tir au bras, au niveau de mon biceps, j'ai senti la poudre, des éclats de balle à côté de mon visage." Il chute, se retrouve sur le dos. "Le mec était comme ça, fléchi [il se baisse] et il me braquait, il n'était pas loin, bien plus près que vous, monsieur le président."

J'ai regardé tout de suite ses yeux, on s'est regardés, le temps s'est figé, j'ai senti une hésitation et j'ai senti qu'il devait terminer le travail.

Romain

devant la cour d'assises spéciale

Romain croit entendre "Tiens, prends ça, enculé", reçoit deux autres balles, dans la poitrine et l'abdomen. Mais il trouve l'énergie de se relever, sans doute grâce à sa bonne condition physique. "Je me dis 'C'est maintenant ou jamais, il faut que je me sauve'. Il m'a poursuivi, je l'entendais, il m'a tiré dessus, j'ai senti une douleur à la fesse et à la jambe et j'ai repris ma course. Après, vous connaissez le détail de tout ça." 

Un accusé mis hors de cause

Le détail, l'ancien responsable de la police judiciaire des Hauts-de-Seine l'a exposé un peu plus tôt devant la cour. Mais avant toute chose, l'enquêteur a prévenu : "Cette affaire comporte beaucoup de questions auxquelles je n'aurai pas de réponses à apporter pendant mon témoignage." Touché à cinq reprises, Romain parvient à courir jusqu'à une zone pavillonnaire, et sonne chez une dame. "La personne, effrayée, ne lui a pas ouvert mais a appelé les secours." Le joggeur, dont le pronostic vital est engagé, est rapidement hospitalisé. Il est plongé dans un coma artificiel dont il sortira le 13 janvier.

Pendant ces cinq jours, la France va être frappée par deux autres attentats, le 8 janvier à Montrouge (Hauts-de-Seine) et le 9 janvier à l'Hyper Cacher de la porte de Vincennes. Si l'enquête concernant Romain s'oriente d'abord vers "un règlement de comptes", cette piste est rapidement abandonnée : la vie de la victime est "au-dessus de tout soupçon, parfaitement lisse." Rien à signaler non plus du côté de son père, un ancien policier à la retraite. Les investigations vont donc vite être associées à celles autour des attaques terroristes. L'expertise balistique vient confirmer un lien avec Amedy Coulibaly : les cinq étuis de balles découverts sur la coulée verte ont le même marquage qu'une munition non percutée retrouvée à Montrouge. D'autres analyses l'établissent avec certitude : l'arme utilisée contre Romain est celle retrouvée à l'Hyper Cacher, un Tokarev modèle TT33. 

Sans cet élément matériel, s'agirait-il d'une "infraction criminelle totalement non élucidée ?", interroge le président de la cour. "Totalement, répond l'enquêteur. Il n'y a aucun autre témoin visuel, tout repose sur le témoignage de notre victime." Seuls quelques autres indices pointent vers le terroriste. L'appartement qu'il partageait avec Hayat Boumeddiene à Fontenay-aux-Roses est à 300 mètres de la coulée verte (mais à la date du 7 janvier, il a déjà rejoint "l'appartement conspiratif" de Gentilly depuis trois jours). Il a pour habitude d'y faire son footing et il porte une doudoune à capuche, comme celle vue par Romain sur son agresseur. En revanche, la description physique ne correspond pas. 

Hormis lors de sa première audition, où il évoque un homme "peut-être black ou antillais", Romain maintiendra par la suite que le tireur n'était pas de couleur noire. "Vous voulez que je vous dise comment elle s'est passée, cette audition ?, s'agace-t-il devant la cour. Ils sont venus le lendemain de mon coma à 10 heures, c'était un interrogatoire. Le policier insistait : 'Tu es sûr que c'est pas un Noir qui t'a tiré dessus ? Que ce n'est pas Amedy Coulibaly ?' A la fin, j'étais fatigué, j'ai craqué un petit peu. J'en avais marre, c'était plus mon combat, mon combat, c'était l'hôpital, je voulais sortir sur pied." 

Mais Romain reconnaît un autre homme, d'abord dans un reportage de l'émission "Sept à huit" sur TF1, puis sur une planche photo au cours de l'enquête. C'est Amar Ramdani. Ce proche d'Amedy Coulibaly est dans le box des accusés, jugé pour "association de malfaiteurs terroriste criminelle". Dans le reportage, "il avait les yeux floutés", réagit son avocate, Daphné Pugliesi. "Il y avait une autre photo où il n'était pas flouté, avec une casquette", rétorque Romain. "C'était celle du profil Facebook d'un autre Amar Ramdani", répond le conseil de l'accusé. En réalité, la culpabilité d'Amar Ramdani n'est plus envisagée dans ce volet du dossier : il a bénéficié d'un non-lieu. Les analyses téléphoniques attestent qu'il a "borné" à Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise) à l'heure de la tentative de meurtre.

"Au mauvais endroit au mauvais moment"

A la barre, Romain clarifie les choses : "On m'a toujours demandé si j'étais sûr à 100%, j'ai toujours dit 'non je ne suis pas sûr', je l'ai vu 2-3 secondes et il faisait noir. Aujourd'hui, tout ce que je peux dire, c'est 'oui je suis sûr à 80% que c'est lui'." Amar Ramdani se lève dans le box : "Je ne sais pas trop comment réagir à ça. Romain, ce qui vous est arrivé... J'ai de la compassion pour vous, c'est bien triste et douloureux. Mais si lui est à 80% sûr que c'est moi, je suis sûr à 100% que ce n'est pas moi, je n'ai jamais tiré sur un être humain ni manipulé une arme." Le ton entre les deux hommes est calme. "J'ai dit que c'est vous qui ressembliez le plus à celui qui m'a tiré dessus", tempère Romain. 

Cinq ans après, comment vit-il le fait d'ignorer encore qui tenait l'arme ce jour-là ? "On le vit mal, on n'est pas bien, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise d'autre", dit-il en haussant les épaules. Quant au mobile, il reste lui aussi sans réponse. Mais l'enquêteur a son hypothèse.

Ces armes sont démilitarisées et remilitarisées, donc peu fiables. Est-ce qu'Amedy Coulibaly a voulu faire un essai avant de passer à l'action ? C'est possible.

Un enquêteur

devant la cour d'assises spéciale

Romain était "au mauvais endroit au mauvais moment", résume le président de la cour. Un sinistre coup de dés, dont il paie le prix fort aujourd'hui. Hospitalisé pendant un an après l'agression, il a subi une "greffe de l'artère fémorale, plusieurs chirurgies de la jambe". On lui a enlevé "deux mètres d'intestin grêle". "Je peux courir des petites distances mais après j'ai mal à la jambe, pareil pour la marche, j'ai mal au pied avec mon orteil en crochet et mon mollet qui gonfle", décrit-il pudiquement. Sur le plan psychologique, "il y a toujours des crises d'angoisse. Quand j'étais à l'hôpital, j'avais peur que le terroriste vienne me tuer". Aujourd'hui, il "prend quand même des risques". Comme venir témoigner à ce procès. a ne me fait pas du tout plaisir d'être là, c'est difficile, mais je ne peux pas faire autrement. Je suis tout seul dans cette histoire. Soit on se laisse crever, soit on garde la tête haute."

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