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Justice : solution pour réduire les délais ou "régression démocratique", la généralisation des cours criminelles ne fait pas l'unanimité

Ces cours criminelles sont expérimentées dans 15 départements depuis trois ans. Elles vont être généralisées dès le 1er janvier et récupéreront la moitié des affaires jugées aux assises.
Article rédigé par Mathilde Lemaire
Radio France
Publié Mis à jour
Temps de lecture : 5 min
La première audience de la cour criminelle de Caen, au palais Gambetta, le 5 septembre 2019. (MARCELLIN ROBINE / FRANCE-BLEU BASSE-NORMANDIE)

C'est une réforme qui ne passe pas vraiment. Le 1er janvier 2023 vont être généralisées en France les Cours criminelles, expérimentées depuis 2019 dans 15 départements. Ces cours, uniquement constituées de magistrats professionnels vont se substituer aux cours d'assises pour tous les crimes pour lesquels l'accusé encourt jusqu'à 20 ans de prison, et ainsi récupérer la moitié des affaires jugées aujourd'hui aux assises. Les jurys populaires, nés de la Révolution française, ne seront conservées que pour les crimes les plus graves, passibles de plus de 20 ans de réclusion. 

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A la place d'une cour d'assises avec trois juges professionnels et six jurés - des citoyens tirés au sort sur les listes électorales - la Cour criminelle aura un président de Cour d'assises avec autour de lui quatre juges, tous professionnels. L'objectif du gouvernement en créant ces nouvelles formations : déstocker les dossiers en attente, réduire les délais de jugement car il n'est pas rare aujourd'hui d'attendre trois ou quatre ans, parfois plus, avant la tenue d'un procès d'assises. "On gagne énormément de temps", explique Stéphane Mazars, avocat pénaliste mais surtout député Renaissance et rapporteur du projet de loi qui a ouvert la voie à la création de ces cours criminelles. "Vous évitez le tirage au sort des jurés, le délibéré avec des jurés non professionnels, qui bien évidemment nécessite beaucoup d'explications. Donc vous avez des comparutions plus rapides, du déstockage."

"Aujourd'hui, on est sur quelque chose qui fonctionne, il y a une très bonne tenue des débats. Là où vous jugez un procès d'assises en trois jours, devant la cour criminelle départementale, vous le jugez en deux jours."

Stéphane Mazars, député Renaissance et rapporteur du projet de loi

à franceinfo

Une solution technocratique

Tout le monde judiciaire n'est pas sensible à ces arguments. A Toulouse, à Bobigny, à Paris, entre autres, des magistrats, des avocats signent ces derniers jours des tribunes, des motions ou encore des pétitions. Ils soulignent que même le comité d'évaluation de l'expérimentation de ces cours criminelles n'a pas dressé un bilan exceptionnel et a reconnu qu'il manquait de recul.

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Pour les opposants à la réforme, ces cours criminelles sont une solution purement technocratique qui ne tient pas compte de la réalité du terrain. "Un certain nombre de victimes veulent être jugées par des jurés", estime Stéphane Maugendre, avocat pénaliste au barreau de la Seine-Saint-Denis. Parce que c'est la société, ce sont des gens comme elles." Avant de préciser : "Il y a un effet, au moment du prononcé du verdict, avec la présence des jurés, qui regardent la victime, qui regardent l'accusé, ces gens qui ne sont pas en robe, qui sont habillés comme vous et moi, ça a une force symbolique extrêmement importante."

"Le juré populaire, c'est le bout de la justice, restitué au peuple français." 

Stéphane Maugendre, avocat pénaliste au barreau de la Seine-Saint-Denis

à franceinfo

88 % des dossiers que récupèrent les cours criminelles départementales sont des dossiers de viols sur adultes, sur enfants, avec ou sans arme. Les opposants à la réforme invoquent Gisèle Halimi, la célèbre avocate pénaliste qui s'était battue pour que les viols soient considérés comme des crimes de sang et soient jugés par les même juridictions que les meurtres.

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Les défenseurs des cours criminels répondent que leur but est précisément de mieux traiter ces dossiers. Aujourd'hui pour réduire l'attente avant un procès, des victimes de viols acceptent souvent que l'on requalifie leurs affaires en agressions sexuelles, sans pénétration donc. Cela fait passer le dossier du crime au délit et cela permet de le juger devant un tribunal correctionnel donc plus rapidement, mais la solution est peu satisfaisante.

La justice "au nom du peuple français", c'est terminé ?

La généralisation de ces cours criminelles est-elle synonyme de suppression, à terme, des cours d'assises ? C'est une crainte pour certains avocats, magistrats, ancien jurés ou universitaires, qui estiment qu'avec la création des cours criminelles, 10 000 jurés seront tirés au sort chaque année sur les listes électorales, contre 20 000 jusque-là. Une "régression démocratique", un éloignement entre la justice et le citoyen que déplore, par exemple, Marc Hédrich, président de la Cour d'assises de la Manche et de l'Orne : "Le président de la République a l'idée de retourner consulter le peuple à travers des conventions citoyennes sur la préservation du climat, sur la fin de vie."

"A l'heure où ces conventions citoyennes sont assez à la mode, on va connaître une triste étape : les cours d'assises, sortes de conventions citoyennes destinées à juger les affaires criminelles, qui ont fait leurs preuves depuis maintenant 212 ans, vont devenir l'exception."

Marc Hédrich, président de la cour d'assises de la Manche et de l'Orne

à franceinfo

"On rend la justice au nom du peuple français, rappelle Marc Hédrich. C'est en en-tête de tous nos jugements, ça a quand même du sens. Qui sommes-nous, aujourd'hui, pour remettre ça en cause ? Je m'interroge". 

La réforme pourrait enfin achopper sur la question des ressources humaines. Pour constituer ces cours criminelles, il faut cinq magistrats professionnels contre trois aux assises. Si c'est aux affaires familiales, par exemple, qu'on va chercher des renforts, c'est le traitement des dossiers de divorce qui prendra du retard. Pour cette raison, parce qu'il faut partout trouver les moyens d'assurer les premières audiences des cours criminelles, ces cours ne seront effectivement mises en place qu’entre mai et septembre prochain, selon les différents départements. Les opposants à la réforme y voient un répit de quelques mois pour tordre le bras du ministre Eric Dupont-Moretti. Ils reçoivent dans cette bataille le soutien de certains parlementaires. La député EELV Francesca Pasquini a déposé une proposition de loi destinée à mettre fin à ces cours criminelles. L'examen de ce texte n'est pas encore programmé.

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